CHAPITRE 6
La population dans son ensemble n’avait pas oublié sa princesse Calicia et les vingt ans écoulés depuis sa disparition n’avaient altéré en rien la ferveur populaire à son égard. Son retour inespéré, suivi de son brutal décès, avait créé un vif émoi dans tous les foyers et fortifié sa légende. Rendues publiques, les circonstances de sa captivité avaient attisé l'hostilité générale contre Scovia et, hélas, envers les rares Scoviens émigrés et intégrés. La révélation de l'existence d'Ander et de Tiana, ses enfants et prétendants légitimes au trône, avaient cependant mis du baume au cœur du peuple et apaisé ainsi les tensions.
Lors des funérailles de leur mère, Ander et Tania se rendirent compte de l’aura collective dont elle bénéficiait toujours. Dans les rues de la ville, le carrosse noir en lévitation abritant le cercueil rencontrait une foule recueillie, dont une majorité en pleurs. Les haies massées sur le passage du cortège avaient pour les orphelins des regards bienveillants remplis d’espoir. En revanche, en tête du cortège, le roi Kolyan et sa garde personnelle suscitaient des réactions de méfiance et de crainte. À l'arrière de la procession venaient les conseillers, dont Ligi Mokyat, enfin rétabli de sa fatigue. Suivaient ensuite dignitaires, bourgeois, citoyens modestes et, en queue du défilé, un orchestre jouait des airs kanerantes tristes. Quelques magiciens radiants ornaient les mélodies de sortilèges lumineux, donnant à l'ensemble une atmosphère fantasmagorique.
Au faîte d’une colline, des spirites, dévolus à la royale inhumation et entourant le temple, terme du cortège, attendaient avec respect. À l’extrémité de l’édifice, Ander, Tiana, Jord et Kolyan firent cercle autour du cercueil toujours en lévitation tandis que conseillers et dignitaires venaient offrir un ultime hommage magique à la défunte comme le voulait la coutume.
Sans apparat, isolée au milieu d'un bois, la sobre tombe creusée avait surpris Ander. Comme il tentait de partager son étonnement avec son oncle, ce dernier lui intima d’ouvrir grand les yeux. Sous les puissants chants funéraires des spirites et sans aucune aide physique, le cercueil plongea dans la fosse. Soulevées par des télékinésistes, des masses de terre se déversèrent dessus. Enfin, les biomanciens s'approchèrent, celui de tête proposant à Ander un écrin pour ouverture. Une graine y reposait et le magicien l'invita à la mettre en terre sur la tombe. Mains levées et en cercle autour de la sépulture, les biomanciens se concentrèrent. Une pousse en jaillit rapidement, elle se transforma en un arbuste aux jeunes feuilles et fines branches. Puis, se déployant à une vitesse impressionnante, accompagnée de puissants craquements, il devint un arbre au tronc épais et à la frondaison dense, atteignant cinq mètres. Enfin, une spectaculaire floraison l'habilla de jaune. Les biomanciens se retirèrent, cédant la place au roi Kolyan Vélès qui, devant le large tronc, invoqua une flamme vive. Tout en pyrogravant le nom de CALICIA dans l'écorce du géant, iIl déclara :
— Sœur bien-aimée, défunte Reine de Kanera, que cet acacia demeure à jamais ton messager ici-bas, qu'il soit le reflet de ton âme voguant désormais dans l'univers sans fin de nos ancêtres. Que cet arbre témoin s'épanouisse ou se flétrisse selon les bons ou les mauvais choix de notre famille pour le royaume ! Calicia Vélès, nous serons toujours là pour t'écouter. Voyage en paix et offre-nous ta protection.
Concentré sur les mots de son oncle, Ander perçut un étrange frôlement sur son front. Il regarda alentour et surprit la neuromancienne Jozlyn Tocrane, membre du conseil, le percer de son regard. Elle se détourna vivement. Avait-elle profité de son accablement pour parasiter ses pensées ?
Après la cérémonie, l'ensemble de la famille royale, les conseillers, les dignitaires ainsi qu’une partie de la foule se rendirent au palais dans l'immense salle du trône. Autour de l’estrade où siégeait Kolyan avec Ander et Tiana à ses côtés, les conseillers se tenaient en demi-cercle. L’air chargé d’encens vibrait de mélodies kanerantes. À l’arrêt de la musique, le roi se leva et sa voix résonna par magie dans toute la salle :
— Chers dignitaires étrangers et peuple de Kanera, après l'infinie tristesse nous ayant affligés lors des funérailles de notre reine légitime, veuillez vous réjouir et honorer son successeur, son fils, enfin retrouvé après un long exil en Canamérie avec sa sœur Tiana. Messire Ander Palladim, veuillez approcher, je vous prie.
