Nous n’avons pas parlé de Carole pendant des mois. Seule sa bicyclette appuyée contre le mur de l’entrée nous rappelait son existence. Nous faisions allusion à elle sans la nommer, comme si nous avions peur que le simple fait de prononcer ce nom ne la ferait jamais revenir.
Carole n’était pas quelqu’un que l’on attendait, elle venait lorsqu’elle était dans les parages, que cela fasse plaisir ou non. Je me suis demandé un matin, en voyant l’hiver se rapprocher, si elle avait d’autres points de chute ou si son itinéraire était si bien calculé qu’elle serait de retour dans la ville le jour même où elle l’avait prévu.
Dans notre propre vie, le temps suivait toujours une ligne qui semblait être tracée d’avance, cependant, nous étions aussi heureux qu’au premier jour. Les soirs de congé de Phil, nous allions parfois au cinéma ou au théâtre, à l’instar de tous les couples bien comme il faut. Ça me cassait un peu les pieds de ressembler à tout le monde, d’après ce qu’il prétendait, mais ça me rassurait beaucoup dans un autre sens. Je me serais sentie perdue si ma vie avait été aussi instable que celle de Carole.
Le jour où elle est revenue, je crois que je l’attendais inconsciemment. J’étais agenouillée sur le tapis, devant la cheminée, en train de fabriquer quelques bricoles en perles que je comptais envoyer à ma mère. Phil et moi passions Noël à la maison, renonçant à tout l’aspect familial que cette cérémonie peut avoir dans les esprits, mais la raison invoquée était des plus légitimes ; il travaillait beaucoup aux environs des fêtes de fin d’année. Officieusement, j’étais fâchée avec ma sœur que je jugeais incapable d’élever ses trois enfants et qui me reprochait mes trente ans sans mariage ni marmaille. J’avais fini par penser que nous n’avions décidemment pas les mêmes aspirations dans la vie et j’avais laissé tomber. Avec le recul, je songe qu’il a peut-être mieux valu que je ne lui raconte pas les circonstances dans lesquelles j’avais fait la connaissance de Phil, et que je n’aie jamais fait mention de Carole.
J’ai entendu frapper à la porte et après avoir lu sur la pendule au-dessus du manteau de la cheminée que ce n’était pas Phil, je me suis levée pour aller ouvrir. J’ai dû paraître à moitié surprise parce qu’elle m’a demandé :
- Tu te souviens ?
Je l’ai laissée rentrer, espérant qu’elle comprendrait ainsi que je ne l’avais pas oubliée. Je l’ai suivie des yeux alors qu’elle évoluait dans la coursive. Elle a touché son vélo du bout des doigts, a regardé autour d’elle en souriant faiblement. Elle traînait des pieds. Elle ne marchait pas droit. Son sac à dos tanguait derrière elle et ses jambes tremblaient comme des feuilles. J’ai jeté son sac sur mes épaules en grimaçant sous son poids, j’ai attrapé son bras et je l’ai assise dans un fauteuil près de la cheminée, toujours le même. Elle n’a pas réagi, elle a pris mécaniquement la tasse que je lui ai tendue, toujours la même. Je me suis assise face à elle et j’ai remarqué que ses jambes infinies étaient meurtries jusqu’aux genoux.
- Ce sont des blessures différentes de celles que l’on se fait à vélo, a-t-elle commenté en suivant mon regard.
Elle a frictionné ses jambes comme pour se réchauffer et son visage s’est soudain crispé.
- J’ai les mains un peu abîmées, a-t-elle commenté.
Je lui ai trouvé un peu de désinfectant et la crème pour les mains de Phil dans l’armoire à pharmacie. Elle a soigné ses plaies en murmurant, comme une incantation de chaman. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’elle était encore plus fatiguée que je ne l’imaginais. Je lui ai demandé si elle voulait que je fasse son lit tout de suite.
- Non, je veux attendre Phil avant d’aller me coucher, a-t-elle répondu avec un aplomb inattendu.
- Il travaille tard ce soir, ai-je dit d’une voix douce. Peut-être que tu ferais mieux de te reposer.
Elle a refusé net mais s’est enfoncée dans le canapé. Une fois encore, je me suis fait la réflexion qu’elle était trop maigre.
