Daniel et moi sautions à pieds joints sur les matelas, testant ceux qui seraient suffisamment confortables pour nous. Au lieu de rester à l'appartement, nous avions décidé de vivre dans un centre commercial – au moins pendant quelques temps – où nous serions sûrs d'avoir ce dont nous avons besoin quand ce serait le cas. Au matin, après s'être endormis sur le canapé devant la série de Daniel, on était alors partis avec nos affaires et Magicarpe.
Je finis par me laisser tomber sur un matelas de très grande taille, très mou et confortable. Je regardai Daniel continuer de sauter jusqu'à s'écraser sur un matelas qui semblait bien plus dur que le mien. Il s'y assis en tailleur et m'observa avec attention alors que je me redressai en me tournant vers lui.
«On va être bien là.» Daniel hocha la tête. «Et puis on a trouvé un matelas pour chacun comme ça on va pouvoir dormir tous les deux dans notre propre lit.»
En vrai, je me doutais que même si je disais encore et encore qu'on allait avoir notre lit à chacun, ce n'étaient que des mots. Ni lui ni moi étions totalement sûrs que l'autre ne disparaîtrait pas d'un jour à l'autre alors il était hors de question de se séparer. C'était une convention sous-entendue. Daniel se contenta de hausser les épaules puis se leva. Il prit son feutre pour écrire sur le sol.
Je vais déposer Magicarpe dans le grand aquarium de l'animalerie.
«Très bien, je vais te suivre.»
Je sautai avec difficultés hors de mon matelas et le rejoignis alors qu'il récupérait le bocal et se dirigeait à petits pas rapides vers l'animalerie. On n'y était pas encore allé, ne sachant pas vraiment ce qu'on y trouverait et ayant d'abord eu l'envie de nous trouver des matelas comme si c'était la chose la plus importante dont nous ayons eu besoin. C'était plus ou moins le cas dans le fond. Magicarpe avait son bocal rempli et nous n'avions pas de priorités réelles.
Quand on arriva, on remarqua sans grande surprise qu'il n'y avait pas de traces de vie quelconque. Daniel s'approcha d'un grand aquarium qu'il observa attentivement puis il se tourna vers moi. Je compris qu'il voulait mon avis sur l'aquarium. Je m'approchai à mon tour et observai avec autant d'attention que lui. L'aquarium était peut être un peu trop grand pour un seul petit poisson rouge et pour le nettoyer après. J'allais faire part de mes remarques à mon ami mais je me dis que, de toutes façons, nous n'aurions jamais rien de plus intéressant à faire que de nettoyer un aquarium, aussi grand fut-il. Je me tournai vers lui et acceptai sa proposition d'un mouvement de tête. Daniel sourit.
«Par contre, comment on le met dans l'aquarium? On est trop petits pour atteindre le haut de l'aquarium. Tu as vu un escabeau dans le coin?»
Daniel secoua la tête. Il me laissa le bocal de Magicarpe dans les mains et partit faire le tour de l'animalerie. Je restai seul un certain moment avec le petit poisson dans le silence avant d'entendre les pas rapides de Daniel qui soulevait dans ses bras un grand escabeau. Il l'installa et grimpa dessus puis ouvrit l'aquarium. Je ne voyais pas vraiment comment il faisait de là où il était mais il y arriva. Il me présenta ensuite les bras pour récupérer le bocal. Je le lui tendis et regardai Daniel se pencher au-dessus de l'aquarium et y laisser tomber Magicarpe en douceur – du moins aussi doucement que cela pouvait être possible de renverser un poisson dans un aquarium. Il referma ensuite l'aquarium et sauta à terre à côté de moi. Il regarda ensuite le bocal, ne sachant pas quoi en faire. Je le pris et le posai au pied de l'aquarium.
«On le laisse là. Si on décide de partir ailleurs plus tard, on pourra toujours le reprendre à ce moment-là.»
Daniel hocha la tête, semblant accepter ma proposition. Puis il mena sa main au niveau de sa poitrine, juste en dessous de sa gorge, et la fit descendre en resserrant un peu les doigts vers lui. Voyant que je ne comprenais pas, il prit ma main et m'entraîna avec lui dans les magasins et il me montra les rayons de nourriture avant de refaire son signe en me regardant droit dans les yeux.