Le jeune homme se leva, intimidé par les centaines d’yeux rivés sur lui. Il rejoignit son oncle, la démarche hésitante. Kolyan reprit :
— Messire Ander Palladim, trente-troisième descendant de la dynastie de Begtarva, fils aîné de la défunte reine Calicia Vélès, héritier du trône de Kanera, je vous reconnais aujourd'hui comme notre Roi légitime et serai dorénavant votre humble sujet.
Kolyan s'agenouilla, retira sa couronne et la tendit à son neveu. Les conseillers et la multitude s'agenouillèrent à leur tour dans un murmure admiratif. Ander saisit la couronne, la posa sur sa tête, puis répéta une phrase élaborée la veille avec son oncle. Kolyan propagea la voix mal assurée du jeune homme à toute l'assemblée :
— Cher peuple de Kanera, dignitaires étrangers, vous tous ici présents, c'est pour moi un immense honneur de devenir le protecteur du royaume et votre souverain, mais c'est un honneur que je me dois de reporter.
Étonnée, la salle frémit d'un grondement soudain. Ander poursuivit malgré le malaise engendré :
— En effet, la sagesse me dicte de confier la couronne à plus expérimenté que moi, jusqu'à l'âge de ma majorité. Ces trois ans de transition me permettront d'apprendre tout ce qui fera de moi un bon roi, un magicien accompli et un protecteur efficace du royaume. C'est pourquoi ma première décision en tant que roi de Kanera est d’en confier la régence à mon oncle Kolyan Vélès. Celle-ci prendra fin le jour de mes dix-huit ans où je recouvrerai la totalité du pouvoir. Si je venais à disparaître avant cette date, la princesse Tiana Palladim me succédera immédiatement, investie de la totalité de la charge royale.
La foule flottante gronda encore plus. Maîtrisant son angoisse, Ander conclut :
— Messire Kolyan Vélès, trente-et-unième descendant de la dynastie de Begtarva, fils cadet de la défunte reine Plimée, je vous nomme aujourd'hui régent du royaume de Kanera et ce jusqu'à ma majorité ou à défaut selon les dispositions des lois constitutionnelles de Kanera. Et je serai votre sujet pendant toute votre mandature.
Ander s'agenouilla, retira la couronne à son tour et la tendit à son oncle, affichant un regard voilé sous un front en sueur. Kolyan s'en saisit avec maladresse, s'en coiffa avec difficulté. Les conseillers et une majorité de citoyens se prosternèrent, mais la minorité restante s’interrogeait. Certains plus décontenancés s'agitaient, d’autres quittaient carrément la salle en désordre. Le plus haut gradé de la garde civile, en poste avec ses hommes devant l'estrade royale, fit jaillir de ses mains un flux électrique tranchant pour couvrir le tohu-bohu et regagner l'attention du parterre, avant de hurler:
— À genoux devant le régent Kolyan Vélès ! Tout manquement sera interprété comme une haute trahison !
Immédiatement, presque tous les indécis obtempérèrent. Mais, tandis que résonnait une nouvelle fois l’hymne kanerante, tous remarquèrent la garde civile emmenant manu militari les récalcitrants encore debout ou tentant de quitter discrètement les lieux.
Avant de clore la journée par un grand banquet organisé en l'honneur des récents événements, chacun avait pu regagner ses appartements pour se rafraîchir ou se reposer. Aidé par la biomancie de Tiana, Jord, éreinté par l’émotion des funérailles, s'était endormi. Inquiet, Ander lui demanda :
— Tiana, que penser de Kolyan après la réaction du peuple aujourd’hui ?
— Il n'est apparemment plus apprécié.
— Tu as vu son état lorsqu’il a dû ceindre de nouveau la couronne ?
— Il était terrifié.
— Par quoi ?
Tiana leva les yeux au ciel, agacée :
— Que tu changes d'avis ! Que tu gardes le pouvoir ! En un instant, tu aurais pu tout chambouler…
— Tu crois ? Pourtant, il était fier de m'annoncer ma légitimité. Il a même refusé que je lui cède définitivement la couronne.
