Loeiza esquissa un bâillement. Les vitres de la coupole filtraient une lumière d'or, indiquant que le soleil était proche de tirer sa révérence. Absorbée dans ses lectures, elle n'avait pas vu le temps s'échapper. Elle se frotta les yeux. Sa nuque était tendue et ses côtes douloureuses ; la fatigue la guettait. Elle se redressa et jeta un coup d’œil autour d'elle. Elle était seule. Les rayonnages s'étaient vidés sans qu'elle s'en aperçût. N'y demeuraient que les statues de marbre blanc qui illustraient différentes scènes de la mythologie des Trois – une compagnie aussi silencieuse que déstabilisante. Elle nota dans son carnet à la reliure dorée à la feuille les rares informations récoltées sur les mœurs lucchanes, avant d'escalader l'échelle en bois pour replacer Récits oranais : des mythologies animistes et de leur traduction dans les rites funéraires sur l'étagère la plus haute.
L'intendant n'était pas encore passé dans les allées pour annoncer la fermeture des lieux. La lumière était rasante et les ombres des étagères s'étiraient. Il devait lui rester un peu moins d'une heure. Elle parcourut du doigt les titres voisins avant de s'arrêter sur Histoire de la beauté dans la culture animiste. Elle rejoignit le sol en mosaïque odalienne, l'épais volume glissé sous le bras. Elle l'ouvrit et s’enivra un instant de l'odeur âcre du vieux papier et de la poussière. Elle aimait plus que tout le toucher du grain rugueux sous la pulpe de ses doigts et le bruissement des feuilles qui se tournaient – un éventail de sensations qui la plongeait dans ses souvenirs d'enfance, quand Père avait encore le temps de lui lire des histoires.
Elle balayait du regard la préface de cet essai ronflant lorsqu'une voix aussi chaude que sévère la cueillit.
« Je pensais bien te trouver là. Que fais-tu ? »
Elle sursauta. Elle leva le nez pour découvrir un Cadell à la mine sombre qui la fixait avec une intensité malaisante. Elle connaissait ces petites ridules qui ondulaient sur son front : elles étaient le signe d'une colère froide, étouffée. D'un signe du menton, elle désigna les rayonnages qui s'étendaient derrière elle.
« Comme tu peux le constater, je fais des recherches. Je ne sais pas trop où porter mon attention, je m'intéresse donc dans un premier temps à tous les traités d'Histoire et d'ethnologie qui abordent de près ou de loin la culture lucchane. Il y en a tellement ! Depuis le temps que nous cherchons, j'ai enfin l'impression… »
Il avisa le carnet noirci de notes et de ratures. Son sourcil droit se mit à tressauter d'impatience.
« Loeiza, je vois bien que tu fais des recherches. Pourquoi n'assistes-tu plus aux conférences de Maestre Niero ? »
Elle haussa les épaules, silencieuse comme l'austère volume qu'elle tenait entre ses mains. Les mots se bousculaient dans sa tête. Par où commencer ? Il y avait tant à dire. Alors qu'elle cherchait l'inspiration dans les carreaux bleu outremer qui étincelaient sous ses pieds, Cadell croisa les bras et la sermonna :
« J'ai bien peur que ton absence ne soit pas passée inaperçue... »
Son ton était lourd de reproches déguisés. Elle le dévisagea. Il semblait contenir tant bien que mal la tempête qui faisait rage à l'intérieur de lui – mais pourquoi ? Qu'avait-elle fait qui justifiait qu'il lui parlât comme à une enfant capricieuse ? Elle se rengorgea :
« Et alors ? Sans doute se sont-ils dit que j'avais abandonné. C'est ce qu'ils souhaitent tous. »
Elle perçut dans sa propre voix des airs de défi qui ne lui ressemblaient pas. Il soupira.
« Penses-tu que cela soit très judicieux de cracher ainsi ton mépris à la face d'un Maestre aussi influent ? L'Académie t'a ouvert ses portes mais si tu veux y être acceptée, il faut que tu consentes à faire quelques efforts. Au moins le temps que...
— Pardon ? », cracha-t-elle.
Elle eut un mouvement de recul, incrédule face à la condescendance dont il venait de faire preuve. Était-ce vraiment lui ? Dévorée par un mélange de rage et d'amour-propre, elle lâcha :
« J'ai déjà entendu ce discours, Cadell, mais pas par tes lèvres. Laisse-moi donc te dire une chose : tu ne sais rien, absolument rien des efforts auxquels j'ai consenti ni des obstacles qui se sont dressés sur mon chemin. Ne me fais pas l'affront de mésestimer les décisions que j'ai prises.
