Chapitre 7 : Les leçons de Torunn

Sygn n'avait jamais éprouvé une telle intimidation.

Torunn braquait sur elle son regard bicolore. Sous sa lumière cruelle, aucun repli, de chair ou d'esprit, ne pouvait dissimuler le moindre secret. Comme si son être avait été une étoffe sur laquelle s'appliquait un fer chaud. Ce que Sygn taisait se déliait malgré elle. Disséquée. Une bête curieuse dont on écartait les entrailles dans l'espoir de la comprendre - et surtout pour lui extraire sa singularité. Siegfried n'avait pas été blessé. Éternelle litanie qui finirait peut-être par la convaincre. Presque pas. Cela n'avait pas été dans son intention. Ce n'était qu'une petite coupure dont il s'était remis en quelques heures et dont il était même ressorti plus fort. Elle lui avait montré, elle l'avait aiguisé pour le grand duel qui l'attendait, quelque part sur une des branches d'Yggdrasil. Cette coupure lui éviterait un millier de plaies. Mais toutes ses bonnes raisons n'avaient pas la moindre valeur pour Torunn.

Pourquoi était-ce à elle d'endosser le rôle du monstre ? Le vrai monstre se tenait là, à contrejour. Torunn ne préparait Sieg' qu'à se jeter dans la gueule du loup, seulement armé de ses belles paroles. Par ailleurs, son attitude expectative questionnait Sygn quant à ses réels desseins, mais également quant à sa propre prétention. Son père avait raison : Qui était-elle pour prétendre le préparer ?

Quitter l'ombre de Siegfried s'avérait bien plus déplaisant que prévu. Lui, ne remettait jamais sa sœur en question. Il se satisfaisait trop de tout ce qui lui était offert pour cela.

Depuis son départ, les après-midis dans les bois étaient aussi silencieuses que les crépuscules n'étaient moroses. Il n'y avait plus de récit, d'histoire de héros et d'épopées, de théorie sur les dieux et les peuples de continents lointains.

Il semblait à Sygn avoir été brutalement amputée d'un membre. Chaque fois où elle pensait le ressentir, la découverte du vide n'en était que plus douloureuse. Pleurer et supplier les dieux de ramener son frère à la Maison-dans-l'Arbre n'avait été d'aucun secours. Essayer, encore et encore, de franchir l'intangible frontière de brouillard non plus. Elle s'y était écorchée chaque parcelle de peau. Rien n'avait fonctionné. Et c'est seulement quand avaient séché ses joues qu'elle s'était résolue à accepter la proposition de sa mère.

Un matin, Torunn avait préparé des infusions de feuilles et d'herbes cueillies dans ses Jardins. La saison froide approchant, le fumet délicat avait réconforté Sygn avant même d'atteindre ses lèvres. La chaleur remontait depuis ses paumes et l'emplissait à chaque gorgée. Torunn parlait de sa magie, évoquait une époque si lointaine qu'elle appartenait, ainsi qu'elle le disait - à une autre existence, énumérait toutes ces choses qu'elle pourrait enseigner et pendant ce temps, sa tisane enivrait Sygn, tout comme le faisait sa voix rauque, qui se déversait en un flot continu et hypnotique. Sygn le recevait, comme la mer recevait la rivière. Bercée par la caresse de son timbre, elle en oublia les réserves qu'elle avait jurées maintenir. Elle glissa dans ce flot de mots et de promesses. Ses paupières battirent mollement et elle perdit pied.

Lorsqu'elle le comprit, elle n'était plus que la spectatrice d'actes commandés par une autre. Attablée à l'instant précédent, ou peut-être le jour précédent, Sygn se trouvait désormais allongée sur sa couche. Soutenue par un oreiller moite, sa tête dodelinait faiblement, saoule, roulant comme un tonneau sur des vagues. Et Torunn, penchée dans la lumière grise, parla ainsi :

« Le Grand Fleuve des Rêves coule dans tes veines. Il se nourrit de toi et à la longue, il t'emportera.»

Entre les doigts de sa mère, le sang de Sygn, à moins qu'il ne se soit agi du torrent noir jaillissant dans le gouffre jouxtant les royaumes de feu et de glace et recueillant l'avenir et le passé au gré de son sillon, s'échauffait. En quelques instants, il se mit à bouillir. Sur l'envers rougi de ses paupières, Sygn vit une masse se séparant en deux ; un flot pourpre coulait, tapi dans le lit d'un canal étroit. Son ombre, épaisse et lourde, s'éleva, éclatant à la surface comme autant de cloques. Les veines se vidaient, soumises aux sorts de Torunn, mais Sygn ne pouvait pas crier. Ni d'horreur ni de douleur. Sa langue était une limace morte dans sa bouche et sa gorge, un tunnel obstrué sur le point de s'effondrer.

