Ca y est, c'est bientôt l'heure. Victor se réveille de sa seconde sieste de la journée, il fallait bien ça au vieil homme pour se remettre de ses récentes émotions. Il est désormais fin prêt pour recevoir sa mystérieuse visiteuse, en apparence du moins, parce qu'au fond il a encore un peu la trouille. Il ne comprend pas ce qui lui a pris. Il a toujours eu mauvais caractère, ce n'est pas une découverte et ce n'est pas non plus son fils qui dira le contraire. Mais là, il parait qu'il y est allé vraiment fort avec la jeune fille et le pire, c'est qu'il ne se rappelle plus de rien. Le trou noir. Quand il essaye de se remémorer la scène, il ne voit que le visage de la femme du tableau. C'est tout de même un peu bizarre, comme si elle avait effacé sa mémoire.
Alors qu'il s'apprête à sortir de sa chambre pour regagner le petit salon où Fred a prévu qu'ils se rencontrent, il aperçoit à nouveau son reflet dans le miroir. Il n'est pas mécontent du résultat. Le jeune homme a vraiment fait du bon travail. Cette barbe taillée au couteau lui donne fière allure. Il ne fait plus peur à voir, c'est déjà ça.
En arrivant dans la pièce il constate que Fred a allumé un grand feu dans la cheminée,
- On n'en fait pas un peu trop ? Tu n'as peut-être pas besoin de mettre les petits plats dans les grands, c'est juste une simple visite de courtoisie...
- Il vaudrait mieux faire bonne impression tout de même !
- Je crois qu'il est un peu tard pour ça... et puis, de toute façon, elle connait la maison et ne se laissera pas éblouir par le décor.
- Ne soyez pas si négatif. Il n'est jamais trop tard... Regardez-vous... Vous êtes méconnaissable !
Sur ce point il n'a pas tout à fait tord...
Puis Fred ajoute sur un ton qui se veut léger :
- J'espère que vous vous montrerez un peu plus aimable avec elle...
Sur ce, il sort et Victor l'entend s'affairer dans la cuisine. Resté seul dans la pièce, il observe attentivement l'endroit. Le petit salon n'est pas très grand, comme son nom l'indique. L'étroitesse est accentuée par la présence de boiseries imposantes qui recouvrent l'intégralité des murs, y compris le plafond, de sorte que l'on se croirait enfermé dans une boite richement décorée. Victor détaille les sculptures étranges, tout en rondeur, qui animent le bois, lorsque son regard est soudain happé par le portrait qui orne la cheminée : il s'agit encore de la même femme aux yeux verts. Décidément, elle le suit partout ! Il y a de quoi devenir fou. Il lutte pour empêcher la panique de s'emparer de lui et se concentre sur sa respiration.
Respire. Elle n'est pas réelle. Ce n'est qu'un tableau. Il n'y a rien à craindre. Assied-toi et ignore la.
Plus facile à dire qu'à faire !
Victor choisit un siège situé près de la petite fenêtre. De cette façon, il ne lui tourne pas complètement le dos et peut la surveiller du coin de l'oeil tout en évitant de croiser son regard. L'ouverture sur l'extérieur lui offre un échappatoire. Mais il a beau faire, il y a toujours cette petite voix dans sa tête qui lui murmure tout bas :
Tu ne peux pas fuir, je serais toujours là, tout près de toi.
Pour ne plus l'entendre, il concentre toute son attention sur le tissu qui recouvre l'accoudoir du fauteuil. On dirait un velours usé qui aurait perdu sa douceur et sa brillance. Dans les pliures, on devine la couleur d'origine, un bleu profond, aujourd'hui délavé.
L'odeur du feu de cheminée se mêle à celle du bois ciré et le renvoie dans son enfance, il repense à la maison de sa grand-mère. Ses pensées vagabondent entre le passé et le présent. Il se revoit courir à travers champs, dans la campagne, ses jambes étaient alors moins raides. L'évocation de ces lointains souvenirs lui permettent de se détendre un peu. Il tourne à nouveau son regard vers la cheminée. Elle est toujours là, à l'observer. Ses craintes ont disparu.
