C'est un cauchemar je vais me réveiller tranquillement installé sur mon lit d'hôpital et l'infirmière viendra prendre ma tension, puis elle enfoncera un thermomètre dans mon oreille, reportera les résultats sur la courbe, dans son grand cahier, avant de repartir, comme tous les matins depuis plus de deux mois. J'entends déjà le roulement métallique du chariot qui longe le couloir et s'arrête auprès de chaque chambre pour procéder au même rituel. Il ne manque plus que le chuintement des sabots en plastique qui glissent sur le sol en linoléum régulièrement lustré par les brosses de leur grosse machine bruyante.
Tout va bientôt rentrer dans l'ordre. Je vais pouvoir à nouveau râler après les infirmières, critiquer la nourriture immangeable de l'hôpital et attendre patiemment que vienne enfin le jour de ma sortie. Je vais pouvoir rentrer à chez moi. Je me sens beaucoup mieux. L'attaque qui m'a cloué au sol n'est plus qu'un lointain souvenir. Il me tarde de reprendre ma vie d'avant.
Mais le cliquetis qu'il entend ressemble davantage à celui produit par une clef dans une serrure récalcitrante ne cédant d'ordinaire qu'à quelques habitués entrainés. De l'autre côté du panneau de bois on devine les jurons qui accompagne la manoeuvre puis le coup d'épaule fatal qui met KO la vieille porte.
Victor n'a toujours pas rouvert les yeux, la lumière pénètre soudain dans la pièce et une masse s'écrase brutalement au sol, libérant des objets qui se mettent à rouler comme de grosses billes autour de lui. Des pas approchent, le sol tremble. Son corps tout entier ressent les trépidations. Il ne fait plus qu'un avec la terre. Une voix lointaine lui parvient, impossible à identifier. Il ne distingue pas non plus le sens des mots qu'elle prononce.
Puis, peu à peu, elle s'éclaircit, pendant qu'une main se pose sur son épaule.
- Monsieur Victor, réveillez vous ! C'est moi, Fred.
Fred ? C'est qui Fred ? Il se décide enfin à ouvrir un oeil, péniblement. Il ne reconnait toujours rien. Ce dont il est certain, c'est que l'hôpital a disparu. Il se trouve dans un drôle d'endroit qu'il ne reconnait pas.
- Est-ce que tout va bien ? Pourquoi est-ce que vous êtes allongé par terre? Vous êtes tombé ?
Il ne sait quoi répondre, tout est si flou. Il souffre d'un horrible mal de crâne. C'est tout ce qu'il peut dire. Tout se bouscule dans sa tête : l'hôpital, le trajet en voiture, les coups frappés à la porte, la chute, la femme, le tableau. Il ne sait plus très bien où il en est. Il ne parvient pas à remettre les morceaux dans l'ordre.
L'autre plante son regard dans le sien si près que Victor peut même sentir l'odeur de cigarette froide qui s'échappe de sa bouche, alors que la pression se fait plus forte sur son épaule. Fred est surpris par la maigreur du corps, sous l'étoffe du pyjama élimé. Les os paraissent fragiles, presque cassants. Il suffirait d'un rien, une pichenette, pour qu'ils se rompent. Il a soudain l'impression effrayante de tenir un squelette dans ses bras.
Pourtant, il ne se laisse pas démonter, il en a vu d'autres.
- Monsieur, vous m'entendez ? Il secoue doucement, de manière presque imperceptible les frêles épaules.
- Je suis tombé.
Il pense à la première chute, celle qui a eu lieu à l'usine et qui l'a directement conduit à l'hôpital.
- Je vois ça. Vous avez glissé ou vous avez fait un malaise ?
- Oui, c'est ça, un malaise.
Il reprend lentement ses esprits. Son regard se pose sur le papier peint couvert d'un immense feuillage vert, on se croirait dans la savane. Il se rappelle alors soudain de la vieille maison au décor étrange. Ça y est, il se souvient. Son fils l'a envoyé croupir dans un miroir perdu au fin fond de la campagne.
- OK. Je vous raccompagne d'abord dans votre chambre et ensuite j'appelle le médecin.
Dans un sursaut d'énergie, Victor se redresse sur ses coudes endoloris.
- Non, pas le médecin.
