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Peu de temps après, la forêt, maintenant recouverte d’un manteau blanc fut de nouveau en vue. Et il y avait de la lumière ! Des lanternes réussissaient à lutter contre la tempête.
— Le pont qui permet de passer le fleuve Derŵana. Le seul passage sud entre Nylad et Lómáwen, m’indiqua Calador, ralentissant encore plus.
Je me souvins de ce qu’il m’avait dit, sur l’attaque de Sombor. L’armée de l’Impératrice avait remonté les fleuves pour envahir les elfes de Lómáwen depuis les frontières.
Atteignant le pont, un éclair traversa le ciel, nous éclairant temporairement. Le Bilderŵ se tenait au loin, majestueux, illuminé d’une lumière métallique. Et sur le pont, malgré les lanternes qui étaient toujours allumées, se trouvait une pile de corps. Il y avait quelques orcs, mais la plupart étaient des elfes qui portaient la tenue des frontaliers.
Eären remua nerveusement, exprimant l’état d’esprit dans lequel se trouvait Calador. Il fixa les corps sans vie de ses compagnons, morts pour défendre la frontière.
Il descendit de sa monture, et retourna un corps d’orc dont le visage, déjà naturellement hideux, était déformé par l’horreur de la mort.
— Ce ne sont pas des orcs comme ceux que nous avons combattus à Cilyn, commença-t-il en observant l’armure et les armes que l’orc abattu portait. Ce sont des mercenaires entraînés, ils doivent faire partir de l’armée de l’Impératrice de Sombor et…
Il fit quelques pas et retourna un autre corps. Ce n’était ni un elfe, ni un orc, mais un humain comme moi. Un jeune homme qui devait avoir mon âge. Son visage était couvert de sang mais les stries des larmes de terreur et de douleur étaient encore visibles.
— Et voici le reste de l’armée de Sombor… conclut Calador en se redressant. Les corps sont encore chauds, le combat est récent.
On entendit des cris et des claquements d’armes, portés par le vent.
— Sombor a dû attaquer en petits groupes, ou alors…
Il me lança un regard mais avant que je ne puisse interpréter son expression, il monta en selle. Il donna un coup de talon à Eären pour l’encourager à avancer malgré le tapis de corps. La neige les recouvrait déjà et les flaques de sang avaient gelé.
Au lieu de suivre la route qui s’enfonçait dans la forêt, Calador guida Eären pour qu’elle reste cachée par les arbres.
— Eiddwen…
Portée par le vent, la voix du Bilderŵ m’appelait.
Je n’avais jamais été aussi proche, mais contrairement à l’état somnambulique dans lequel j’avais été jusqu’à présent, mon esprit était clair et éveillé.
Je réalisai enfin que plus on s’approchait du Bilderŵ, plus la tempête était violente mais qu’au-dessus de l’arbre lui-même, tout était calme.
Calador fit accélérer Eären pour que l’on sorte au plus vite de la bande de forêt qui entourait le Derŵana et représentait la frontière. On arriva dans la plaine de l’Ilygad et malgré la nuit, le vent et la neige, le lac continuait de luire d’une lumière bleu-vert. L’utilisant comme guide, revigorée par la magie du lieu, Eären accéléra. Elle contourna une partie de l’Ilygad que j’observais. Je pouvais sentir la magie qui émanait du lac, vibrant dans l’air, électrifiant chaque fibre de mon corps. Mais mon attention se porta rapidement vers le Bilderŵ. Le chêne était encore plus grand que ce à quoi je me serai attendue. Il devait mesurer une trentaine de mètres de haut. Ses feuilles bruissaient furieusement à cause du vent mais son tronc était bien trop immense pour frémir. Ses racines sortaient et retournaient dans la terre, comme des tentacules qui ondulaient pour le rendre encore plus imposant. Le Bilderŵ était immense et puissant mais me retrouver face à ce portail vers un autre monde, je ne ressentais rien d’autre que de l’effarement. J’avais passé seize ans à rêver de cet arbre, ces derniers mois le désir de venir jusqu’ici m’avait rendue folle, mais maintenant que je me trouvais au pied du Bilderŵ, je voulais m’enfuir dans la direction opposée, même si cela signifiait faire face à ces orcs.
Comme l’Ilygad, le Bilderŵ était vivant et vibrant de magie. Les poils de mon corps se hérissaient à chaque pas. Ce n’était pas une puissance délicate et inconstante telle que je ressentais autour des êtres nés de la magie, comme les elfes, les nains ou même les orcs. C’était un pouvoir concret, pérenne, inébranlable, qui traversait les millénaires. Ce pouvoir plongeait dans les profondeurs de la terre sehalienne et se répandait dans l’air de tout Dareia. Ce pouvoir-là était si ancien, si souverain, qu’il me rendait fiévreuse.