Un peu avant l'heure dite, Juliette a enfilé ses baskets et s'est mise en route. Cette fois, elle a décidé de marcher jusqu'à la villa. Elle essaye de ne pas penser à ce qui s'est passé le matin même et concentre toute son attention sur le vieux mur en pierre qui borde le chemin jusqu'au portail. Elle constate avec stupeur que la végétation a encore gagné du terrain : les petites touffes vertes squattent le moindre interstice. Les plus intrépides d'entre elles vont même jusqu'à déloger les pierres pour prendre leur place. Malgré leur air innocent et leurs jolies petites fleurs parfumées, Juliette sait qu'il faut s'en méfier. Si on les laissait se développer, le mur tout entier finirait par tomber, d'ici quelques années.
La voici déjà arrivée devant le portail. Elle s'arrête quelques instants pour reprendre son souffle et réajuster sa tenue. L'image du vieil homme crasseux traverse furtivement son esprit, elle la balaie du revers de la main, prend une profonde inspiration et pousse la lourde grille en fer. Les gonds grincent et trahissent immédiatement sa présence. Une grosse berline est garée dans un coin de la cour, le vieil homme n'est donc pas seul. Ça la rassure un peu. D'ailleurs la porte s'ouvre laissant apparaitre un homme beaucoup plus jeune. Elle traverse la cour pour le rejoindre sur le perron en regardant ses pieds et elle franchit enfin le seuil de la villa, tandis que l'homme s'efface devant elle.
- Bonjour Madame. Monsieur Victor vous attend. Puis-je vous débarrasser ? dit-il en désignant la veste qu'elle porte sur le dos. Ce ton cérémonial la surprend un peu. Elle se laisse faire et il la conduit ensuite à travers la maison, jusqu'au petit salon, comme si elle découvrait les lieux pour la première fois. Ce n'est qu'en approchant de l'embrasure de la porte qu'elle aperçoit le vieil homme. Enfin... elle imagine qu'il s'agit de lui car elle a bien du mal à le reconnaitre. La transformation est saisissante, aussi bien dans l'attitude que dans l'apparence physique. Il est tranquillement assis, une couverture posée sur les jambes, comme un gentil petit grand-père. D'ailleurs, il se tient à la place préférée du grand-père Paul, devant la fenêtre. Il semble observer quelque chose dans le parc. Il porte une chemise propre, sa barbe et ses cheveux ont été lavés et taillés. On pourrait croire qu'il s'agit d'un autre homme. Ils forment un joli couple avec Méloé dont le portrait trône à ses côtés.
Victor n'a pas bougé à l'approche de la jeune femme. Il retarde le moment de la confrontation. Lorsqu'il lève enfin les yeux, il reçoit un nouveau choc. Son corps se crispe et son coeur s'emballe.
- Bonjour. dit-elle en lui tendant la main avec hésitation, mais l'homme ne répond pas à son geste et aucun son ne sort de sa bouche.
Juliette s'apprête à paniquer lorsqu'elle remarque les yeux du vieil homme qui papillonnent entre elle-même et le tableau. C'est alors qu'elle comprend enfin.
- Je lui ressemble énormément, n'est-ce-pas?
Victor sort de sa torpeur et fixe son interlocutrice avec des yeux étonnés. Au bout de longues secondes, il retrouve enfin le sens de la parole.
- Je suis confus... j'espère que vous me pardonnerez mon attitude, disons... un peu cavalière, de ce matin. C'est à peine croyable... Est-ce une parente à vous?
- Éloignée, oui. Il s'agit de mon arrière-arrière grand mère.
Victor demeure quelques instants perplexe, contemplant tour à tour les deux femmes, avant d'ajouter, comme pour lui-même :
-Ces yeux sont purement et simplement magnifiques.