— Même un roi se doit d’obéir à la Constitution, d’observer les traditions. Et il devait bien se douter qu'un jeune Canamérien, étranger à Kanera, refuserait la couronne !
— Oui, tu dois avoir raison.
— Tu en as déjà douté ?
Il la fixa avec ces yeux incrédules auxquels Tiana commençait à s'habituer et sourit. Cependant, sarcastique, il enchaîna :
— Alors dis-moi, Tiana la perspicace, pourquoi le peuple n'aime-t-il pas notre oncle ?
— J'ai ressenti le profond amour de la foule pour notre mère… et peut-être s’attendaient-ils à voir son fils accéder immédiatement au trône. Ils ont vu en toi un espoir, un renouveau. Tu es plus légitime que Kolyan. C'est peut-être simplement ça qui a perturbé pas mal de monde quand tu as rendu la couronne.
Elle avait énoncé cette dernière hypothèse sans grande conviction, persistant cependant sur l’exaspération et le rejet du peuple envers Kolyan.
— C'est grave ! s'exclama Ander. Si les gens sont si déçus par Kolyan, c'est qu'il a dû commettre des fautes graves ! Et les conseillers, tu as pu lire en eux ?
— Non, je n'y arrive pas. Ils sont hermétiques, c'est comme si je tentais de décrire leurs couleurs en les voyant en noir et blanc. Étrangement, Kolyan est pourtant facile à déchiffrer, comme papa, toi ou mes anciens camarades de classe. Vous brillez de mille feux quand vous éprouvez quelque chose !
— Fantastique... ironisa Ander. Je ne sais pas si ça me plaît...
Tiana lui adressa un sourire crispé avant de changer de sujet :
— Écoute, ce soir au banquet, nous essaierons prudemment de récolter des informations. Ce pays est plus compliqué qu'il n'y paraît.
— Il faut garder en tête qu'un traître, homme ou femme, rôde parmi nous. Pendant les funérailles, je crois avoir senti Jozlyn Tocrane sonder mes pensées.
— Cette femme me donne le frisson… souffla Tiana. Elle ressemble à un cadavre hirsute, un corps squelettique vêtu d’un suaire noir. Et tu as vu ses yeux ? Translucides et enfoncés dans leurs orbites !
— Méfions-nous d'elle et de… Kolyan. Et aussi de Pénélope Ruisso, la spirite.
— Pourquoi ?
Ander lui rapporta la funeste prédiction non réalisée de la conseillère. Tiana ne sembla pas s'en inquiéter :
— Sa franchise l’honore, si elle nous veut du mal elle aurait gardé sa vision pour elle, non ?
— Pas faux... et arrête d'être intelligente comme ça, c'est vexant.
Il lui sourit, les yeux remplis de fierté. Tiana le serra dans ses bras.
La taille de la salle des banquets rivalisait en dimensions avec celle du trône. Sur les innombrables tables, des nappes argentées ployaient sous de multiples victuailles. Il en émanait de bonnes odeurs de grillades et d'épices. Sur scène, des danseurs virevoltaient sur des airs de l'orchestre. La riche table décagonale du conseil surplombait les convives. Ander s’y sentait bien seul, envahi de doutes et de questions. Il jetait souvent des regards mélancoliques à sa sœur et à son père qui festoyaient plus loin en bonne compagnie. Le jeune homme chipotait dans son assiette comme sa vis-à-vis Jozlyn Tocrane qui se contentait de toutes petites bouchées de légumes. La neuromancienne lui jetait parfois des regards en coin tout en conversant avec son voisin Foh Barbona. Ce dernier s'empiffrait comme un ogre et préférait faire léviter les plats vers lui sans le secours d’un serviteur trop lent pour son appétit. Anisha Salvanori et Ligi Mokyat étaient en grande discussion, le spatiomancien manifestement amusé par l'ébriété avancée de son interlocutrice. Pénélope Ruisso tentait d’échanger ses prémonitions météo avec qui voulait bien lui prêter attention. La radiante Davosa Freya se plaisait, par goût, à trop cuire sa viande avec son pouvoir. Kolyan et Hiran Soloman débattaient à propos d'éducation et de pédagogie. Seul Iscarius Jade, assis à droite d'Ander, mangeait silencieusement, absorbé par le retrait des arêtes de son poisson frit. Il souriait parfois à Ander, s’adressant à lui avec des "je pourrais transmuter les arêtes de mon poisson en air pour m'éviter de trier, mais ce serait gâcher mon pouvoir, n'est-ce pas ?" ou encore "Sais-tu comment on pêche les poissons en Kanera ? Par radiance, on électrifie une zone du lac et il n’y plus qu'à se baisser pour ramasser les cadavres flottants !". Ander répondait poliment malgré son détachement. Mais à un moment, le transmutateur le prit par le bras et planta ses profonds yeux bleus dans ceux du jeune Palladim. Ses longs cheveux blonds et sa courte barbe claire encadraient un visage fin et agréable, à l'âge indéfini, qui devait beaucoup plaire aux femmes. Il interrogea Ander d'un ton abrupt :
— Que penses-tu de la transmutation ?