Pas encore ces hommes en blanc qui le traitent comme un bout de viande, s'adresse à lui comme à un gamin. Plutôt mourir ici, maintenant dans cette vieille bicoque d'un autre âge. D'ailleurs, au moins ici, il n'est ni le plus vieux ni le plus mal en point. Tiens, cette idée lui remonterait presque le moral ! Il se dit que finalement cette maison est peut-être comme lui, elle attend la mort. Ils ne sont pas si mal assortis.
Tout à l'heure, il a bien cru qu'elle venait pour lui. Il se rappelle maintenant. Le fantôme, derrière la porte, il croyait que c'était elle. Il a vite refermé pour l'empêcher d'entrer.
Fred ne répond pas, il est parti chercher la canne qui a valsé à l'autre bout de la pièce, il dégage aussi le passage au milieu des courses éparpillées au sol. Puis il revient vers Victor toujours par terre et lui tend le bras.
- Appuyez-vous sur moi. Je vais vous aider à vous lever et on va y aller doucement.
La canne d'un côté et le bras robuste du jeune homme suffisent à peine à soutenir sa carcasse, il se sent faible et misérable. Comme s'il devinait ses pensées, Fred vient à son secours.
- Ne vous inquiétez pas, d'ici quelques jours vous aurez repris des forces . Rien de tel que le bon air de la campagne et des bons petits plats mijotés pour se requinquer, c'est moi qui vous le dis !
- On oublie le médecin alors ?
Le jeune homme esquisse un sourire.
- Je vois que vous ne perdez pas le nord. Je vais voir avec votre fils ce qu'il en pense.
- Ah non! Surtout pas mon fils, ce n'est pas la peine de le déranger pour un petit malaise de rien du tout. Il est très occupé avec l'usine, vous savez... il ne faut pas lui faire perdre son temps. Vous comprenez ?
- Oui. Mais vous êtes son père, il se fait du souci pour vous, c'est normal.
Victor ne dit rien. L'autre rabat l'épaisse couverture qui s'écrase sur son corps affaibli. Il ne peut même plus bouger. Ses yeux se tournent à nouveau vers le tableau accroché contre le mur alors que Fred s'apprête à sortir de la chambre pour le laisser se reposer, il réalise soudain qu'il a déjà vu ce visage.
-La femme...
Fred avait déjà tourné le dos, prêt à sortir, il se retourne et suit le regard de Victor qui le conduit au portrait
- Belle femme, n'est-ce pas ?
Mais le visage du vieil homme s'est crispé.
- Tout va bien ?
Il a du mal à parler.
- La jeune femme... celle qui a sonné à la porte... c'est elle.
Il désigne le tableau du doigt. Fred ne le suit pas.
- Allons, calmez vous... Tout va bien. Ne vous inquiétez pas, vous êtes en sécurité ici, dans votre nouvelle maison. Ce n'est qu'un tableau.
Victor insiste.
- La femme de tout à l'heure : c'est elle. Il montre toujours le tableau.
Fred n'y comprend toujours rien, il pense que Victor a pris un coup sur la tête et qu'il divague. Il se dit qu'il va tout de même appeler le médecin, par sécurité.
C'est à ce moment précis que son téléphone se met à vibrer dans le fond de la poche de son pantalon.
Après un rapide coup d'oeil à l'appareil, il se tourne machinalement vers Victor qui devine aussitôt que son fils se trouve à l'autre bout du fil.
- Ne lui dites rien, s'il vous plait. Il prononce ces quelques mots comme une prière et n'a étrangement plus du tout l'air confus.
Fred décroche en le tenant à l'oeil. C'est alors qu'une voix lui aboie dans les oreilles sans la moindre sommation.
- Qu'est ce que tu fous ça fait un quart d'heure que j'essaie de te joindre ? Tu étais passé où ? Je te paye pour t'occuper de mon père, pas pour courir la campagne... tu pourrais au moins prendre la peine de regarder ton téléphone !
- Je suis désolé, j'étais parti faire les courses, ça capte mal dans le coin.
