Le jour se levait et pas un seul mot n'avait quitté la bouche de son père. Siegfried ne s'était jamais interrogé sur le genre d'homme que pouvait être Lazare, hors de la maison. Dans l'Arbre, il était un conteur d'histoires venues d'une cité lointaine, cotoyant dieux et légendes, non avare d'éloges et d'anecdotes. Pareil à une fourmi, il connaissait le fonctionnement de toute la colonie, le moindre couloir, la moindre galerie pavée, de la meilleure taverne à Hydromel au plus délicat joaillier. Un porteur des nouvelles des mondes dont Siegfried avait seulement rêvé, jusque-là. Mais lorsqu'il s'affranchissait du cadre familial, qui était-il ? N'était-il que cet homme taiseux et concentré, contenant une nervosité évidente dans la pression de ses mâchoires ?
Guidés par les premiers rayons d'un soleil hivernal, tous deux avaient entamé leur périple. Siegfried reconnut des sentiers souvent parcourus avec Sygn, mais toujours avalés par la brume. Il reconnut les frênes et les chênes aux écorces parsemées de lichen. Les roches escarpées, les ruisseaux se signalant par le clapotis immuable de leurs eaux. Les pièges tendus par les fossés débordant de ronces et ceux des racines centenaires déformant le sol. Les oiseaux se cachaient à leur approche, seulement trahis par le battement affolé de leurs ailes. Les yeux de mille insectes scrutaient les deux voyageurs. Siegfried sentait les regards invisibles posés sur lui, étriquant ses vêtements et réduisant son souffle. Peut-être était-il essoufflé par la marche, à moins qu'il fut inquiet de se trouver si loin de chez lui, si loin de sa soeur. Depuis leur départ, il avait juré entendre ses pas, tout près. Souvent, il jetait un oeil par dessus son épaule, sans pour autant trouver l'ombre de son foyer. Seuls les spectres l'entouraient. Ceux des âmes passées avant lui et dont il sentait le souffle contre sa nuque. Ceux des arbres, solidement enracinés et dont les branches perçaient les nuages. Un géant de brume léchait la surface de la terre, et engloutissait dans son large gosier la ligne d'horizon. Spiegel, de sa carrure massive, ouvrait la voie dans cet océan de fumée, qu'aucune main humaine ne pouvait saisir.
Siegfried regarda encore en arrière. Il lui semblait avoir entendu des pas. Des pas rapides écrasant les feuilles mortes et les brindilles. Il espérait deviner la silhouette de Sygn et bientôt, la voir bondir sur le dos de la jument. Mais Sygn ne vint pas.
Il n'y avait que lui et Lazare qui avait fièrement revêtu sa longue veste, brodée de l'écusson d'Alldrheim. Cet écusson que Siegfried avait découvert pour la première fois quelques heures plus tôt, à la lumière d'une torche. A la maison, pour s'éviter les reproches de Torunn, Lazare avait pris l'habitude de replier sa veste sur ces couleurs qu'elle haïssait.
« Arrivons-nous bientôt ?" demanda Siegfried tandis que le soleil était au plus haut et au plus brillant de son état.
Lazare, brutalement, s'arrêta, obligeant Spiegel à en faire de même. Quelques secondes s'écoulèrent avant qu'il n'esquisse quelques pas devant la jument et rencontre le regard inquiet de Siegfried. Son fils avait grandi. Il était un homme, contrairement à ce que répétait Torunn. Il avait, du moins, l'âge d'en être un. A Alldrheim, des garçons plus jeunes soutenaient le poids des mêmes responsabilités que leurs aînés. Lui-même, à l'âge qu'avait maintenant son fils, avait déjà rejoint les rangs de la garde. Pourtant, Lazare ne pouvait se résoudre à lui parler comme il l'aurait fait à une autre jeune recrue, dans la cour pavée du Palais de Heimdall. Avec une solennité qui intrigua Siegfried, Lazare posa la main sur sa nuque.
« Avant que nous n'arrivions à Alldrheim, il va falloir que tu me promettes quelque chose.
— Oui, bien sûr... Qu'est-ce que c'est ?
— Durant tout le temps où tu te trouveras là-bas, jamais, Ô grand jamais, il ne te faudra mentionner Sygn. Tu ne devras ni prononcer son nom, ni même mentionner son existence. Lorsque tu franchiras les remparts, tu n'auras plus de sœur. Peux-tu faire cela ?»
Siegfried acquiesça, à la surprise de son père. Lazare s'était préparé à affronter des questionnements. Ou encore de la méfiance. Après tout, lui-même en avait eu la première fois que Torunn lui avait fait jurer la chose, une vingtaine d'années plus tôt.
« Je te le promets. C'est parce que Heimdall n'aime pas les sorcières, n'est-ce pas ?
— Parce que quoi ?
— Maman dit qu'il n'aime pas les sorcières. Et comme Sygn semble en être une, enfin d'après...
— Oui, souffla Lazare qui n'avait pas espéré s'en tirer si simplement. C'est exactement cela. Tu sauras tenir ta langue?