Une voix retentit, suivi du claquement d’armes et de boucliers. Je sursautai et m’aperçus enfin que le Bilderŵ n’était pas seul. Il était entouré de tout un régiment d’elfes qui le défendaient contre quiconque approcherait. Ils portaient l’uniforme des frontaliers. Seuls cinq elfes avaient l’honneur d’être un Gardien, un Atercó, comme mon mantë. L’un d’eux approcha au galop.
— Loth Calador ! s’exclama-t-il, l’air furieux.
Il se mirent à parler en elfique, trop rapidement pour que je puisse comprendre mais en un instant, l’attention de l’Atercó était tournée sur moi. Calador s’empressa de s’expliquer auprès de son compagnon mais une flèche se planta dans la gorge de ce dernier. Il s’écroula au bas de son cheval qui se mit à remuer, aussi violemment qu’Eären. Calador réagit instantanément. Il hurla des ordres au régiment d’elfes qui étaient prêts à attaquer l’ennemi qui approchait.
— Gardez les rangs serrés ! hurla-t-il alors qu’il nous fit galoper jusqu’au bataillon.
Une volée de flèches siffla au-dessus de nous.
— Ŵsbeni !! s’écria un autre elfe.
Dans un seul mouvement fluide, les elfes passèrent leurs boucliers au-dessus de leurs têtes, recouvrant tout le groupe comme une carapace. Les flèches ricochèrent contre le métal.
— Calanmethi ! continua le nouveau Gardien.
Les boucliers disparurent, les rangs arrière tirèrent des flèches. Elles volèrent au-dessus de nous. Je me retournai pour voir qui attaquait. Un groupe de mercenaires orcs chargea en hurlant. Avec des coups de boucliers et d’épée, ils évitèrent la plupart des projectiles mais quelques-uns tombèrent. Les orcs n’étaient pas les seuls ennemis : plusieurs cavaliers galopaient parallèles à nous, sans se soucier des elfes qui les visaient. Un bouclier invisible protégeait les cavaliers qui portaient tous la même tenue rouge, noire et or. Ils se rapprochaient de nous, leurs regards sombres entièrement focalisés sur moi. Mon mantë dégaina son arc et tira vers les ennemis mais, grâce à la magie, ils arrivaient toujours à éviter les projectiles.
En face de nous, les elfes se déplacèrent pour nous laisser un passage, à Calador et moi. Ils mirent en avant leurs épées et boucliers, prêts à repousser les sorciers et la horde d’orcs.
Je reconnus l’un des cavaliers sur notre gauche : Omri. Il me fixait, son regard plus noir que la nuit elle-même. Son habituel sourire narquois s’étira sur son visage. Il dégaina son arc et tira une flèche, visant Calador.
— Calador ! hurlai-je.
Il évita la flèche mais manqua de perdre l’équilibre. Je l’attrapai pour éviter qu’il ne tombe de cheval. Une flèche venue de notre droite frappa l’encolure d’Eären. Elle se dressa en hurlant de douleur puis s’écroula. L’atterrissage au sol, même amorti par la neige, me coupa le souffle. En même temps, les elfes s’élancèrent en avant pour attaquer les sorciers et les orcs. Un grondement d’armes et de cris résonna. Je me recroquevillai sur le sol, persuadée que j’allais mourir piétinée.
Une main me força à me relever. J’attrapai instinctivement mon arc. J’étais en train de hurler. Ma gorge était irritée. Calador me poussa vers le Bilderŵ. Dans le tumulte de la bataille, je lançai un regard par-dessus mon épaule. Maintenant que les elfes se battaient, il n’y avait rien entre le chêne et moi. Je m’arrêtai.
— Prudence ! s’écria Calador.
— Non ! Je ne veux pas ! hurlai-je, luttant contre son emprise.
Il ouvrit la bouche pour répondre mais brusquement il me tira derrière lui. Je m’écroulai dans la neige. Omri était arrivé à notre hauteur. Calador évita son coup d’épée et trancha le flanc de son cheval qui, comme Eären un instant plus tôt, s’effondra au sol. Omri sauta au sol et roula, se relevant instantanément.
— La bataille est déjà conclue, vous avez perdu ! Soumettez-vous et je promets qu’aucun mal ne vous sera fait ! s’exclama Omri avec un sourire victorieux.
— Ne sous-estimez pas les elfes de Lómáwen ! répondit Calador.
Il s’élança contre Omri qui dégaina son épée noire. Ils échangèrent quelques coups avant que je ne réagisse. J’encochai une flèche et je visai. Ma main trembla et mes yeux s’embuèrent.
Mon regard croisa celui de Calador qui s’arrêta net lorsqu’il vit quelque chose derrière moi.
— Prudence !!
Omri se retourna également et ses yeux s’agrandirent.
Je pivotai et me retrouvai face à une silhouette d’ombres noires. La brume ténébreuse s’effaça, laissant place à un homme qui fit un pas en avant. Il me regarda de haut. Il avait des cheveux noirs grisonnant, et une barbe bien taillée mais ses traits étaient difficiles à appréhender, comme s’il était fait de plus de fumée que de chair.