— Pardonne-moi, ce n'est pas… ce n'est pas exactement ce que je voulais dire. Attends. »
Elle sentit sa main s'enrouler autour de son bras alors qu'elle s'éloignait. Elle se retourna avec toute la vivacité de sa colère, les yeux sombres. Un instant, il sembla se débattre avec les mots qui habitaient ses pensées. Elle en fut agacée. Comment un homme qui se prévalait d'une noble éducation pouvait-il être aussi maladroit dans l'expression de ses sentiments ? Il finit par sortir de son silence, plein d'hésitation :
« Que fais-tu de ton ambition d'être archiviste à la Bibliothèque Royale ? Cela a-t-il cessé de compter à tes yeux ? »
Sa voix était plus caressante, teintée de tristesse. Décontenancée, elle perdit le fil de son courroux. Oui, elle avait longtemps rêvé de fouler les allées de la Bibliothèque Royale et de poser ses yeux sur les précieuses archives qu'elles abritaient. De toutes les voies qu'elle avait imaginées, c'était de loin la seule qui l'enthousiasmait. Pour autant, elle n'avait jamais perdu de vue que sa vie ne tenait qu'à un fil ténu, sur lequel sa volonté n'avait pas de prise. Avait-elle rendu les armes trop vite ? Elle se souvint des paroles de Maestre Niero, des mains menaçantes de Vigo D'Ello contre sa peau, mais aussi des œillades, des plaisanteries et du poids de traditions centenaires. Tant de moments où elle avait gardé la tête haute malgré le plomb qui pesait sur ses épaules. Son courage avait-il été vain ? Elle s'adossa contre l'étagère, lasse.
« Tu ne peux pas comprendre. »
Il lâcha son bras et s'écarta pour lui laisser un peu d'espace.
« Je n'ai pas la prétention d'être à ta place, Loeiza, mais j'aimerais que tu m'expliques. »
Elle ne répondit pas tout de suite. Avec des gestes lents, appliqués, elle referma l'ouvrage aux feuilles jaunies, caressant la couverture. Elle s'approcha de l'échelle mais Cadell s'interposa. D'un geste discret, il offrit de ranger lui-même le livre, une preuve de galanterie à laquelle elle consentit. Lorsque la fatigue l'étreignait, elle était souvent frappée de maladresse et il ne s'agissait pas de se tordre la cheville. Elle le gratifia d'un sourire attendri et lui glissa un remerciement presque inaudible.
« Il se fait tard, je n'ai que trop traîné dans ces rayonnages poussiéreux. Père m'attend.
— Je te raccompagne », décréta-t-il.
Elle n'eut pas le cœur de l'en dissuader. C'était sans doute un désir égoïste, mais elle appréciait les moments qu'elle passait avec lui. Malgré ses silences et sa taciturnité, sa compagnie était réconfortante, comme une soirée à la chaleur d'un feu de cheminée. Elle lui fit signe de la suivre. Rayonnante, elle se dirigea vers l'entrée de la bibliothèque. L'intendant était plongé dans la contemplation de ses registres et ne lui rendit ses salutations que du bout des lèvres. Quel mufle, se dit-elle. Depuis qu'elle s'intéressait à cet endroit, il n'avait cessé de lui adresser des regards suspicieux, comme si sa simple présence risquait de souiller les précieux écrits qui y étaient conservés.
Ils longèrent les couloirs baignés d'ombres mouvantes, ne croisant que quelques étudiants qui rejoignaient leur dortoir. Sa langue ne se délia que lorsque le froid les enveloppa. Elle pesa chacun de ses mots :
« Tu te souviens quand tu m'as demandé pourquoi je voulais entrer à l'Académie ? Je t'ai répondu que je voulais cultiver mon esprit. C'est toujours le cas. Je veux découvrir le fin mot des recherches qui nous absorbent depuis si longtemps. Donner du sens à ce nous avons vécu. J'imagine que j'ai simplement compris qu'aucun Maestre ne m'y aiderait… »
Il fit mine de prendre la parole mais elle l'interrompit :
« Ils ne sont pas prêts, Cadell, pas prêts à ce qu'une femme questionne leurs certitudes. Il n'y a pas de place pour moi ici. Tous les efforts du monde n'y changeront rien.