«J'ai compris! Tu as faim.»
Daniel hocha vivement la tête et serra ma main avec plus de force, semblant satisfait et je pouvais partager sa joie. J'arrivais enfin à comprendre quelque chose de ce que me disait Daniel, ce qui était une bonne chose. C'était bien le signe que les choses commençaient enfin à aller mieux pour nos conversations.
-o-o-o-
Je dois avouer que je ne pensais pas que lorsque Daniel m'apprendrait la langue des signes, sa priorité serait le mot poisson mais ça faisait sens, je suppose. On élevait Magicarpe tous les deux alors il était logique que je le comprenne s'il venait à me parler de lui un jour pour une raison ou une autre. Je me retrouvai donc à bouger la main en faisant de petites vagues comme il me l'indiquait. Puis il m'indiqua comment signer problème – qui me fut difficile à comprendre pour une raison étrange – , nourrir puis danger. C'était sûrement le plus important à apprendre dans l'immédiat. Je ne pouvais pas dire grand chose pour le moment mais Daniel s'était contenté de m'apprendre ça et il s'était remis à manger sa conserve de haricots blancs. C'était logique, il avait faim et il n'avait pas spécialement envie de laisser ses haricots refroidir. Si ça n'avait été que moi, j'aurais dit qu'il aurait mieux fallu commencer par la nourriture plus périssable mais il était aussi vrai que nos derniers repas s'étaient entièrement constitués de nourriture de fast-food. Ça ne m'empêchait pas de personnellement dévorer un sachet de chips que je trempais dans un bocal de sauce très épicée ainsi que du saucisson.
On était assis dans un magasin d'électro-ménager et on écoutait une musique d'ambiance trop connue mais dont je ne me rappelais pas du nom. J'avais demandé à Daniel mais l'art musical n'était apparemment pas son fort non plus.
Je compris que j'avais trop fait cuire les haricots de Daniel quand je l'entendis gratter le fond de la conserve. Je lui proposai de lui en faire une autre mais il refusa avec un sourire avant de se lever et d'aller changer la musique qui diffusait la radio pour quelque chose qui ne me disait absolument rien. Il se tourna ensuite vers moi avec un sourire avant de pointer le plafond. Il du m'écrire pour que je comprenne.
Je vais me coucher, le soleil doit être bien couché à présent.
«Tu viens tout juste de changer la musique et tu te couches déjà?»
Il hocha la tête. Je me levai alors, ramassant nos affaires, dans l'optique de le suivre. Il me regarda en fronçant les sourcils, intrigué, ce qui fit que je me justifiai.
«Tu vas te coucher, alors je ne vais pas rester seul.»
Daniel sembla réfléchir un instant puis il hocha la tête en souriant. Il attrapa la radio qu'il débrancha pour l'éteindre et on retourna dans le magasin de literies.
Quand on se coucha chacun dans nos lits – le mien pas encore fait et seulement couvert d'une couverture et celui de Daniel entièrement fait - , je pensais vraiment que je m'endormirait facilement. Pourquoi pas après tout? J'avais enfin un lit à moi que j'étais sûr de ne piquer à personne, je savais que Daniel n'était pas loin, Magicarpe était en sécurité dans son aquarium et rien ne nous menaçait. Pourtant, j'étais bien incapable de trouver le sommeil. Je passai un long moment à me dire que c'était sûrement l'excitation d'avoir trouvé un endroit sûr, le fait que j'avais tout juste mangé, le changement de lit... Sauf que ce n'était pas ça.
Vexé de ne pas trouver le sommeil, je me redressai sur mon lit qui était peut-être trop mou en fin de compte. Je me laissai glisser sur le sol discrètement et quittai le magasin de literie pour aller vers celui de multi-médias. Peut-être que je réussirais à m'endormir devant un film, quelque chose de mièvre qui me ferait bien vite ronfler.