— ... Je ne sais pas, je n'y connais pas grand-chose. Un magicien en Canamérie m'a dit que ce don permettait de transformer des éléments… une magie plutôt artisanale….
— Ah ! Même en Canamérie, on nous traite d'artisans ! C'est terriblement contrariant, s'offusqua Iscarius.
— Je suis désolé, je ne fais que répéter ce...
— La transmutation est l'art magique le plus noble ! s’insurgea-t-il. Elle permet de transformer le monde ! Elle nous offre la possibilité de créer des alliages propres à de puissants enchantements ! Sans les transmutateurs, beaucoup de mages seraient limités !
— Oui, maître Jade, je vous crois sur parole.
— Très bien. Ton oncle ne semble pas avoir tes capacités de jugement.
Ander méfiant ouvrit la bouche mais Iscarius le devança :
— Kolyan est un radiant et, en tant que tel, il se croit au-dessus du lot. Ça impressionne la populace de savoir lancer des éclairs ou de provoquer des explosions ! Alors que les talents de mes semblables sont si peu mis en valeur.
— J'en suis attristé, murmura Ander.
Le transmutateur le fixa étrangement, puis croisa les bras :
— Que sais-tu des artefacts ?
— … Rien, je l'avoue.
— Seuls les transmutateurs de haut niveau, comme moi, savent créer le curiom, un métal aux propriétés magiques exceptionnelles. Il est d'une grande valeur et inaccessible aux classes populaires. Tiens, par exemple, l'élévateur qui te permet de monter dans tes appartements est fait de curiom. C'est un artefact.
— Je croyais pourtant que seule la magie de Markel le faisait s'élever… s'étonna Ander.
— Oui, en partie. La plaque a été enchantée pour optimiser la télékinésie et stocker de l'énergie magique. Si ce n'était pas le cas, le pauvre Markel serait exténué pour la journée après une seule ascension !
Le jeune homme n'en revenait pas. Il découvrait seulement maintenant un énorme pan de la culture magique de Kanera. Iscarius continua, encouragé par le regard curieux de son interlocuteur :
— Nous les conseillers possédons également une bague de curiom, qui nous permet de stocker nos surplus quotidiens de magie pour les réutiliser à loisir. Nous pouvons ainsi dépasser nos limites.
— Ne pourrais-je pas avoir une telle bague ? demanda Ander, les yeux brillants.
— Hélas, pas pour le moment. Il en existe une destinée à l'héritier, siégeant au conseil, mais… elle est en possession de Némasis, la fille de Kolyan. Cependant, il va être difficile de la persuader de te la céder... surtout après… Tu m’as compris !
Ander, ayant oublié cette cousine absente, se dit que lui réclamer la moindre chose serait une idée très stupide, vu les circonstances.
— Mais Kolyan a pris les devants, le rassura Iscarius. Il a demandé la création de deux nouvelles bagues pour toi et ta sœur. Cependant la confection et l'enchantement ne se font pas en claquant des doigts ! Vous les aurez dans quelques semaines.
— C'est si long ?
— Quand Hiran t'expliquera comment se passe un enchantement, tu comprendras. Je suis pourtant étonné que tu ne saches rien des artefacts...
— Pourquoi ?
Le regard d'Iscarius se fit plus intense. Ander compléta :
— Vous savez, c'est la première fois que j'entends parler d'artefacts, alors... Et puis j'ai vécu en Canamérie, le pays n'est pas réputé pour en fabriquer ou même faire de la magie.
— Oui, c'est juste... Pourtant, tu as une babiole magique autour du cou, tu ne savais pas ?
Ander se tétanisa en pensant au collier de sa mère, caché sous sa tunique. Il leva instinctivement la main à sa poitrine et fixa Iscarius Jade avec méfiance :
— Comment savez-vous...