— Tu as aussi dit que tu ne voulais pas te résigner, si je me souviens bien. »
Elle souffla. Ne comprenait-il pas à quel point la frontière entre résignation et acceptation était mince ? C'était une certitude qu'elle avait acquise en arpentant les rayonnages de cette bibliothèque : il lui serait impossible de s'épanouir si elle passait sa vie à contrer.
« Il y a une différence entre nous, Cadell. Tu peux choisir que faire de la place qui t'a été attribuée. Moi, je peux juste attendre que quelqu'un s'intéresse suffisamment à moi pour m'en donner une, et espérer qu'elle ne consistera pas à garder le lit conjugal jusqu'à ce que mon corps enfante. Je veux être libre d'occuper mes journées comme je l'entends, aussi longtemps que j'en aurai le droit. Tu comprends ?
— Ils vont s'en rendre compte, tu sais. Si ce n'est pas déjà le cas. Ils seront ravis de trouver un prétexte pour t'exclure et ton père n'y pourra rien.
— Je sais. Raison de plus pour me dépêcher de consigner avec soin tous les enseignements des ouvrages qui sont conservés ici. Par chance, ce n'est pas la tranquillité qui manque : je gage que les rustres comme Vigo n'ont jamais mis les pieds dans un endroit pareil. »
Il eut une moue amusée qui lui serra le cœur. Ses rares sourires étaient toujours touchants d'insouciance et elle se sentait privilégiée qu'il lui en adressât. Ils traversèrent des rues familières où musardaient quelques nobles endimanchés, avant de tourner dans la ruelle des Soupirs – un collier de demeures cossues qui ne se différenciaient que par les armoiries sculptées sur leurs portes. Profitant de chaque seconde que cette promenade leur offrait, elle laissa le silence s'étirer entre eux. Elle avait mille idées pour le briser, mais elle était consciente de la préciosité qu'il revêtait pour Cadell.
« Tous les hommes ne sont pas comme Vigo, Loeiza. »
La surprise arrêta son pas. Elle le jaugea, interdite. C'était la première fois qu'elle l'entendait se livrer de la sorte. Qu'y avait-il à répondre ? Elle n'avait jamais douté qu'il fût différent de ce malappris pour qui elle n'avait pas le moindre respect. L'avait-elle vexé pour qu'il se sentît obligé de s'en défendre ?
« Je... »
Elle fut interrompue par une porte qui s'ouvrit à la volée sur ce qu'elle devina être un majordome – sa livrée était trop richement ornée pour qu'il fût un simple domestique. L'homme tenait par le col un enfant au visage aussi crasseux qu'émacié. Il le jeta sur les pavés de la ruelle et vociféra :
« File de là, vaurien ! Et que je ne t'y reprenne plus à chaparder dans les réserves de Monseigneur. C'est une maison respectable ici, pas un pince-cul ni un trou à rat pour les crève-la-faim dans ton genre ! Allez, dégage de là avant que je fasse appeler la garde ! »
Loeiza étouffa un cri lorsque le gamin roula sur le sol et manqua de se cogner la tête. Perdant toute contenance, elle se précipita vers lui et lui soutint la nuque le temps qu'il reprît ses esprits. Elle ne put s'empêcher de remarquer son œil tuméfié et les éraflures qui morcelaient ses joues, peintes d'un mélange de sang, de larmes et de terre noirâtre. Il avait dû être battu pour arborer de telles blessures. Elle fut envahie par un sentiment d'injustice qui fit naître chez elle une rage bouillonnante. Ces gens-là n'avaient donc pas la moindre humanité ?
Elle sortit son mouchoir et entreprit d'essuyer ce qui pouvait l'être, consciente que rien ne guérirait l'estafilade la plus profonde : celle causée à sa dignité. Le garçon gémit. Elle leva les yeux. Cadell naviguait entre elle et l'enfant, inébranlable. Elle ne parvint pas à décrypter les émotions qui animaient son visage. Était-ce de la colère ? Il demeura ainsi un instant qui lui parut une éternité, avant de s'approcher à pas lent de la porte de la demeure où le majordome attendait, rutilant de hargne.
« Qui est ton maître ? », s'enquit-il d'une voix glaciale.
