Chapitre 6

Par AliceH
Notes de l’auteur : Je suis au milieu du NaNo mais je survis.

– Finalement, ça a été chez tes parents ? voulut savoir Véronique.

– Ma mère m'a tout appris sur les avantages de la carte fidélité de Auchan par rapport à celle de Casino car notre Super U a été remplacé par un supermarché Casino et au fond, c'est peut-être ça, le signe le plus criant de l'Apocalypse approchante.

– On va prendre ça pour un bon signe.

– De l'Apocalypse ou des relations familiales ? pipa Noémie depuis le siège arrière.

– Les deux. Pas trop serrées, derrière ?

– Non, c'est parfait, s'étrangla Delphine qui était à moitié écrasée entre Noémie et Nour.

Heureusement pour elles, l'équipe A des Death planners et leurs psychologues arrivèrent rapidement chez Théo, le jeune homme suicidaire. Avec un soulagement visible, Noémie, Delphine et Nour bondirent de la banquette de la Clio et se regardèrent dans le reflet des vitres arrière. Delphine, en plus d'avoir de belles pommettes très marquées, possédait les cheveux ainsi que les yeux en amande les plus noirs que Camille n'avait jamais vus, et portait une robe blanche avec des superpositions de tulle très colorées. Le contraste entre ses goûts vestimentaires très girly (elle ne trouvait pas d'autre mot pour le décrire) et son choix d'avenir professionnel avait surpris plus d'une. Pour sûr, un inconnu qu'elle croiserait dans la rue ne soupçonnerait jamais qu'elle passait ses journées à juger ou non si des personnes elles aussi inconnues avaient droit à une euthanasie. Elles sonnèrent à la porte d'entrée, collées les unes contre les autres, le menton haut. Quand elles partirent vingt-cinq minutes plus tard, ce fut avec précipitation et panique. Dans leur fuite, Nour se jeta contre la vitre arrière tandis que Delphine finissait sur ses genoux et donnait un coup de coude en plein visage à Noémie qui en perdit ses lunettes. Camille jurait tandis que Véronique hyperventilait, recroquevillée sur son siège, les yeux rivés sur la fenêtre du premier étage. Lorsque la Clio s'élança enfin, toutes entendirent Théo leur hurler dessus : quand elles se retournèrent, elles notèrent qu'il tenait un marteau à la main, qu'il agitait dans leur direction. Tandis que Début de soirée chantait joyeusement que tu tapes, tapes, tapes, c'est ta façon d'aimer, toutes tentèrent de reprendre leurs esprits.

– Rien de cassé ?  s'inquiéta Delphine qui voyait Noémie se triturer l'arête du nez en gémissant.

– J'crois pas.

– Ça, tu vois, c'est un cas concret de frustration face à un refus d'euthanasie, glissa Nour.

– Parce que tu veux dire que ce type n'est pas un cas isolé ? 

– Pas du tout. Pourquoi tu crois qu'on est venues à cinq ?

– Mais on a droit à une prime de risque ? Ou bien je vais devoir me réinscrire au judo ?

– T'as fait du judo ? releva Camille.

– Ceinture bleue, sourit Delphine avec fierté. De l'athlétisme aussi.

– Pourquoi t'as arrêté ?

– Parce que j'avais plus le temps avec le lycée et parce que les gens se moquaient de moi car j'étais « l'asiat' qui fait du kung-fu », dit-elle en mimant les guillemets.

– Mais c'était pas du kung-fu, c'était du judo !

– Camille, c'est pas la chose la plus dérangeante dans leurs propos, remarqua Véronique qui s'était redressée.

– En plus, faut être con pour emmerder quelqu'un qui fait des arts martiaux, renchérit Noémie. Si tu tapes aussi fort le visage de quelqu'un par accident, j'ose pas imaginer quand tu les frappes exprès.

 

_____


 

– Bon Dieu, tu t'es mangée un mur en fuyant ?

Noémie lança un regard noir à Kévin qui ne s'en soucia pas tandis que Delphine s'empourprait. Madeline était en grande discussion avec Nour et Véronique.

– Il vous a menacées directement ?

– Ah ça, oui. Ensuite, il nous a dit qu'on était des connasses qui comprenaient rien et que si on voulait pas accéder à sa demande, c'était parce qu'on était des féministes extrémistes.