— Je suis un transmutateur, Ander, tu n'ignores quand même pas qu'un transmutateur ressent les éléments et encore davantage les objets magiques !
— Je ne pensais pas...
— Que c'était aussi clair ? Et bien si. Tu as un artefact autour du cou. D'où vient-il ?
Réfléchissant à toute vitesse, Ander n'avait aucune envie de révéler sa provenance. Il prit un air détaché, maîtrisant les tremblements de sa voix pour débiter :
— Oh, ça, c'est Pitare le magicien de Danecan, un biomancien honkonien, qui me l'a donné. Il m'a enseigné mes premières bases de magie et m'a fait cadeau du collier quand j'ai réussi ma première flamme. Il m'a dit que le collier m'aiderait à me concentrer. Mais de là à imaginer un artefact… Vous devinez son pouvoir ?
— Je sens que c'est un catalyseur, comme ma bague, mais pas très puissant. On en trouve des similaires pour pas trop cher au marché magique. Ce qui m'étonne, c'est sa matière. Pas de curiom, ni aucun autre métal d'ailleurs. On dirait... de la glace.
— Vous plaisantez ?
— L’agencement que je perçois me rappelle celui de la glace. Me laisserais-tu l'examiner ?
— Je… ne sais pas si...
Une main ferme se posa sur l'épaule du jeune homme. C'était Foh Barbona, le télékinésiste.
— Pardonnez-moi, Messire Ander, je dois m'entretenir seul à seul avec notre ami Iscarius. Accepteriez-vous de me céder votre place quelques minutes ?
Ander ne sut si cette intrusion l’agaçait ou tombait à point nommé. Il n'avait, en effet, aucune envie de montrer son collier au transmutateur, ni de se justifier. Il accepta volontiers de céder son siège, malgré la frustration de maître Jade, et en profita pour s'éloigner sur le balcon. Il avait eu chaud.
La froidure du soir le vivifia. Le balcon offrait une vue nocturne spectaculaire sur la cité, piquetée de myriades de torches, rehaussant l'éclat argenté d’une lune à moitié pleine. Luminosité contrastant avec l’impénétrable manteau sombre du lac Bakale. Ander glissa la main dans son encolure et saisit la pierre bleue du collier. Ne devait-il pas le dissimuler dans ses appartements pour éviter qu'Iscarius Jade ne soit tenté de nouveau par un soi-disant cadeau de Pitare. Le présent de sa mère était donc un artefact. De faible puissance d’après le transmutateur, mais avait-il bien vu ? Ou menti ? Quelles étaient les réelles capacités du bijou, la source du pouvoir convoité par Scovia et le fameux traître ? Alors qu’il portait ce collier depuis dix années, ses pouvoirs ne s’étaient révélés que six jours auparavant… Fixant la lune, perdu dans ses pensées, il détecta des formes silhouettées par l’astre. Ce qu’il prit d’abord pour un vol d’oiseaux grossissait en se dirigeant vers lui. Bientôt, sept cavaliers chevauchants des montures ailées virèrent dans la grande cour, puis atterrirent dans un sifflement. Une voix féminine vociféra contre des serviteurs accourus, trop lents à s’occuper des étranges animaux. Ander regardait le petit groupe s’éloigner lorsque, à côté de lui, une voix le fit sursauter :
— Némasis est enfin rentrée. Kolyan va se faire un plaisir de ne pas la sermonner.
Nonchalamment accoudé à la balustrade de la terrasse, le spatiomancien Ligi Mokyat l’observait, un verre de vin à la main. Ses petits yeux gris animaient un visage taillé à la serpe, ses longs cheveux noirs retenus en catogan luisant sous l’éclat lunaire. Malicieux, il entreprit le jeune homme :
— Désolé d'interrompre votre pause, Messire Ander, j'avais besoin de me soustraire au monologue de maîtresse Salvanori, quoique charmant même trop arrosé. Elle oublie, cependant, qu'une conversation se fait à deux.
Il éclata de rire et vida son verre d'un trait. Observant les serviteurs ramener les montures ailées dans leur étable, Ander après un sourire de politesse interrogea le spatiomancien:
— Quels étranges animaux ? Il me semble en avoir déjà aperçu hier, devant le palais.
— Ce sont des pegas, importés d'Amazonis. Leurs biomanciennes sont très douées pour créer des chimères… des hybrides magiques si vous préférez.