— Oui. Je ne voudrais pas qu'il lui arrive quelque chose.
— Bien. Tu es un brave garçon.»
Lazare referma la main sur la bride de Spiegel mais fut arrêté :
« Papa ?
— Qu'y a-t-il ?
— Que se passerait-il si... Si je n'étais pas capable de...
— Peu m'importe que tu saches te battre, mon fils. C'est ce qui t'angoisse, c'est ça ?
— Mais si je ne sais pas me battre, je ne pourrais pas être celui que je dois.
— Ecoute-moi bien, Sieg. Les Nornes ont dit de toi que tu ferais tomber les plus grands et les plus meurtriers des fléaux. Ce sont leurs termes. Mais les fléaux ne sont pas tous d'écailles et de griffes. Tu comprends ?
— Je n'ai pas peur, souffla Siegfried à mi-voix.
— Ce sont les mots que ta mère veut entendre, pas ceux que tu veux vraiment dire, Sieg. Je le sais.»
Lazare attira son fils contre lui et le gratifia d'une accolade. Une étreinte qui ne se voulait pas enfantine. Bientôt, Siegfried le dépasserait. D'une tête, peut-être deux. Ses épaules s'élargiraient, la tresse serrée au sommet de son crâne se balancerait dans son dos. Il serait courtisé, par toutes sortes de choses. Par les promesses de ceux connaissant sa prophétie, par des jeux de séductions, par l'appel de pouvoirs qu'il ne maîtriserait pas. Il s'éloignerait. C'était inévitable.
« Je serais très fier de te voir devenir meilleur guerrier que moi, mais je le serais tout autant d'avoir un fils seulement juste. Seulement bon.»
Dans le même silence pensif mais moins soucieux - à en croire le relâchement nouveau de ses épaules, Lazare reprit la tête de la troupe. Il la guida sur un mince sentier défini des empreintes passées de Spiegel, et qui longeait le sommet d'une crête.
Un vertige nauséeux saisit Siegfried tandis que, défait de son manteau cousu de brouillard, un ravin se révélait en contrebas. Ses pas, parfois maladroits, bousculaient des cailloux qui dévalaient alors la pente ; si longue que jamais ne lui parvenait l'impact de leur chute. Combien de temps durerait encore leur marche ? Il s'abstint de le demander. Lazare avançait, sans que les heures et les lieues n'aient d'emprise.
Siegfried ravala sa complainte. Il était désormais temps qu'il se montre à la hauteur des attentes que les Nornes, et que sa mère, avaient tissées pour lui. Parfois, Siegfried les sentait, entourant ses membres et son coeur comme les toiles collantes de grandes araignées.
Ainsi, il ignora les points de côtés et les crampes, les ampoules sous ses talons et la sueur qui perlait au bout de ses cils. Il brûlait de découvrir de ses propres yeux tout ce dont avait parlé son père. Les tours d'argent du palais de Heimdall, les rues gorgées de vie et de marchands, les tavernes et les forges. Les autres. Ceux qui vivaient là. Ceux qui l'attendaient peut-être. Et leur Seigneur. Leur dieu. Etait-il grand ? Etait-il auréolé de lumière? Parlait-il une langue créée par les dieux ? Voyait-il par-delà, ainsi que le prétendait Torunn ? Etait-il capable de lire dans les pensées ? Saurait-il déceler ce que Lazare lui faisait promettre de cacher ?
La gorge de Siegfried se nouait. Heimdall surveillerait-il ses entraînements ? Qu'adviendrait-il s'il décevait ses attentes ? Sygn lui manquait. Plus qu'à aucun autre moment, elle lui manquait. Elle, elle avait toujours acclamé ses exploits qui n'en seraient peut-être pas aux yeux affûtés des généraux d'Alldhreim. Et s'il finissait par être renvoyé des rangs qui ne l'avaient même pas encore accueilli ? Que dirait Torunn ? Que penserait Sygn ? Siegfried songea, l'espace d'un instant, qu'il n'oserait pas remettre un pied à la Maison dans l'Arbre si tel était le cas.
Ses craintes sculptaient des spectres dans le brouillard. Il vit une mâchoire avaler un fantôme hurlant. Il vit une foule scindée. Et un autre spectre. Isolé. Rejeté. Où était sa soeur ? Il aurait juré avoir deviné sa présence.
Avant qu'il ne jette un nouveau regard en arrière, apparut la récompense de sa curiosité contenue : les remparts de la cité d'Alldrheim se découpaient enfin, dépassés par de hautes tours dont seuls les étoiles et les astres pouvaient admirer les sommets.
On voit aussi que Siegfried est très lié à sa sœur, presque comme s'ils ne formaient pas deux entités distinctes (c'est l'amatrice de mythologie qui parle, eu égard à la fréquence des jumeaux divins dans le panthéon des dieux antiques :D ), la douleur de la séparation est réciproque.
J'aime beaucoup le fait que Siegfried ne puisse s’empêcher de penser à sa sœur!
Et que dire de l'injonction à ne pas parler de cette dernière !
Beaucoup de questions sans réponses ! Parfait je vais de ce pas lire la suite !