J'en étais à la moitié du film et Jessica – ou un autre nom que je n'avais pas retenu car toutes les femmes de ce film semblaient se ressembler – était en train de pleurer parce que Christopher – il me semblait, j'avais encore plus de mal à différencier les hommes – l'avait trompée avec sa rivale de toujours. Ça remettait en question l'adage «garde tes amis près de toi et tes ennemis plus encore». Si Jessica n'avait pas essayé de faire confiance à sa rivale, Christopher serait peut-être toujours là. Ça donnait aussi une très mauvaise image de l'homme, seulement guidé par ses pulsions et sa bite. Ce serait vexant si j'étais supposé m'identifier à Christopher mais je savais que ce genre de films était supposé être pour les femmes et que c'était à elles de s'identifier mais j'espérais que ça n'avait pas été le cas. Les femmes ne sont pas faites pour être de petites choses fragiles. Personne ne l'était mais c'était surtout aux femmes qu'on voulait donner cette idée.
Je jugeai intérieurement Jessica de vouloir revenir avec Christopher quand une couverture me tomba dessus, me recouvrant avec plus ou moins d'exactitude. Je relevai les yeux et aperçu Daniel qui se frottait les yeux.
«Je t'ai réveillé? Désolé, je ne pensais pas que le son était aussi fort.»
Mais Daniel hocha négativement la tête. Il vint s'asseoir à côté de moi sur le pouf que j'avais installé et se glissa sous la couette avec moi, les yeux rivés sur le film.
«Tu n'arrivais pas à dormir?»
Daniel ne répondit pas à ma question, sans grande surprise, et ne fit pas le moindre signe m'indiquant qu'il m'écoutait. Peut-être qu'il m'ignorait pour ne pas répondre à ma question. Ce n'était pas grave, je connaissais déjà la réponse. Je me repliai contre lui et posai ma tête contre la sienne.
«Moi non plus je n'y arrivais pas. Je crois que mon matelas est trop mou. C'est pour cela que je suis venu ici. Je me suis dit que je m'endormirais plus facilement devant un film mièvre. Si ça t'aide à dormir, tu n'as qu'à rester avec moi.»
Daniel hocha vaguement la tête et je regardai le film avec lui jusqu'à ce que je m'endorme.
-o-o-o-
Je me réveillai en sursaut, à cause d'un cauchemar. C'était le même que la dernière fois si ce n'était que cette fois, ce n'était pas moi-même que je mangeais mais Daniel. Je restai un moment à me remettre de mon cauchemar, le corps entièrement crispé, transpirant déjà trop et ayant une étrange douleur dans le bras et l'épaule droite.
Quand je me fus remis, je me rendis compte de plusieurs choses. Premièrement, j'étais tombé de mon pouf, mais ce n'était pas surprenant, ce n'était pas fait pour qu'on dorme à deux dessus. Ce qui me fit venir à mon deuxième point: j'étais seul. Si je n'avais pas fait ce cauchemar, peut-être que ça ne m'aurait pas dérangé mais j'avais fait ce cauchemar et je pouvais sentir mon cœur battre de toutes ses forces dans ma poitrine. Je me relevai en titubant et en glissant sur la couverture et me mis à traverser le centre commercial en appelant Daniel. Je me précipitai vers l'animalerie, me disant avec le peu de logique que j'avais qu'il serait là-bas en train de nourrir Magicarpe. Ce n'était pas le cas. Finalement, je le trouvai dans l'allée, alors qu'il courait vers moi, visiblement inquiet. Avant qu'il n'ait eu le temps de faire quoi que ce soit, je pris son visage entre mes mains pour l'observer attentivement.
«Tu vas bien? Tu n'étais pas là quand je me suis réveillé, j'étais inquiet que...»
Que tu aies disparu. Qu'il te soit arrivé quelque chose. Au lieu de dire ça, je le pris dans mes bras et l serrai contre moi, rassuré de le savoir là, avec moi.
«Tu vas bien.»
Il hocha la tête et s'écarta pour me regarder. Il avait l'air inquiet pour moi et semblait, avec ses yeux, me demander ce qu'il se passait. Je me repris, faisant comme si de rien n'était, un sourire maladroit sur les lèvres.
«Désolé, j'ai... mal dormi. Ça va mieux maintenant.»
Et tandis que je me détachais de lui, je me rendis compte que j'étais en train de m'attacher beaucoup trop à mon ami et je savais que ça poserait un jour un réel problème.