Loeiza vit l'autre gonfler le torse, la figure écarlate.
« Ça ne vous regarde en aucune façon. Monseigneur m'a confié l'intendance de cette maison et je n'laisserai pas tous les miséreux qui salissent nos rues piller les étagères de nos caves ! »
De là où elle se trouvait, elle entendit Cadell soupirer d'agacement.
« Vois-tu, ce hibou pourpré (il écarta sa cape d'épaule et pointa du doigt l'insigne bordé sur son doublet) signifie que ton maître ne peut être qu'un banneret de mon père ou de l'un des seigneurs qui partagent notre table. À en juger par ces colonnes de granit, ta livrée tape-à-l’œil et le peu de manières dont tu fais preuve, je dirais... Monseigneur Myrtall ? »
Le majordome blêmit.
« Bien. Je ne manquerai pas de l'entretenir des pratiques indignes qui fleurissent chez ses bannerets. En attendant, hâte-toi de nous apporter des linges propres. Cet enfant souffre par ta main. Prends donc aussi un panier de provisions afin qu'il ait de quoi nourrir les siens ce soir. »
Elle regarda l'autre disparaître derrière le battant de l'épaisse porte en bois en bougonnant. Son arrogance s'était évanouie à l'instant où Cadell s'était situé dans l'arbre hiérarchique du royaume. Elle ne se faisait aucune illusion : son empressement à lui obéir n'était qu'une tentative désespérée de sauver la place dont il s’enorgueillissait tant. C'était peine perdue. Si les D'Ello nourrissaient leur réputation de tels scandales, les Myrtall étaient des hommes du Nord. Sur ces terres que l'hiver frappait plus durement, on chérissait la vie d'un enfant pour ce qu'elle était : un miracle. De toute évidence, ce majordome l'ignorait ou n'en avait cure.
Loeiza se concentra sur la respiration sanglotante du garçon qu'elle berçait contre son sein. Elle avait l'impression que ses gestes étaient maladroits, inadaptés à la gravité de ce qu'il venait de subir, mais son instinct lui soufflait de continuer à l'abreuver de tendresse. C'était la seule chose qu'elle pouvait faire.
« Comment t'appelles-tu ? »
Il renifla :
« Tizio, Madame. »
Son cœur manqua un battement, mais elle s'abstint de corriger sa méprise. Madame. Elle coula un regard gêné vers Cadell, qui attendait à l'entrée de la cour intérieure, la stature solide. Était-ce si déplaisant d'imaginer... ? Non. Les paroles de Père lui tombèrent dessus comme des enclumes. Ferdo est trop arrogant pour consentir à une union qui lui serait aussi défavorable. Elle chassa ces pensées aussi vite qu'elles étaient venues.
« Où habite ta famille, Tizio ? »
Il haussa les épaules.
« Près des entrepôts. Mon père travaille là-bas. Il dit qu'il décharge des convois qui viennent de partout dans le royaume. Parfois il fait d'autres choses aussi, il gagne son pain comme il peut.
— Et ta mère ?
— J'en ai plus. Elle est morte de la fièvre. »
Elle se tut, accablée par le détachement qui perçait dans sa voix. Il n'y avait rien à ajouter. L'hiver apportait son lot de malheurs et la fièvre était sans nul doute la menace la plus dangereuse qui planait au-dessus de leur tête – une brume opaque qui frappait à l'aveugle, au sein de toutes les demeures quelle que fût leur taille et la richesse de leur mobilier. Loeiza eut une pensée pour sa propre mère. Était-elle encore vivante ? Ou bien avait-elle été fauchée par l'hiver elle aussi ?
Le majordome reparut, coupant le flot de ses réflexions. Essoufflé, il tendit à Cadell un tissu imbibé d'eau qui gouttait sur le sol et des provisions enveloppées dans un linge.
« Bien. À présent, va-t-en. Et si tu disposes d'un peu de discernement, fais en sorte de te trouver une autre maison avant que ton maître ne décide de se passer de tes services. Crois-moi, il ne manquera pas de le faire. »
La lourde porte à l'armature métallique se referma sur eux, emportant avec elle le visage déconfit du domestique. Cadell les rejoignit, les yeux empreints d'un reste de colère et d'inquiétude. Loeiza esquissa un sourire reconnaissant lorsqu'il se pencha sur Tizio pour nettoyer ses plaies. Elle avait de la peine à se l'avouer mais elle était submergée par l'émotion. C'était la première fois qu'elle le voyait assumer ainsi l'emblème de sa famille et la position qu'il lui conférait dans la société virentine ; c'était touchant que ce fût pour réparer une forme d'injustice.