Cette déclaration inattendue qui ne s'adresse vraiment ni à l'une ni à l'autre a l'art de détendre l'atmosphère d'un seul coup. Avec pour conséquence, le déclenchement d'un irrépressible fou rire qui se propage de l'un à l'autre, hors de contrôle, créant entre eux une immédiate complicité.
- Je suis désolée dit-elle en pleurant de rire. J'aurais du y penser ! Depuis le temps qu'on me le dit... C'est vraiment trop bête !
- Ne vous excusez pas. Cette situation est tellement... inhabituelle! J'ai cru que ma dernière heure était venue...
Elle s'arrête de rire quelques secondes :
- Je regrette vraiment de vous avoir fait peur.
Avant de se remettre à glousser nerveusement.
- Excusez-moi je ne sais pas ce qui m'arrive... disent-ils de concert, ce qui les fait rire de plus belle.
Ce n'est qu'à l'arrivée de Fred, les bras chargés d'un lourd plateau, qu'ils parviennent enfin à se calmer. Le jeune homme les regarde avec une surprise non dissimulée.
- Qu'est-ce qui vous prend ? On vous entend rire à travers toute la maison...
Victor désigne le tableau d'un geste vague.
- Je ne comprend pas, dit le jeune homme avec un air un peu perdu.
- Vous ne remarquez pas quelque chose, dit-il alors en montrant cette fois-ci Juliette.
La surprise se lit soudain sur son visage.
- C'est vous ?
- Mais non, idiot, c'est son arrière... arrière grand-mère. Incroyable, hein ? répond Victor à la place de Juliette. Ces émotions m'ont donné soif... sers-nous donc quelque chose, s'il-te-plait.
Ils s'installent tous les trois autour de la petite table dans une ambiance joyeuse. Une délicieuse odeur épicée se dégage de la théière fumante. Sur le plateau, Juliette reconnait avec émotion les jolies tasses bleues préférées de sa grand-mère. Fred découpe les parts de la tarte aux pommes qu'il vient de cuire. Le moment est magique, hors du temps. C'est pour pouvoir vivre des instants comme celui-là que Juliette tient tant à préserver la villa.
- J'aimerais que vous nous en disiez un peu plus sur elle ? dit Victor en réchauffant ses mains autour de la tasse fumante que vient de lui servir Fred.
Juliette pose un regard sur la toile avant de répondre.
- Sur Méloé ?
- C'est son nom ? N'est-ce pas également ainsi que se nomme cette maison ?
- Si. Vous avez raison. Alphonse, le mari de Méloé, a choisi de donner à la villa le prénom de son épouse disparue.
- Que lui est-il arrivé ?
- Je ne sais pas exactement, mes ancêtres n'étaient pas très bavards sur le sujet, je crois qu'elle est morte en couches. Je ne sais même pas si elle a vu la villa terminée.
- Pourtant elle y est présente un peu partout...
- Oui. La maison est une sorte de mausolée à sa mémoire. C'est encore plus impressionnant dans le reste de la maison.
Face à l'air interrogatif des deux hommes, elle précise :
- Derrière le rideau, dans l'entrée, il y a une porte qui mène à ce qu'on appelle « la grande maison ». Cette partie de la maison n'a subi que très peu de transformations. Elle est encore « dans son jus », pareille à ce qu'elle était à l'époque où elle a été construite. Elle est fermée à cette saison car elle n'est pas encore équipée de radiateurs et il y fait trop froid. C'est là-bas que se trouve la chambre de Méloé, appelée ainsi car tous les objets personnels de mon ancêtre y ont été rassemblés et conservés après sa mort. Quand j'étais petite, personne n'osait y dormir. Désormais, ces objets font partie du décor et lui donnent un côté vintage. Je vous montrerais, si vous aimez les vieilleries...
Elle regrette aussitôt ces mots, craignant d'avoir blessé le vieil homme mais celui-ci ne semble pas s'en préoccuper, tout à sa curiosité :
- Avec grand plaisir, j'ai hâte que vous me racontiez toute l'histoire de cet endroit mystérieux...