C'est tout ce qu'il trouve à dire. Il ne veut pas envenimer la situation avec des explications fumeuses. Du reste, il a l'habitude de se faire engueuler. En général, il est toujours sur la première ligne lorsque les proches, tendus, s'inquiètent pour le parent âgé qu'ils ont confié à sa garde. Il faut bien un bouc émissaire. C'est ainsi que la vie est faite. Il devient philosophe à force de s'en prendre plein la gueule simplement parce que la vieillesse et de la mort ne plaisent pas à tout le monde. Il essaye donc de rester zen et courtois en toutes circonstance, même si ce jeune homme est particulièrement désagréable et ne manque pas de culot de lui parler sur ce ton. Il se prend pour qui ce petit con! Mais Fred a l'habitude de bouillir de l'intérieur sans rien n'en laisser paraitre de l'extérieur.
- Okay okay. Il faut que tu t'arranges avec la proprio. Elle vient de m'appeler elle était furieuse, j'ai pas tout saisi mais il semblerait qu'on lui ai claqué la porte au nez ce matin. Je ne sais pas si elle est folle ou si c'est encore un mauvais coup de mon père. De toutes façons, je n'ai pas le temps de m'occuper de ces conneries. Je t'envoie son numéro. Arrange-toi avec elle et surtout, évite qu'elle me rappelle...
Fred regarde Victor d'un air interrogateur. Le vieil homme pâlit. Il a tout entendu, Max criait suffisamment fort.
- Pas de souci patron je m'en occupe.
- Et arrête de m'appeler patron !
Max a déjà raccroché. Il n'a même pas demandé de nouvelles de son père.
- Je crois que nous avons trouvé l'identité de votre mystérieux fantôme. Vous pouvez dormir tranquille maintenant...
- Merci Fred. Plus besoin d'appeler le médecin, alors ?
Le jeune homme fait mine de ne pas avoir entendu. Lui aussi se sent rassuré de voir que Victor n'est pas complètement sénile. Le vieil homme lui fait de la peine avec son air déboussolé. Au fond, n'est-il pas tout simplement un vieux monsieur seul et malheureux ?
De son coté Victor n'est pas vraiment convaincu par les paroles de Fred. Il a du mal à y croire. Pourquoi a-t-il eu cette drôle de réaction à la vue d'une inconnue dont il ne parvient même pas à se rappeler le visage? Comme si la femme du tableau avait mystérieusement envahi son esprit. Il ne voit plus qu'elle partout et tout le reste disparait de sa mémoire. Il perd la boule, il n'y a pas d'autre explication.
Il finit néanmoins par trouver le sommeil, épuisé par ces évènements.
Fred glisse de temps en temps un oeil à l'intérieur pour s'assurer que le vieil homme respire toujours. Victor ne remarque même pas cette surveillance discrète.
Il profite également de la sieste de son patient pour passer un coup de fil à l'énigmatique visiteuse. Il s'agit d'une jeune femme bien réelle, d'après le son de sa voix, qui se prénomme Juliette et qui vit dans une petite dépendance au fond du parc. Elle-même semble avoir été assez troublée par la réaction imprévue de Victor. Fred lui propose donc de venir prendre le thé pour dissiper ce malentendu et procéder pour de bon à l'état des lieux, cause de tous ces tracas. Ils conviennent donc de se retrouver tous à la villa en fin d'après-midi, pour laisser à Victor le temps de se reposer.
Il annonce la nouvelle a Victor dès son réveil.
- Le thé ?
- Et bien oui... vous n'aimez pas le thé ?
- C'est bien un truc pour les vieux ça...
- Au lieu de dire des bêtises, il faudrait plutôt songer à vous refaire une beauté, si vous ne voulez pas effrayer à nouveau la demoiselle... je ne veux pas vous vexer mais vous faites peur à voir. Regarder-vous un peu dans le miroir !
- Vous n'y allez pas par quatre chemins vous !
C'est ainsi que pendant près de deux heures, Victor se prête de bonne grâce aux mains expertes de Fred. Il commence par lui faire couler un bon bain. L'immersion dans l'eau tiède revigore le vieux corps usé. Ensuite, Fred le frictionne sans ménagement. « C'est bon pour faire circuler le sang ». Pour circuler, il circule: sa peau devient vite toute rouge! Lorsqu'ils en ont fini avec la phase de nettoyage, le jeune homme s'attaque avec la même énergie à une étape cruciale et périlleuse : la taille. Pour ce faire, il s'est muni de grands ciseaux dont le cliquètement métallique si près de sa gorge inquiète très légèrement Victor. Ils sont pourtant maniés avec une dextérité qui le laisse dubitatif et ainsi, en l'espace de quelques minutes et sans une égratignure, la tignasse jaunie, la barbe touffue sont allégés de quelques centimètres de poils. Victor se laisse faire docilement, sans nourrir de grands espoirs quant le résultat, il ne faut pas rêver tout de même.