– Mais quel rapport ?

– J'en ai aucune idée. On a bien tenté de lui expliquer que ça n'avait aucun sens mais il ne décolérait pas, expliqua Nour. Il a commencé à s'approcher de Camille et à pointer son ventre du doigt en parlant de sa grossesse. Elle s'est figée. Tu sais qu'elle n'aime pas qu'on crie et encore moins qu'on s'approche trop d'elle donc elle a juste bugué.

– Noémie s'est interposée et voulu le faire reculer, mais il l'a poussée violemment. Elle s'est rattrapée et l'a poussé à son tour : ça l'a rendu furieux. J'ai pris la main de Camille, Delphine et Nour se sont mises près de nous et dès qu'il a nous a tourné le dos, on a couru jusqu'à la voiture.

– Et bien. Je vais devoir le noter dans son dossier. Vous voulez qu'on en avertisse la police ? C'était une sacrée situation quand même, leur proposa Madeline.

Véronique et Nour refusèrent, arguant que Théo avait réagi sous le coup de la colère et qu'une fois calmé, il irait mieux. Noémie ôta la petite poche de glace que lui avait confiée Kévin de son nez puis s'en alla retrouver Camille. Elle regarda ici et là, se rendit jusqu'aux toilettes vérifier qu'elle ne s'y trouvait pas puis partit dehors, en direction de la cour arrière du bâtiment. Elle arriva juste à temps pour la voir s'enfuir. Elle fut envahie de panique. Après quelques instants à se demander quoi faire, elle décida de la suivre.

 

_____

 

Comment tu peux mettre au monde quelqu'un qui ne pourra jamais en profiter comme d'autres l'ont fait avant nous ? Un être dont la vie sera encore plus vaine que la nôtre ? Qui devra construire une vie sans fondement, sans espoir d'une vie meilleure pour ses propres enfants ? Comment as-tu pu faire un enfant tout en sachant l'horreur que l'avenir lui réserve ? Pire, même : il n'y a carrément plus d'avenir pour qui que ce soit.

Les mots de Théo revenaient en boucle dans la tête de Camille, se cognaient contre les parois de son cerveau, tournaient sans cesse en étouffant ses propres pensées. Elle avait la sensation de s'y noyer. Elle n'avait rien trouvé à lui rétorquer sur le coup. Alors que ces mots la hantaient, Camille réalisa que la seule réponse qu'elle aurait pu lui donner tenait en deux mots : je sais.  Elle avait marché de ses grands pas habituels sans regarder devant elle. Quand elle s'arrêta enfin, elle réalisa que les passants lui jetaient des regards inquiets. Elle s'entendit renifler, sentit de l'eau sur ses joues brûlantes et comprit pourquoi. Lorsqu'elle releva la tête, elle réalisa qu'elle ne se savait même pas où elle se trouvait. Elle était là, plantée au milieu du trottoir comme une idiote avec de la morve au nez, sans aucun mouchoir. L'air vint brutalement à lui manquer : elle ouvrit grand la bouche comme pour avaler le plus d'air possible.

– Madame, vous allez bien ?

Camille ne voyait que les genoux de l'homme qui venait de lui poser cette question. Malgré sa gentillesse, elle eut envie de lui hurler d'aller bien se faire cuire le cul sur des mégots. Elle ouvrit la bouche afin de lui répondre mais fut interrompue par un rapide :

– Je m'occupe d'elle. Merci.

Camille sentit une douce chaleur lui envelopper brièvement les épaules. Elle n'avait même pas la force de s'en émouvoir. Elle resta une bonne minute à fixer le trottoir avant de demander d'une voix qui lui sembla extrêmement faible :

– Tu m'as suivie ?

Noémie voulait lui tapoter gentiment le haut du dos comme elle le faisait parfois avec ses sœurs mais elle s'abstint. Elle se contenta de rester près de Camille avant de répondre :

– Ouais.

– Pourquoi ?

– J'étais inquiète.

– Ah bon ?

– Ouais.

Cette conversation quasi mono-syllabique n'était apparemment des plus enrichissantes ni réconfortantes. Mais pour Camille, c'était l'équivalent de l'embrassade la plus chaude et la plus sincère qui soit. Elle se redressa avec une grimace, jeta un coup d’œil au profil de Noémie puis toutes deux fixèrent les arbres qui commençaient à bourgeonner.