Sygn ne voulait pas de ça. De ce sort, de ce maléfice qui, de ses griffes, lui arrachait ce qui lui appartenait. Bien que la nuit, elle détestait être l'éternelle témoin passive de ses cauchemars, elle l'endurait pour ce que lui offrait le jour. Sygn aimait être un oiseau dans la tempête, portée et emportée. Son cœur battant à tout rompre, le vertige grisé par l'attrait de l'infinité. Elle aurait assisté à mille morts de son frère pour cet instant précis, où tout ce qu'elle imagine se transpose, où ses sens - dupés par sa seule volonté - convulsent, juste avant la chute, lorsque son enveloppe prête à se rompre cède, une fraction de secondes, à l'abstraction d'une vision. Ces visions irréelles créatrices de sentiments bien plus tangibles. Cet instant où elle était plus que la sœur de son frère ou la fille de ses parents.

C'était égoïste en plus d'être dangereux.

Siegfried avait été blessé. Superficiellement, mais il l'avait bel et bien été. Sygn avait beau le savoir, se le répéter, elle refusait d'y renoncer. Elle les voulait pour elle. Son trésor. Dans une grotte, caché quelque part, le dragon Fafnir avait son coffre rempli d'or maudit. Siegfried, sa prophétie. Torunn avait ses Jardins. Lazare, sa vie à la Cité. Sygn, elle, avait son observatoire sur le Grand Fleuve. Ce monde par-delà les mondes qu'elle était la seule à parcourir et dont elle gardait jalousement les clefs.

Depuis le départ de Siegfried, il lui arrivait de se demander si Heimdall, le voyait aussi. Lui, dont les yeux-voient-au-delà. Était-ce le monde des Dieux, dans lequel se bâtissaient ses images ?

Une cloque éclata.

Heimdall voyait tout, il devait le savoir. Avait-elle été le réceptacle d'une volonté divine ? L'avaient-ils dotée de cette faculté afin de la convier en ce lieu que chaque jour étendait ? Ou était-elle une clandestine épiant les desseins divins ?

Blop!

Un jour viendrait où Sygn se rendrait à Alldhreim pour poser toutes ses questions à ce Seigneur en exil. Elle se déguiserait, se grimerait. Elle revêtirait l'apparence d'une vagabonde anonyme, et prétendrait chercher la Connaissance. Celle pour qui, le Père-de-Tout avait sacrifié un œil et neuf de ses nuits au bout d'une corde. Qu'aurait-elle à donner, elle ? Ses cheveux ? Ses dents ?

Blop!

Il lui fallait savoir. Elle n'était peut-être pas une sorcière comme Torunn. Il lui fallait savoir. Tout savoir. Qui était Sigyn, quel était ce nom qu'avait prononcé Torunn ?

Blop!

Que s'était-il passé avec Idunn ? Qui était-elle ? Qu'avaient tissé les Nornes, la concernant ? Les dieux le savaient. Pourquoi lui refuseraient-ils une réponse ? Sygn ne prétendait à aucune concurrence. Aucune rivalité. Aucun affrontement. Elle ne lorgnait pas les pouvoirs des Asgardiens, pas plus que leur royaume. Elle n'était qu'une femme. Rien de plus. Heimdall devrait l'entendre.

S'il voyait-par-délà, alors, il le savait déjà. S'il voyait tout, il voyait ce monde que Sygn avait foulé et qui avait éclaté à la surface de son corps. Rien de tout cela n'avait plus d'importance.

La Maison-dans-l'Arbre suffoquait. Une fumée piquante insinuait une odeur de poivre dans les coins les plus étroits. Elle imprégnait les tissus et les nœuds de l'Arbre, déposait sa pellicule abrasive sur Sygn ainsi que sur les pots en céramique que Torunn accumulait sur des étagères qui tapissaient toute la pièce. Sygn étouffait. Chaque nouvelle inspiration embrasait sa gorge et lui asséchait la bouche, dont aucune plainte ne parvenait plus à sortir. Entre les perles noires de sueur qui suintaient de son corps, le seul monde qui lui restait se réduisait à une fresque laissée à l'état d'esquisse, dépeinte de touches de couleurs fades. Un trait brûlant lui barrait la poitrine.

Le Fleuve des Rêves venait de lui être arraché.

Enfin, Torunn cessa son rituel macabre. Dans la coupe formée de ses mains souillées, luisait un liquide qu'elle étudiait à la lueur du feu. Les mots d'une langue oubliée s'abattirent et alors, l'eau noire gorgée des rêves et des tourments rampa le long de ses bras, avant de disparaître entre les lattes du sol. Sygn ne pouvait assurer que ce serpent sans écailles avait bel et bien foulé le plancher. Qu'est-ce qui appartenait vraiment à cet endroit ? Sygn ne pouvait plus le définir avec certitude.