Pour finir, Fred fait disparaitre le vieux pyjama et sort de la valise un pantalon en velours d'une jolie couleur caramel, ainsi qu'une chemise de coton et des chaussures en cuir. Les vieilles pantoufles retrouvent leur place, au pied du lit.
- Croyez vous vraiment que tout ceci soit bien nécessaire, à mon âge, il n'y a plus grand chose à espérer de cette vieille carcasse, vous savez...
- Venez donc voir le résultat au lieu de râler.
Pour lui faire plaisir, Victor s'approche nonchalamment du miroir. Contre toute attente le résultat n'est pas si mal. Bien sûr, il a fallu tricher un peu, user de quelques artifices pour cacher les joues creusées et resserrer au maximum la ceinture pour faire tenir le pantalon, mais la ressemblance avec le Victor d'avant est indéniable. On pourrait presque y croire.
Très joli chapitre. J'avoue avoir été un peu déboussolé au départ et être retourné lire la fin du précédent, pour finalement comprendre au bout de quelques lignes ce qui était arrivé à Victor.
Je trouve que tu décris très bien la confusion, les peurs et le manque d'estime de la personne âgée. C'est très juste à ce niveau (je suis intervenu plusieurs années en maison de retraite et je me dis que toi aussi tu as peut-être été confrontée de près à la gériatrie pour si bien la décrire).
Les choses s'imbriquent petit à petit et on va enfin avoir la rencontre entre Juliette et Victor. Je suis impatient de voir ce qui va en resortir. En tout cas le ton est toujours aussi agréable!
A bientôt pour la suite :)
2/3 petites coquilles:
"Je vais pouvoir rentrer à chez moi."
"Son fils l'a envoyé croupir dans un miroir perdu au fin fond de la campagne." --> soit je n'ai pas compris le sens de miroir ici, soit le mot aurait peut-être dû être manoir?
"Il devient philosophe à force de s'en prendre plein la gueule simplement parce que la vieillesse et de la mort ne plaisent pas à tout le monde."
Merci pour tes remarques !
Je n'ai pas été directement confrontée à la gériatrie donc je suis heureuse que ma description te semble crédible.
J'espère que le fait d'avoir été "déboussolé" au début du chapitre n'a pas été trop dérangeant pour toi.
le miroir perdu au fin fond de la campagne m'a bien fait rire ;)) tu as raison, il aurait dû y avoir écrit manoir (dans une première version, la villa était un manoir...)
A bientôt (il faut que je m'y remette, je traine...)
Apo
hé hé hé ! C'est très bien tout ça. J'aime beaucoup le caractère des personnages. La plume fait mouche, je m'attache et vis leurs péripéties avec eux au rythme de l'écriture.
quelques remarques et/ou coquilles :
"Mais le cliquetis qu'il entend ressemble davantage à celui produit par une clef dans une serrure récalcitrante n'ouvrant d'ordinaire qu'à quelques habitués entrainés." [suggestion : le verbe ouvrir n'est peut-être pas le plus adapté, voici quelques idées : céder, abdiquer, se résigner, capituler... bref, quelque chose qui la rend plus vivante ;)]<br />
"une voix lointaine lui parvient, impossible à identifier." [chipotage : il manque la majuscule]
"- Monsieur Victor, réveillez vous! C'est moi, c'est Fred." [chipotage : réveillez-vous et je trouve le c'est avant Fred n'est pas indispensable, c'est du langage parlé]
Quelques répétions du verbe comprendre vers le milieu du texte. Pas forcément gênant, mais pourrait améliorer le texte.
Bref, ça m'a plu, et j'espère à très vite pour la suite ! :)
je suis heureuse que ça te plaise et que tu t'attaches autant aux personnages.
et un immense merci pour tes chipotages qui s'avèrent tous judicieux, je m'en vais corriger tout cela promptement...
maintenant, j'ai un peu la pression pour la suite dont je ne suis pas encore vraiment satisfaite... je vais redoubler d'efforts pour ne pas décevoir les lecteurs ;))
au plaisir de te lire et à très bientôt