– C'est gentil, répondit-elle avant se traiter mentalement de conne.

Noémie la fixa pendant quelques secondes. Camille réalisa qu'elle essayait de ne pas éclater de rire. Elle expliqua avec véhémence :

– Parce que je pensais pas que j'inquiéterais quelqu'un. Pas au point qu'on me cherche ! Et puis quand les gens essaient de me consoler d'habitude, ils me tapotent le haut du dos ou une autre connerie dans le genre alors que je déteste le contact physique non sollicité ! Mais toi, tu as été gentille et attentive et tu t'es pas mise à m'inonder de paroles ou à me serrer contre toi ou quoi ! Parce que je déteste vraiment ça, hein.

Ce fut au tour de Noémie de se sentir conne quand tout ce qu'elle lui répondit fut :

– En fait, t'es un peu le Monsieur Spock de notre agence. Parce que les Vulcains, dans Star Trek, ils se touchent pas ou très peu, continua-t-elle face à l'expression dubitative qui se peignait sur le visage de Camille. Genre pour eux, se serrer la main, c'est l'équivalent de se rouler des grosses pelles et de se mettre la main au cul.

Noémie réalisa alors qu'elle devait avoir l'air idiote à caler des comparaisons télévisuelles de nerd devant une potentielle future collègue qu'elle connaissait encore peu et qui venait de s'ouvrir sincèrement à elle. Elle poursuivit avec un brin de panique dans la voix :

– En plus comme Spock il est à moitié humain, il a des émotions contradictoires alors c'est pas facile comme il a été élevé chez les Vulcains. Du coup, c'est le point de départ de beaucoup de fanfics avec lui et Kirk, c'est d'ailleurs le fandom de Star Trek qui a globalement inventé la fanfiction et-

Alors qu'elle réalisait qu'elle s'enfonçait, elle entendit Camille se mettre à rire très fort. Après plusieurs secondes de surprise, Noémie la rejoignit. Elles repartirent vers les bureaux de l'agence sans réussir à s'arrêter de rire. Quand la porte d'entrée fut en vue, Camille accéléra vivement le pas. Tandis que Noémie la suivait, elle cria à toutes celles qui pouvaient l'entendre :

– Je dois faire pipi ! Vite ! Y'a personne aux WC Françoise ?

– Pas que je sache.

– J'espère ne pas m'être déjà fait pipi dessus ! grogna Camille en filant comme une flèche (1).

– Je l'espère aussi pour toi et pour nous tous, nota Kévin sans lever les yeux de son ordinateur. Oh non !

– Quoi ? s'inquiéta Noémie qui s'approcha de lui.

– C'est terrible. Le candidat irlandais pour l'Eurovision cette année a le charisme d'une vieille boîte de raviolis. Je savais qu'on aurait jamais du laisser les hétéros participer !

– Clairement, ils n'y ont rien apporté de bien.

– Même Måns Zemerlöw ?

– À part Måns Zemerlöw.

– On parle du meilleur présentateur de l'Eurovision de tous les temps ? débarqua Maria, sourire aux lèvres.

– J'ignorais qu'il existait une aussi grosse fanbase de l'Eurovision chez les Death planners.

– Ah, on adore. Chaque année, on va les uns chez les autres regarder la finale. On évite de regarder les demi-finales pour garder la surprise, même si je dois avouer le faire en secret – plus si secret maintenant. C'est chez qui cette année déjà ?

– Isabelle, je crois.

– Mais non, Isabelle organise le karaoké du début de l'été.

– Ah oui. Nour alors ?

– Je lui demanderai. En attendant, écoutons les Télex, fiers représentants de la Belgique en 1980. N'essaie pas de fuir, Maria ! lui dit Kévin. Je sais que tu viens pour ton planning de la semaine prochaine et que tu en as besoin maintenant.

– C'est si terrible que ça ? demanda Noémie à voix basse tandis que Maria soupirait douloureusement.

– Tu vas l'avoir en tête tout le week-end.

_____

 

« EU-RO-VI-SION !

EU-RO-VI-SION !

EUUUROOO VIIIIIIISIOOON ! »

Camille sortit des toilettes, entendit distinctement la mélodie, puis se figea. Véronique s'approcha d'elle pour lui apprendre :

– Viens dans le bureau, j'ai des cookies. Et on sera à l'abri du chanteur en col roulé de Télex.