C'est alors que Fred intervient :
- OK mais pas ce soir, il se fait tard et vous avez besoin de vous reposer.
Il se tourne vers Juliette :
- Sans vouloir vous mettre dehors...
La jeune fille est déjà debout.
- Vous avez raison, je n'avais pas remarqué l'heure tardive... dit-elle un peu gênée. Je vais vous laisser.
- Avant de partir vous devez promettre de repasser pour me raconter toute l'histoire !
- Aucun souci, je ne manque jamais une occasion de parler de la villa, glisse-t-elle en serrant chaleureusement la main de Victor. Je reviendrai demain, si vous êtes disponible...
- Oh vous savez je ne suis pas débordé en ce moment...
Elle lui répond seulement par un sourire.
Cette nuit là Victor dort profondément, sous le regard protecteur de la belle Méloé.
Au petit matin, il n'a qu'une seule envie : découvrir la grande maison et ses trésors.
Encore un très bon chapitre. J'aime définitivement ta façon d'écrire et ton ton très naturel. Je me laisse embarqué à chaque fois :)
2/3 petits trucs (4 fois rien je te rassure!)
"Mais là, il parait qu'il y est allé vraiment fort avec la jeune fille" je trouve que "jeune femme" serait plus approprié, Juliette n'est plus une enfant.
"L'étroitesse est accentuée par la présence de boiseries imposantes qui recouvrent l'intégralité des murs, y compris le plafond, de sorte que l'on se croirait enfermé dans une boite richement décorée." J'aurais remplacé "de sorte que" pas "si bien que". Même si ce n'est pas faux ça a un peu heurté mon oreille.
Dernière remarque concernant tes dialogues. Ils sont très naturels, aucun soucis là dessus. Par contre tu devrais le couper à un moment donné pour donner une indication de temps. Je m'explique. Juliette arrive, ils discutent non-stop pendant quelques lignes et bim, il est tard et il faut qu'elle s'en aille (alors qu'on a l'impression qu'elle vient d'arriver). A ta place, je couperai pour dire que les minutes s'égrainent au fil de leur conversation (ou un truc du genre). Ce n'est que mon avis, bien sûr, mais je pense que ça améliorerait la chose.
En tout cas j'ai hâte de découvrir la suite!
A bientôt :)
Je passe en coup de vent sur le site pour te remercier chaleureusement (je suis en plein déménagement, alors je cours).
Tes "petits trucs" ne sont pas rien et me sont très utiles. Je valide tout ! Il faut juste que je trouve le temps de corriger tout cela à tête reposée...
En tous cas tes retours sont toujours très pertinents et forts encourageants ! J'apprécie beaucoup. Encore un énorme merci ;))
A trèèèès bientôt pour la suite des aventures de Méloé (et pour aller lire celles de Justin)
Apo
Oui, les dialogues fonctionnent, je m'y suis crue ! ;) J'étais là, dans le petit coin de la pièce, sur le petite fauteil crapaud que l'on ne remarque pas en entrant. Assise bien sage en train se suivre la conversation, n'osant bouger de peur de les interrompre ! L'odeur du thé m'a délicieusement chatouillé les narines....
Merci pour ce moment de lecture. Vu l'heure tardive, je n'ai pas fait une lecture assez attentive pour te faire un retour "objectif" et complet sur la forme/fond : je me suis juste laissée portée. Je repasse sur ton JDB ou en MP très vite :) Mais j'ai pris grand plaisir à retrouver les personnages et l'histoire qui se poursuit.
ah si, une petite chose qui me vient là, mais alors Fred dans tout ça, on ne l'a pas beaucoup entendu ?! ;) à moins qu'il n'arrive après...
Bref, ma curiosité reste en éveille ! :)
au plaisir de te lire,
Belle soirée !
Fais comme chez toi, installe toi bien à la villa. Rien ne peut me faire plus plaisir ;)
Merci pour ton assiduité.
Bisous
A très vite
Bon week-end
Apo