Un voile moite l'enveloppa comme la toile collante d'une araignée. Ses membres s'alourdissaient et s'enfonçaient dans la couche, bourrée de vieilles plumes dont elle jurait sentir les pointes, perçant son dos et ses jambes. C'était dans cet état d'épuisement, qu'elle sombrait habituellement vers le Grand Fleuve. Ses ténèbres l'accueillaient alors et la rafraîchissaient. Mais, tandis qu'elle s'y fondait, la lumière, jamais ne vint. Un poids l'empêchait de nager vers la surface. Il n'y avait plus de surface. Le puissant courant s'était éteint et son étreinte étranglait Sygn, petit à petit. Elle n'atteignit pas le rivage, pas plus que sa promise quiétude. Il n'y eut ni félicité, ni espoir d'une autre issue. Seulement l'obscurité, qu'elle ne repoussait pas à grande brasse. Ses bras étaient glacés, et son manteau râpeux. Au moins, la douleur ardente, enfoncée dans son thorax, s'adoucissait. Une pâte, sucrée comme du miel et épaisse comme de la boue consola ses maux et borda ses lèvres. Quelqu'un, au-dessus ou au-dessous, psalmodiait une dernière prière dans une langue qu'elle ne reconnaissait toujours pas. A moins que son langage fut étouffé dans les eaux noires. Où étaient les rêves qui la berçaient chaque nuit ? Où était son royaume ?

Sygn ne s'éveilla pas, ce soir-là. Elle ne s'éveilla pas car son sommeil défait de rêves n'en était pas un. Il était devenu un cachot seulement fait d'un néant assourdissant, aveuglant, rampant et visqueux. Sygn ne s'éveilla pas, elle ouvrit seulement les yeux. Torunn avait appliqué un onguent verdâtre sur la plaie mais n'avait pas encore nettoyé son couteau, pas plus qu'elle ne s'était donné la peine d'en dissimuler la lame souillée. Sygn n'avait plus mal, un frisson chassait la fièvre qui l'avait envahie. L'invisible entrave avait été rompue et ses membres réaffirmaient leur présence. Elle contempla longuement l'étonnant spectacle de ses propres mains, se fermant et se déployant selon sa volonté. Elle respirait avec l'avidité d'un nouveau-né et son souffle, rugueux, grinçait sur chaque parois de l'Arbre.

Contre ses lèvres, fut plaquée la céramique craquelée d'un bol d'eau fraîche. Sygn s'en gorgea jusqu'à éteindre les dernières braises, jusqu'à sentir la langue dans sa bouche, chaque nœud de ses veines, chaque ramification de ses nerfs, chaque racine de ses cheveux, chaque organe dans son corps. Aucun d'eux n'avait bougé. Tous se tenaient là où était leur place, exténués. Tous, liés les uns aux autres. Pourtant, le vide inséminé par son errance dans les ténèbres ne quittait pas Sygn. Chaque parcelle de son corps se taisait, comme Torunn se taisait. Elles se taisaient, victimes et coupables, muselées par la crainte de revoir le sort s'acharner. Dans un sursaut, Sygn ressentit celle à laquelle nulle autre n'était plus rattachée, tout comme les arbres devaient jurer sentir, au bout de leurs branches, des feuilles mortes depuis longtemps tombées. Une parcelle inaccessible, dont la porte avait été condamnée - exactement comme celle du Fleuve.

« Que m'as-tu fait ?»demanda la voix désincarnée de Sygn, tandis qu'elle palpait ses vêtements rigidifiés par le sang.

Torunn se releva après avoir rassemblé son pilon et son bol et s'être essuyé les mains dans son tablier. Ses gestes mesurés, indifférents à sa détresse horrifiaient Sygn. Sa mère aurait tout aussi bien pu jeter son cœur encore palpitant dans une marmite, ou simplement raccommoder une chaussette. Son attitude aurait été similaire en tous points. Torunn garda le silence - un silence qui pesa sur Sygn plus qu'aucune eau d'aucun océan - jusqu'à atteindre une bassine, dont elle échauffa l'eau d'un tour de main. Des ustensiles s'entrechoquèrent avec leur maigre fracas habituel, creux et banal. Le monde poursuivait sa course. Sans Sygn.

« Que m'as-tu fait ? Sorcière ! » hurla-t-elle en espérant que cela le fasse ralentir.