— Je croyais les biomanciens seulement capables de guérir ou de sentir la vie et les individus alentours, s’étonna le jeune homme.
— Justement, ce sont leurs capacités à ressentir cette vie qui les dote de grandes connaissances pour les processus biologiques à l’œuvre… ils peuvent ainsi les modifier. Bien sûr, c’est réservé aux plus puissants d’entre eux. Les Amazones sont très fortes. Les Honkoniens se débrouillent pas mal aussi, mais leurs chimères ont une existence très courte...
— Au fait, Messire Mokyat, avez-vous pu sauver le Honkonien Pitare ?
— Qui ?
— Le magicien qui était avec moi à Danecan ! Il était inconscient et caché sous un buisson lors de ma récupération ! Kolyan m'avait promis de vous en parler...
Devant l'air stupéfait du maître spatiomancien, Ander sentit une vague de colère et de désespoir déferler sur lui. Ligi secoua tristement la tête :
— Désolé mais Messire Ander, Kolyan n’en a rien fait.
— Mais… vous deviez sauver Pitare dès votre remise sur pieds !
— Je ne suis sorti de ma léthargie que ce matin… je pense que la grosse journée vécue par le roi a chassé votre souhait de son esprit.
— Ça fait presque deux jours que je suis ici ! Pitare est sûrement mort !
Ligi Mokyat, pris de pitié devant l’accablement du jeune homme, proposa :
— Il est encore temps de le retrouver.
— Vraiment ? Je croyais que la téléportation épuisait toute votre énergie ?
— Vous avez raison, mais avant un véritable voyage, nous pouvons ouvrir une petite brèche afin de voir le parc de Danecan, où nous vous avons récupéré. C'est moins coûteux en énergie et vous me guiderez ensuite.
— Oui, merci infiniment !
— Ne soyez pas surpris par le décalage horaire, c’est encore l’après-midi là-bas. Et prévenez-moi si un Scovien, spatiomancien de surcroît, vous remarque, je devrais stopper le sortilège. En effet, il pourrait maintenir ouvert le portail voire l'agrandir et je serais alors trop affaibli pour l'en empêcher. Il n’est pas question de leur offrir une voie d'invasion aussi facilement, n'est-ce pas ?
— Bien sûr que non !
— Alors préparez-vous.
Bras tendus et yeux fermés, Ligi Mokyat inspira. Devant ses paumes, l'air scintilla. Un filet d'espace se tordit vers l’infini en une bulle, atteignant très vite la taille d'une pastèque. Une fragrance de cendre mouillée s'en échappait. Le jeune homme s’approcha prudemment de la sphère flottante et s’en servit comme une paire de jumelles magique. Pendant un instant, il se demanda si Ligi ne s'était pas trompé d'endroit. Dans le parc, la végétation avait entièrement brûlée, le sol était noir et luisant, parsemé de rares troncs calcinés. Un crachin transformait la cendre en boue noirâtre. Aucune âme qui vive… Au loin, on distinguait les restes de l'ancienne école de Tiana au milieu d’autres ruines incendiées. Le ciel obscurci par une épaisse fumée avait effacé le soleil Canamérien. Il indiqua au spatiomancien l’entrée sur la droite. La bulle avança malgré l’immobilité d’Ander, provoquant un vertige. Le buisson ayant dissimulé Pitare apparut et il constata avec effroi qu’il avait aussi grillé. Son cœur cognait dans sa poitrine, appréhendant de découvrir le squelette fumant de son ami. Par chance, l'endroit était vide, aucune trace de Pitare. Il fouilla les alentours de la sphère en quête d'un indice et tressaillit. Surgissant au détour d’un mur, une femme maigre de taille moyenne en robe grise fit face à la sphère. À sa vue, Ander frissonna. Sous une longue chevelure rousse s’échappant de sa capuche, des yeux verts illuminaient un visage blême aux lèvres arquées vers le bas. Elle mêlait beauté juvénile et repoussante vieillesse. S’agitant en tous sens, le regard de l’inconnue se fixa sur la sphère :
— Ander Palladim ?
Déformé par la sphère, son timbre doux et grave surprit le jeune homme, plus que la question. Intrigué, il resta coi.
— Ander Palladim ? C'est vous ? Il faut me suivre, je vous guette depuis des heures…
Comment cette femme, ne devinant que ses yeux, connaissait-elle son nom ? Il retint sa respiration.
