Camille avait été soulagée que sa mère ne la presse pas de questions à propos de sa grossesse. Elle se serait sentie obligée de lui expliquer tout le cheminement de pensée qui l'avait menée à coucher avec Timothée, cheminement qui commençait par ce que Kévin avait nommé « la révélation goudou ». Quand elle repensait à cette nuit-là, ou plutôt quand elle arrivait à y repenser sans vouloir mourir ou pleurer jusqu'à tomber en cendres, Camille réalisait qu'elle avait couché avec Timothée comme pour confirmer ce qu'elle n'était plus : hétéro. Malgré le fait qu'elle savait qu'elle était lesbienne, qu'elle voulait dire qu'elle était lesbienne et qu'elle se sentait à sa place dans cette communauté, elle avait peur. Peur de franchir le fossé psychologique entre la possibilité d'un futur hétéro des plus ordinaires, le genre de carte postale de petite famille en banlieue pavillonnaire avec deux enfants, un chien et un monospace, à un futur encore non-cartographié. Timothée, son crush de pré-ado, lui avait rappelé des temps moins troublés où elle s'imaginait parfois avoir un gentil mari beau comme un personnage de série télé, des enfants sages comme des personnages de série télé et un golden retriever mignon comme un golden retriever de série télé. Quand elle avait quitté l'appartement de Timothée le lendemain matin, sans rien dire, il ne s'en était pas ému. Il n'avait jamais évoqué à nouveau cette nuit-là, pas même alors qu'elle lui injectait la solution qui allait faire arrêter son cœur. Mais elle avait su, avant même d'atteindre l'ascenseur, que ce genre de coucherie n'arriverait plus. Cependant, elle avait du mal à se dire ouvertement lesbienne maintenant qu'elle était enceinte d'un homme. Qui allait la prendre au sérieux ? Elle-même ne se prenait pas au sérieux. Un clown, voilà ce qu'elle était devenue.
Camille fixa la route et tenta de respirer normalement. Sa mère conduisait la vieille Opel familiale alors qu'elles revenaient toutes deux du Kiabi de la zone commerciale de Lens 2. Quoique ça ne s'appelait même plus Lens 2. D'ailleurs, pourquoi on avait décidé d'appeler ça Lens 2 ? On avait pas assez avec une seule ville de Lens ? Est-ce que l'existence de Lens 2 impliquait l'existence d'un Racing Club de Lens 2 ? Pourquoi changer ce nom qui n'avait jamais eu aucun sens, pour un autre nom qui n'en avait probablement pas plus ? Pourquoi changer leur Super U en un supermarché Casino avec une carte fidélité pourrie ? Pourquoi sa chambre d'ado lui semblait-elle encore aussi étouffante qu'à ses seize ans, alors qu'elle y tournait en rond et cherchait désespérément à ignorer les sentiments de détresse, de colère et de peur qui la traversaient ? Pourquoi elle ne croisait plus que les parents de ses anciens camarades de classe quand elle venait voir ses parents le week-end ? Pourquoi ses amis de collège et lycée semblaient avoir une vie bien rangée et stable alors que la sienne déraillait complètement ? Pourquoi est-ce que tout le monde semblait avancer sauf elle ?
– Tu te sens pas bien ?
– Ça va. Je veux juste rentrer et me reposer.
Je veux juste aller dans ma chambre, mettre ma musique et prétendre que j'ai une meilleure vie ailleurs. Comme quand j'étais ado. Comme quoi, certaines choses ne changent vraiment pas.
"On avait pas assez avec une seule ville de Lens ?" J'aime beaucoup l'humour absurde de cette question. Je me demande d'ailleurs si le paragraphe ne gagnerait pas à rester sur cette lancée plutôt que retomber sur les questions habituelles, parce que nous on sait que c'est la même chose, qu'elle remet en cause tout l'extérieur justement parce qu'elle remet en cause tout l'intérieur. Et éventuellement garder la fin de : pourquoi le monde avance sauf elle ? Ça renforcerait le trait d'humour du fait que le monde qui avance, c'est ces travaux absurdes et nouveaux noms et nouvelles routes.
La fin, ouiiii, parfois on a juste envie de se morfondre comme quand on était ado.