Je n’ai pas osé l’interroger sur ses voyages, sur ce qu’elle avait fait toute cette année. J’essayais de mesurer tout ce temps qui s’était écoulé depuis son départ. J’ai pris conscience que ça ne faisait que neuf mois et j’ai essayé de me rappeler de tout ce qui m’était arrivé à moi. J’en étais incapable.
Carole semblait assoupie dans le divan. Sa tête avait glissé sur le côté, ses paupières mi-closes, elle avait les yeux perdus dans le tapis. Sa tasse penchait dangereusement, menaçant de répandre son contenu sur la moquette. Je me suis levée pour l’en débarrasser et la poser sur la table avant de m’apercevoir qu’elle était vide. Elle n’était même plus chaude, comme si Carole avait absorbé les moindres résidus de chaleur sur la porcelaine.
Un peu inquiète, j’ai déposé les tasses dans la cuisine – en me brûlant avec la mienne au passage – et j’ai fait un détour par le couloir pour récupérer une couverture dans le placard. En revenant dans la pièce principale, je l’ai étendue sur Carole en chuchotant, davantage pour moi-même :
- Mais que t’est-il donc arrivé ?
Carole m’a regardée en coin sans bouger, en levant à peine les paupières. Je voyais qu’elle luttait contre le sommeil, mais elle semblait tellement décidée à attendre Phil que je n’ai pas eu la force d’essayer de nouveau de la convaincre d’aller se coucher. S’il y avait bien une chose que j’avais apprise lors de son séjour chez nous l’année dernière, c’était qu’elle était déterminée à suivre sa pensée.
Je me suis donc assise à ma place, et je l’ai observée, le menton dans la main. Ses mouvements se limitaient aux clignements répétés de ses yeux. Elle était inerte sous l’épaisseur de l’édredon qui la faisait presque disparaître.
J’ai longuement surveillé l’heure qui tournait imperturbable. Je changeais sans cesse de position. Je cherchais parfois le regard en coin de Carole, mais elle semblait consacrer ses dernières forces à se maintenir éveillée. Je la comprenais très bien en cet instant, ma tête se faisait de plus en plus lourde…
- Marion ? a soufflé une voix à mon oreille.
J’ai lentement ouvert les yeux. Phil était penché sur moi, une main posée sur ma tête. Le siège qu’avait occupé Carole était vide.
- Je lui ai fait le lit, m’a expliqué Phil en remarquant ma surprise. Maintenant, il faudrait que tu ailles te coucher.
Il m’a soutenue jusqu’à notre chambre. J’avais l’impression que Carole avait aspiré tout mon dynamisme en arrivant ici, tant je me sentais épuisée, complètement vidée de toute énergie. J’ai seulement eu la force de me changer avant de m’écrouler sur le matelas sans demander mon reste.
Un autre plume avait soulevé la question précédemment ; je me demande aussi comment elle gagne sa vie si ça fait si longtemps qu’elle est sur les routes. Si c’était récent, on penserait qu’elle a des économies. Sa maigreur me fait penser qu’elle pourrait être malade, et que ça la pousserait à voyager sans cesse, comme pour fuir sa propre vie.
Coquilles et remarques :
— comme si nous avions peur que le simple fait de prononcer ce nom ne la ferait jamais revenir [Au lieu de « ne la ferait jamais revenir », qui ne me semble pas restituer le sens de la phrase et qui pose un problème de mode du verbe, je propose : « fasse qu’elle ne revienne jamais ».]
— Ça me cassait un peu les pieds de ressembler à tout le monde, d’après ce qu’il prétendait, mais ça me rassurait beaucoup dans un autre sens. [Si tu mets « d’après ce qu’il prétendait » entre deux virgules, on dirait que ça se rapporte à « Ça me cassait un peu les pieds ». Je propose : « de ressembler à tout le monde comme il prétendait ».]
— renonçant à tout l’aspect familial que cette cérémonie peut avoir dans les esprits [Je dirais « célébration » plutôt que « cérémonie ».]
— Officieusement, j’étais fâchée avec ma sœur que je jugeais incapable d’élever ses trois enfants [J’ajouterais une virgule après « ma sœur ».]
— J’avais fini par penser que nous n’avions décidemment pas les mêmes aspirations [décidément]
— J’ai entendu frapper à la porte et après avoir lu sur la pendule au-dessus du manteau de la cheminée que ce n’était pas Phil, je me suis levée pour aller ouvrir. [J’ajouterais une virgule après « et » / la proposition « après avoir lu (…) que ce n’était pas Phil » est un peu longue ; je te propose d’enlever « du manteau », qui n’est pas nécessaire à la compréhension.]