Il offrit une main secourable à l'enfant, qui se releva tant bien que mal, le dos visiblement douloureux. Il lui tendit le paquet de victuailles.
« Tiens, garçon. Et à l'avenir, ne prends plus de risques inconsidérés. Ces maisons cossues sont toujours pleines de domestiques à toute heure du jour ou de la nuit.
— Faut bien qu'on mange, Monsieur. C'est qu'il y a beaucoup de bouches à nourrir à la maison », rétorqua Tizio.
Cadell se renfrogna.
« Quel âge as-tu ?
— Neuf. Bientôt dix.
— Tu sais lire ? Compter ?
— Un peu. Ça nous arrivait d'aller aux offices de Père Aurelio avec mon frère.
— Dans ce cas, va voir l'Intendant de la Compagnie des Marins, au port. Monsieur Viselli. Dis-lui que tu viens de la part de Cadell Di Salvieri. Il a souvent besoin de petites mains comme les tiennes pour effectuer des livraisons. Il saura te récompenser à la hauteur de tes efforts. »
Tizio sembla s'illuminer. Il formula des remerciements maladroits, avant de disparaître comme une ombre dans une ruelle attenante. Loeiza épousseta sa robe, envahie par une gênée teintée de tristesse. Fallait-il que l'époque fût injuste pour qu'un enfant de neuf ans se vît contraint de travailler pour se nourrir. Pour autant, Cadell avait fait ce qu'il fallait. Ce n'était pas seulement un gagne-pain qu'il lui offrait, mais surtout une chance de conserver sa dignité. Le vol et la mendicité n'étaient que des leurres. S'ils promettaient des larcins faciles, ils ne menaient bien souvent qu'à la corde ou au tombeau…
« Viens, ton père va s'inquiéter. »
Elle marcha un temps à ses côtés, toujours absorbée par le souvenir du corps frêle et désarticulé de Tizio qui roulait sur les pavés. Dans quel monde frappait-on ainsi un enfant sans défense ? Cadell l'arracha au marasme de ses pensées :
« Loeiza ?
— Désolée.
— Tu me parlais de tes recherches. Dis-m'en plus. As-tu découvert des choses intéressantes ? »
Elle sentit une vague d'enthousiasme l'engloutir. Elle sortit de sa besace le petit carnet aux pages écornées qui consignait les fruits de ses nombreuses lectures et le feuilleta avec frénésie.
« Pour le moment, je me suis concentrée sur les religions animistes. Il y a tellement d'ouvrages qui traitent de ces sujets, si tu savais ! Et tellement d'histoires passionnantes ! J'ai appris beaucoup de choses sur le lien qui unissait autrefois les esprits et les clans du Sud. De vieilles légendes que je ne connaissais pas. J'en ai lu différentes versions, mais toutes s'accordent à dire que le premier printemps était un présent des esprits pour apaiser les clans. Un signe de paix, si tu préfères.
— J'ignorais qu'il y avait eu des tensions entre les clans et les esprits, l'interrompit Cadell.