Avec un soupir de soulagement, Camille la suivit. Sa journée était déjà assez merdique pour qu'elle n'ait pas en plus à subir le fait d'avoir Euro vision en tête jusqu'au lundi.

 

_____

 

(1) Une flèche pas forcément des plus rapides, certes.

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Nanouchka
Posté le 31/12/2022
Très chouette, ce chapitre, où là (d'ailleurs) il y a un "vrai" rythme de chapitre, avec début milieu fin toussa.
Je n'avais pas réfléchi jusqu'à maintenant au fait que la grossesse est une manifestation visuelle de "je porte un enfant". C'est devenu un parti pris, ou en tout cas ça peut être interprété comme ça, et ce n'est pas facile à porter dans une époque où c'est devenu mal vu, l'inverse des mythes de fertilité qui ont accompagné notre espèce pendant des siècles.
J'adore le fait que ton texte soit à la fois léger et fluide et en même temps porteur de réflexions comme celle-ci.

Au fil de la lecture :
◊ (elle ne trouvait pas d'autre mot pour le décrire) > J'étais étonnée que ce soit en italique aussi.
◊ Tandis que Début de soirée chantait > Je soupçonne le remplacement automatique héhéhé.
◊ "– Madame, vous allez bien ? C'est votre bébé ?" > J'ai pas compris cette intervention.
◊ "ce qui surprit plusieurs badauds qui se demandèrent si elles n'étaient pas ivres alors qu'il était à peine quinze heures" > Pas nécessaire que t'aies besoin de ce bout de phrase, ça m'a sortie du truc parce que j'étais en mode ben c'est pas si étonnant de rire dans la rue quand même.
◊ "grogna Camille en filant comme une flèche1." > Est-ce que t'avais utilisé des notes de bas de page avant ? J'étais étonnée. Il y a que Foenkinos avec qui j'ai fini par m'habituer à ce procédé (c'est tout l'intérêt de son livre, d'ailleurs, j'avais trouvé, mais bref). Je me dis que ça pourrait marcher aussi comme une parenthèse. À voir et harmoniser peut-être ?
AliceH
Posté le 02/01/2023
Merci des remarques, je vais corriger un peu tout ça ! Et oui, c'était une note de bas de page que je pensais avoir importée mais visiblement, non...
AliceH
Posté le 02/01/2023
Et pour le Début de soirée, c'est fait exprès, c'est pour dire que c'est le groupe Début de soirée qui chante en arrière-fond (et je l'ai en tête maintenant, ARGH).
Bleiz
Posté le 26/12/2022
Salut,

Je me suis laissée tenter par les chapitres suivants et me voilà jusqu'ici ! Je m'arrête pour la soirée mais je reviendrai bientôt, je suis beaucoup trop accrochée par cette histoire. Le ton est tellement juste, léger ou sérieux quand il le faut, ça sonne vrai. En plus ça reste super drôle, donc comment ne pas aimer ? Tout ça pour dire que je reviendrai hanter tes commentaires bientôt.
Juste, parfois, tu oublies des mots dans tes phrases, j'en ai repéré un ou deux dans les chapitres précédents mais j'ai préféré continuer ma cavalcade de chapitre en chapitre, navrée.

À bientôt ! :)
AliceH
Posté le 31/12/2022
Merci d'avoir noté ça, j'ai vraiment tendance à oublier des mots (TDAH forever) malgré mes meilleurs efforts...
H.Monthéraut
Posté le 19/11/2021
Bonjour,

Quel plaisir de revoir Camille :)

L'ambiance est là, comme toujours, peut-être un peu moins sombre, très joyeuse.

Malgré la légèreté de la scène et les rires, on comprend qu'il y a un malaise chez Camille. L'histoire avec Noémie se profile tout doucement.

Est-ce que l'histoire se concentre sur la grossesse ou va-t-on voir grandir l'enfant ? Est-ce qu'il y aura un happy end et les doutes de Camille envolés grâce à Noémie ? On commence à se poser des questions.

Petite faute de frappe :
qu'elle n'y trouvait pas
AliceH
Posté le 13/12/2021
Merci beaucoup pour tes commentaires ! Le suspense est là, je l'espère, et je vais corriger cette coquille très vite.
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