— Le Honkonien est mal en point, il m'a dit de vous attendre ici, venez, je vous en prie !
Elle avait vu Pitare ! Vivant ! Cependant, méfiant, il attendit encore.
— Il est mourant ! Venez ! Vite !
Amoindrie par l'effort magique, la voix de Ligi Mokyat s’inquiéta :
— Que se passe-t-il ? J’entends une voix…
Ander l’ignora, pressé d’interroger la femme :
— Qui êtes-vous ? Où est le Honkonien ?
— Je suis une habitante de la ville ! Le pauvre homme est chez moi, il est très mal en point, il vous demande !
Épuisé, Ligi Mokyat réitéra sa question :
— Bon sang ! À qui parlez-vous ?
Sourd au spatiomancien, Ander toujours sceptique continua :
— Dites-moi où vous habitez, j’irai voir par moi-même.
— Quelques rues plus loin, dans le quartier. Il faut me suivre ! C'est urgent !
— Comment s'appelle ce quartier ?
La femme ne répondit pas.
— Comment s'appelle ce quartier ? Là, où sommes-nous ?
— Je... ce n'est pas le moment !
— Répondez ! Vous habitez la ville, oui ou non ?
Prise au dépourvu, elle révéla son vrai visage en éructant :
— Tu l'auras voulu, gamin !
Avec un cri de fureur, elle se jeta sur la sphère et l’entoura de ses bras frêles. Ander constata avec horreur l'ouverture se tordre, puis s'agrandir. Ligi Mokyat hurla :
— Noooon ! Arrêtez-ça !
Le spatiomancien se recroquevilla autour de la sphère grossissante, tentant de la dissiper avec son pouvoir, mais ne parvint qu'à ralentir sa croissance. Ander paniqua :
— Une Scovienne déguisée ! Je fais quoi ?
Ligi ne répondait plus, totalement pris par l'effort. Désemparé, en proie à la culpabilité, le jeune homme vit, par les vitres du balcon, des convives intrigués regarder dans leur direction. Il plongea à nouveau les yeux dans la sphère. La femme rousse avait l'air d'une furie, hurlant de rage sous l'effort magique. Elle leva la tête et cria en direction du ciel, sa voix prodigieusement amplifiée portant jusqu'aux confins de la ville :
— Je le tiens ! Aidez-moi !
Quelques secondes plus tard, un second portail émergea à proximité d’elle. Deux portails en enfilade étaient visuellement dérangeants, cependant Ander se concentra sur la seconde sphère où un visage se dessina. Celui d'un homme, marqué par le temps et la souffrance, ses traits burinés noyés dans une épaisse barbe blonde grisonnante. Une large tresse au sommet de son crâne rasé sur les côtés parachevait l’effroi dégagé par le personnage. L'homme planta ses yeux gris dans ceux d’Ander. Les deux sphères grossissant toujours, le jeune Palladim se tourna vers Ligi Mokyat, toujours arqué sous l’effort. Sentant des invités inquiets approcher des portes vitrées, Ander décida d'agir. Effleurant la sphère, ses mains dirigées vers la Scovienne, il invoqua le frisson caractéristique déjà éprouvé par sa nuque et sa colonne vertébrale. Toute son énergie fut propulsée mentalement à travers le portail. Le capuchon et la robe grise s’embrasèrent. Tandis qu’elle criait de rage et de douleur, le visage de l'homme barbu se déforma de haine. Se débattant sous les flammes, la Scovienne lâcha la sphère de Ligi, rétrécissant enfin. Ander eut le temps d'apercevoir l'effroyable personnage catapulter ses bras vers lui et il se sentit, un bref instant, aspiré. Heureusement, le portail se referma sur Danecan et le hurlement de son agresseur résonna une ultime seconde sur le balcon, où Kolyan et les autres conseillers avaient fait irruption.
Granitique, le régent fusilla Ander du regard.
Me voici à jour de ton histoire :) May te l'avait signalé, mais il y a encore des lettres barrées, de ci de là ; ce sont des traces de BL ou je ne m'y connais pas !
Je vais me répéter, mais tu as de trop gros paragraphes. Quand on voit ces gros pavés, ça à tendance à crisper. J'ai fait attention en les lisant, ce sera très facile de les découper. Rien que ça, ça contribuera à aérer ton texte !
J'aime bien cet afflux de personnages ; le fait qu'ils représentent chacun une spécialité magique aide à ne pas les confondre (les noms sont tous très différents, mais comme il nous sont étranger, c'est encore difficile de s'y accrocher).