— Moi aussi. Je n'ai pas tout compris, mais les récits évoquent une présence de plus en plus envahissante des êtres humains aux abords de la forêt sacrée. Ils abattaient ses arbres pour leurs feux, chassaient ses animaux pour leurs soupers. L'arrivée du printemps les a tenus éloignés de la forêt en leur donnant des terres plus fertiles à cultiver. En échange, les clans ont multiplié les offrandes, les cérémonies… C'est d'ailleurs à ce moment-là que les Sylvains ont été créés, mais les ouvrages que j'ai consultés restent très vagues sur ce point. Ils ne m'ont rien appris de nouveau. »
Elle guetta les réactions de son ami sur son visage soucieux, mais il était impassible. Plus attentif qu'il ne l'avait été depuis longtemps. Elle enchaîna :
« Ce n'est que beaucoup plus tard que les territoires de ces clans ont été annexés au royaume. Il y a davantage de sources sur cette période-là, comme tu t'en doutes. C'est aussi là que tous les nœuds se forment. Je connais le contexte, les dates, les faits, j'ai tout retourné dans ma tête mais rien n'a de sens. Luccha avait certes des griefs envers Calia, mais je ne comprends pas comment les rebelles ont pu commettre ces atrocités. Ils vénéraient les esprits ! J'ai du mal à croire que de simples enjeux politiques aient pu prendre à ce point le pas sur des croyances centenaires. »
Sa voix défaillit sous l'émotion. Le souvenir du petit esprit recroquevillé au sol, agité de spasmes ensanglantés, était toujours aussi vif. Qu'est-ce qui pouvait justifier une telle cruauté ? Cadell sembla réfléchir, avant de secouer la tête :
« Je pense que tu t'égares en cherchant à les comprendre. Nul ne saura jamais pourquoi ils ont agi de la sorte. As-tu trouvé des choses sur notre mystérieux symbole ? »
Elle s'arrêta et le fixa. S'égarait-elle ? Toutes ces recherches n'avaient pas démêlé les questions qui l'habitaient, mais elles lui conféraient un doux sentiment d'allégresse. Elles la plongeaient dans ce passé qui l'intriguait tant, à la découverte de ces peuples qui lui étaient étrangers. Plus elle appréhendait leurs coutumes, plus elle avait le sentiment d'être en mesure de les comprendre. Ce n'était pas le cas de Cadell. Son esprit était un filtre impitoyable. Il ne laissait aucune place à la flânerie intellectuelle qu'elle affectionnait tant. Ce pragmatisme avait beau l'agacer, elle avait appris à le chérir. Il ancrait ses raisonnements, comme une bougie dans la nuit. Il la ramenait à son objectif, inlassablement. Elle sourit.
« Rien du tout. Pas l'ombre d'un indice. »
Il haussa les sourcils et lui donna un petit coup d'épaule.
« Je suis heureux de constater que cela te fait sourire. »
Elle ne répondit pas mais se réjouit de plus belle. En cet instant, peu lui importaient leur enquête, les croyances des Lucchans et la désobligeance de Maestre Niero. Il était parvenu à la détourner de la vision des bleus et des balafres de Tizio et cela l'emplissait de reconnaissance.
(J'ai bien fait de le lire x) )
La confrontation entre les deux héros est bien amenée, la scène richement décrite sans excès pour autant, et Loeiza met Cadell face à ses incohérences dont il n'avait pas conscience. Elle est le pendant et la continuation de la scène du chapitre 3, je trouve tout cela très structuré !
La deuxième partie, émouvante, s'appuie avec intelligence sur le regard critique de Loeiza pour casser le cliché du chevalier blanc défenseur de l'orphelin, alors même qu'elle est très touchée par le geste de Cadell. L'équilibrage n'est pas facile et je trouve que tu t'en tires très bien !
Très joli chapitre, avec ce balancement permanent entre espoir et désespoir pour Cadell et Loeiza. Quand ils parlent de résignation et d'acceptation, je trouve que ça s'adapte aussi très bien à leur relation. Même si je refuse de l'accepter !!
Je commençais à me demander quand Cadell allait user de sa position sociale pour faire un truc bien que son père ne ferait probablement pas, et la scène avec le petit garçon dans la rue est tombée à point ! Dans ce passage aussi, on sent bien l'admiration et la fierté de Loeiza envers Cadell, tes mots traduisent très bien tout ça !
C'était un plaisir de retrouver tes personnages autant que ton style ! J'ai hâte de découvrir la suite !
Tous les deux sont réalistes sur leur avenir qui s'annonce sombre, c'est tellement triste :(
On commence à en apprendre davantage sur les esprits et le pourquoi de l'attentat... j'espère qu'ils pourront mener leur petite enquête, et que Loeiza aura encore un peu de temps pour éplucher les livres de la bibliothèque...
Sinon je suis toujours follement intriguée par toutes ces histoires d'animisme, tout ce qui concerne l'organisation du royaume... si je devais critiquer une chose ce serait peut-être que ces deux personnages passent beaucoup de temps à réfléchir à leurs émotions, au point que ça en prend parfois un peu le pas sur l'intrigue. Quand est-ce qu'on en saura plus ???!!
Par contre j'adore toujours autant ton style, il est élégant et très agréable à la lecture ^^
Il est vrai que Cadell et Loeiza galèrent un peu à trouver leur chemin dans toutes les contraintes qui pèsent sur eux, mais pas mal de choses vont se mettre en mouvement dans les prochains chapitres. ;)