Glace. Son corps entier émanait de froid, son expression, son âme, tout cet être me glaçait le sang.
Il leva la main et l’approcha de mon visage. Omri réagit, tentant de courir vers nous :
— NON ! vociféra-t-il.
L’homme des ténèbres leva son regard impénétrable vers Omri et fit un geste de la main. Malgré la distance, Omri vola sur des dizaines de mètres et atterrit contre un rocher.
— Tu es à moi, siffla l’homme sombre sans même me regarder.
Je frémis de terreur et reculai. Calador courut vers moi mais comme Omri, il fut balayé d’un geste de la main. Cet homme utilisait de la magie noire. Ces brumes l’entouraient, s’accrochaient à lui, comme pour essayer de l’emporter vers les ténèbres.
Il se tourna de nouveau vers moi, essayant de me ravir dans cette vague sinistre. Une flèche frappa son torse mais elle passa au travers, laissant uniquement de la fumée noire voleter là où la flèche aurait dû le frapper.
— L’Impératrice de Sombor l’a revendiquée ! Elle nous appartient ! hurla Omri furieusement.
Il dégaina une autre flèche mais encore une fois, elle ne fit que traverser l’homme.
— Retourne dans ton monde, sorcier !
— Eiddwen…
— Aurore…
— Il la tuera !
— Tu mourras !
Le Bilderŵ m’appelait. Son pouvoir m’effrayait toujours mais je sentais que contrairement à Omri, ou à ce sorcier des ombres, le Bilderŵ était lumière.
Le sorcier tenta de m’attraper le bras mais je reculai brusquement, le frappant du dos de ma main.
— Non !! m’exclamai-je, faisant un pas en arrière.
Contrairement aux flèches, ma main frappa son bras. Il sembla aussi surpris que moi puisqu’il lança un regard décontenancé à son corps de brumes qui était devenu tangible à mon toucher.
Omri et Calador couraient tous les deux pour m’aider. Le sorcier fronça les sourcils et fit un pas vers moi. Je plantai une flèche dans son ventre. Il souffla et baissa son regard, il n’y avait pas de sang, seuls des volutes noires entourèrent la flèche mais elle avait frappé.
Avant qu’il ne puisse faire quoi que ce soit, je me mis à courir, droit vers le Bilderŵ.
— NON ! hurla Omri, changeant de direction pour aller après moi.
Par-dessus mon épaule, je vis le sorcier lever son bras vers Omri qui tomba au sol avec un cri. Calador atteint le sorcier et utilisa son épée contre lui. Comme ma flèche, la lame l’atteint et força ce nouvel ennemi à reculer. Il dégaina une arme de brume mais lorsqu’elle frappa l’épée de Calador, elles ricochèrent, aussi tangibles l’une que l’autre.
— Eiddwen…
Une violente douleur me foudroya la jambe et je m’écroulai dans la neige. Je me retournai et vis une flèche dans ma cuisse droite. Je criai de douleur, essayant de briser la flèche mais chaque mouvement rendait ma vision trouble. Des points blancs et noirs dansèrent devant mes yeux et je luttai contre la souffrance qui traversait ma jambe.
Omri avait tiré la flèche et venait vers moi. Maintenant que le sorcier et Calador étaient tous les deux occupés à se battre, il était prêt à me capturer.
J’étais si près du Bilderŵ, d’avoir des réponses, une voie–
Le cliquetis de l’épée de mon mantë résonna lorsqu’elle vola dans l’air puis atterrit dans la neige. L’épée sombre du sorcier noir traversa le ventre de Calador et il s’effondra à genoux, un cri déchirant sa gorge.
Ma propre voix y fit écho.
— NON !!
Un éclair traversa le ciel et frappa le chêne, nous illuminant d’une lumière glaciale. Pendant cette seconde révélatrice, tout Dareia retint sa respiration. Les combats cessèrent, le silence tomba sur nous. La magie du Bilderŵ nous entoura et m’insuffla d’une nouvelle force.
Omri allait m’attraper, je hurlai. La neige explosa, se souleva et des lances de glaces s’élancèrent vers le sorcier blond qui fut projeté en arrière sous l’impact. Son cri de douleur fit échos à ma rage et ma tristesse d’avoir tant perdu.
Ne sachant d’où venait la force qui me permit de me redresser, je m’élevai et malgré la sensation que ma jambe était arrachée à chaque pas, je m’avançai vers le Bilderŵ. Désespérément, alors que des ennemis dont je ne connaissais rien allaient se refermer sur moi, je m’effondrai contre le tronc du Bilderŵ. Ma main ensanglantée glissa le long de l’écorce. Une lueur bleutée luit sous le bois, je retins mon souffle. Et la magie du Bilderŵ me dévora.