J'aime bien Kolyan. Y a des trucs louches autour de lui c'est sûr (l'énervement des gens durant la cérémonie (alors qu'ils ne connaissent absolument pas Ander et que celui-ci est trop jeune : ce sont des réactions bien trop fortes pour être anodines) mais aussi le fait qu'il... ne mentionne pas sa nièce. C'était quand même pas un détail insignifiant ahaha). Tiana (y a une coquille sur son nom au tout début du chapitre d'ailleurs) me plaît beaucoup. Elle est très simple, douée et bien plus perspicace que son frère.
En fait, j'ai encore du mal avec le personnage d'Ander. Comme tu as tendance à passer ses paroles en narration, on n'entend pas encore trop sa "voix". Et puis... bon, la fin de ce chapitre... il passe quand même pour un adolescent parfaitement imprudent.
C'est peut-être l'effet cherché, mais je me demande s'il ne serait pas mieux que cette rousse le prenne de vitesse. Elle évoque Pitare, ça le pousse à lui parler, mais Ligi lui reproche de discuter avec quelqu'un et, alors qu'Ander lui dit de refermer, la femme l'attrape ?
Si tu rends la scène rapide, hors de son contrôle, je pense que ça servira mieux ton héros.
Dernier point, Jord. A force de le faire dormir sur deux scènes de suite, on a l'impression que tu ne sais pas trop quoi faire de ce personnage. Ce flottement n'est pas très heureux. J'ignore ce que tu prévois pour lui, mais il faudrait peut-être le rendre "actif".
Il pourrait fuir ses enfants pour explorer les lieux et rencontrer les habitants (avec réaction des-dits enfants). Rester prodiguer des conseils à Ander, ou juste prêter une oreille attentive. Les encourager dans l'apprentissage de la magie pour rattraper sa colère d'avant.
Je trouve super que tu aies décidé de garder ce père (souvent, les parents meurent dans les romans jeunesse pour faciliter l'émancipation des héros), mais du coup n'aie pas peur d'en faire un personnage à part entière ♥ (j'aime bien les parents investis dans les romans jeunesse).
En tout cas y a plein de potentiel à ton histoire ! Et on sent ton plaisir à créer ce monde, cette magie, ces règles... Plein de courage pour les corrections et la reprise !
D'abord concernant Jord : Pas de soucis, il est bien utilisé dans la suite. En fait je pense que rien n'est laissé au hasard dans mon histoire, tout est utilisé tôt ou tard. Même sa faiblesse actuelle. Vous me direz dans la suite.
Ok pour scinder les paragraphes c'est un bon conseil.
Pareil pour Ander, son imprudence va évoluer, beaucoup de choses vont évoluer, comme pour Tiana. Idem pour presque chacun des personnages du Conseil.
Ok pour la rapidité de la scene de la bulle, je vais revoir ça.
Je note tous vos conseils soigneusement, je reviendrais sur le texte un peu plus tard, comme dit precedemment je suis en plein rush pour l'appel a texte PA.
Merci A+
Comme dans le chapitre précédent, il y a de nouveau "reine" utilisé au lieu d'"héritière" deux fois dans le texte.
Il faudrait que j'étudie plus en détail la question mais dans le cas d'une régence, le Roi ne devrait pas retirer sa couronne (le symbole de son pouvoir) et le donner au régent, ni déclarer être son sujet. Le régent épaule et enseigne au Roi (trop jeune) mais il n'a le pouvoir qu'en tant que pont.
Enfin, le dernier paragraphe avec la 'bataille' avec les sphères est un peu confus. J'ai dû relire certines phrases plusieurs fois pour savoir ce qu'il se passait.
C'est tout ce que j'ai remarqué dans ce chapitre, j'apprécie qu'on en apprend plus sur le système magique et le royaume!
Concernant régence et couronnement, oui tu as raison, dans notre histoire en général c'est ainsi, mais j'ai voulu modifier cette culture pour le roman. Un peu comme certaines audaces et decalages qu'on peut connaître de certains Napoleons et compagnie :D
Oui la description de ces scenes a travers deux spheres dimensionnelles n'a pas été de tout repos pour moi, j'ai conscience que certains passages sont confus.
Je vais attendre un peu avant de poster le chapitre suivant, je vais d'abord corriger ton chapitre.
Merci et à bientot