— J’ai dû paraître à moitié surprise parce qu’elle m’a demandé [Je dirais « car elle m’a demandé » plutôt que « parce que » ; c’est une déduction et pas une cause directe / Pourquoi « à moitié » ?]
— j’ai attrapé son bras et je l’ai assise dans un fauteuil près de la cheminée, toujours le même. [Il y a déjà « de la cheminée » un peu plus haut ; près du feu ou du foyer, peut-être ?]
— sur ce qu’elle avait fait toute cette année / J’essayais de mesurer tout ce temps / et j’ai essayé de me rappeler de tout ce qui m’était arrivé à moi : ça fait beaucoup de « tout(e) » / me rappeler tout ce qui : on se rappelle qqch ; tu peux aussi dire « me remémorer tout ce qui »]
— Sa tête avait glissé sur le côté, ses paupières mi-closes, elle avait les yeux perdus dans le tapis. [Je dirais « les paupières mi-closes » ; comme « les yeux ».]
— que je n’ai pas eu la force d’essayer de nouveau de la convaincre d’aller se coucher. [Je dirais « à nouveau » parce qu’elle ne pense probablement pas employer les mêmes mots qu’avant.]
— J’ai longuement surveillé l’heure qui tournait imperturbable. [Virgule avant « imperturbable ».]
— Je cherchais parfois le regard en coin de Carole [Comme il y a déjà « m’a regardée en coin » un peu plus haut, je te propose de remplacer un des deux « en coin » par « en biais ».]
Comme le titre ne le cache pas, l'histoire se concentre sur la relation de Marion et Carole, donc Phil vient en second plan…
Merci Donna !
Je dois avouer que je me suis reconnue en Marion quand elle a évoqué sa soeur. J'ai presque la même relation qu'elle apparemment. Bon après, je n'ai pas eu la chance de croiser un Phil, mais qui sait ? Peut-être bientôt. Quant à Carole, je suis toujours aussi intriguée par son aura de mystère. Elle revient avec des plaies aux jambes, maigres, après plus de neuf mois d'absence, transie de froid et prête à attendre Phil sans y parvenir. Va-t-elle avoir des choses à raconter ? Ou se taira-t-elle ? Suprise, je suppose.
Et je poursuis tranquillement mon chemin à leurs côtés parce que c'est bien reposant. :)
Repose-toi bien alors <3 et merci encore !
Ce chapitre a une atmosphère complètement magique, je trouve. L'arrivée impromptue, comme si les neuf mois mentionnés n'avaient été qu'une très longue attente, les détails à propos de l'apparence de Carole, le passage sur les tasses de thé... Ça me fait le même effet qu'entrer dans une pièce parfumée à l'encens. Et ça sent l'hiver. J'ai adoré ce chapitre.
Une mini-remarque à propos d'une seule phrase : "Ca me cassait un peu les pieds de ressembler à tout le monde, d'après ce qu'il prétendait, mais ça me rassurait beaucoup dans un autre sens." La formulation me paraît un peu maladroite, on a l'impression à la première lecture que Phil prétend que ça casse les pieds de Marion... Alors que, enfin je crois que tu veux dire qu'il prétend que leur couple ressemble à tout le monde, non ? Tu pourrais dire plutôt "D'après ce qu'il prétendait, on ressemblait à tout le monde, et ça me cassait les pieds..." Ou quelque chose comme ça ^^ Mais c'est bien sûr un point de vue personnel !
Bon, je continue ma lecture. Je pourrai répéter à quel point j'adore ton style d'écriture et que vraiment, je visualise à la perfection tout ça imprimé sur les belles pages d'un beau livre, mais j'ai peur de devenir redondante. Enfin en tout cas, merci beaucoup pour cette belle histoire <3
Merci pour tes remarques, pour tes impressions, tes compliments…je ne m'en lasserai jamais :-) Et nulle histoire n'a d'intérêt s'il n'y a personne pour les écouter (merci Queen Rowling pour cette magnifique citation empreinte de la plus pure des vérités ♥), alors merci à toi de faire vivre Marion et Carole par tes bouquets de fleurs, tu embarrasses encore la Mimi presqu'un an après avoir écrit ce commentaire xD