Avec affolement, elle abattit le poing contre sa poitrine. Fort, plus fort. Quitte à invoquer la douleur. Elle devait savoir. Quelle forme, quelle taille, quelle profondeur avait ce trou que sa mère avait creusé ? Quel était ce membre, qui venait de lui être arraché ?

« Qu'as-tu fait !»

Torunn, qui lui tournait le dos, ne prit pas la peine de pivoter dans sa direction. Sur un ordre qu'elle n'eut pas à énoncer, un linge frais traversa la pièce et s'écrasa contre les joues de Sygn; mais son soupir agacé parla avant qu'elle ne le fasse :

« Ce lien que tu avais avec le Fleuve était dangereux. Il me fallait te l'ôter. Pour ta sécurité, et la nôtre.

— Qu'est-ce que tu as fait ? Supplia Sygn.

— Maintenant que tu en es débarrassée, il ne te distraira plus de ses charmes et de ses illusions. Il ne se nourrira plus de toi. C'était le prix qu'il te fallait payer. Crois-moi. C'est bien modeste comparé au tribut dont certaines sorcières ont dû s'acquitter.

— C'est tout ce que j'avais !

— Ce que tu avais pour faire quoi ? Tu ne sais même pas de ce dont il s'agissait.

— Mais c'était à moi !

— Plus maintenant.»

Loin d'être réconfortée, Sygn demeura sur sa couche. Des jours, durant lesquels oscillaient désirs de vengeance et profonde désolation. Ses membres lui obéissaient mais elle leur ordonnait de se tenir coi, même lorsque l'engourdissement les dévorait, aussi affamé qu'une colonie de fourmis. Elle refusa de répondre aux appels de son estomac. Seul ce vide nouveau l'obsédait. Il fallait qu'elle le sonde. Jusqu'où plongeait-il ? Cet abysse sans fond et sans surface qui l'aspirait quand la Maison la lassait.

Et dès lors, Sygn ne rêva plus. Elle mit des semaines à accepter sa présence, et d'autres encore à accepter d'y fondre à la nuit tombée sans en tirer la moindre rai de lumière. Il lui arrivait de se redresser d'un mouvement sec et de retrouver les couvertures de part et d'autre, et de sentir sa poitrine sur le point d'éclater. Ses tourments se plaisaient à lui présenter le visage de Torunn comme unique compagnie dans ce monde qui s'était si cruellement rétréci.

Oiseau dont on avait coupé les ailes, Sygn dût apprendre quelque chose dont elle ne connaissait rien. La résignation, pour première et essentielle leçon. Elle dût apprendre à accepter que rien n'existait au-delà de la brume tant que Torunn en avait décidé ainsi. Il n'y avait ni dieux ni démons. Torunn était le premier obstacle. Alors, Sygn se résigna à l'affronter plutôt que de chercher à lui échapper. Il lui fallait apprendre ce que sa mère connaissait. Pratiquer la magie à sa manière. Comprendre ses ruses pour espérer la battre à son propre jeu. Alors, après d'infinies réflexions qui ne menaient nulle part, Sygn se résigna à prendre la voie qu'elle avait le plus rejetée. C'est ainsi qu'après plusieurs mois de cette léthargie, elle s'abaissa à ramper vers les miettes que Torunn lui jetait.

L'hiver couvrait la forêt d'un manteau si épais que seuls les arbres les plus robustes parvenaient à le percer. En mauvaise perdante, la neige envoyait ses troupes de givre et de gel à la conquête des écorces et des roches dissidentes. C'est durant cette saison que Torunn enseigna tout ce qu'elle savait sur chaque plante, fût-elle raidie par le froid ou terrée en attendant les beaux jours. Chaque particule de ce vaste environnement avait un rôle. Les racines, les tiges, les feuilles, les bulbes, les fruits, la sève, l'écorce, la mousse, les épines, les pétales ; tous pouvaient entrer dans la composition d'une arcane, d'un onguent ou d'une simple soupe pourvu qu'on sache en extraire l'essence.

« Un onguent, pour guérir les plaies de ton frère. Une potion, pour le renforcer. Une soupe, pour le nourrir lorsque je ne serais plus là.»

Torunn arpentait son territoire, un couteau et une serpe constamment pendus à sa ceinture. Elle recueillait les brindilles et les plumes tombées de nids, abandonnés depuis deux saisons déjà, avant de les fourrer dans la besace qu'elle portait en travers de la poitrine. Elle savait mieux que les animaux eux-mêmes où se trouvaient leurs réserves de nourriture. Elle était une Reine percevant un impôt, ou plutôt une déesse récompensant sa protection. Elle prélevait sans piller, cueillait sans arracher et bientôt, à mesure que les températures chutaient, Sygn se mit à envier ses savoirs, au-delà de ses propres ambitions. Torunn ne faisait qu'un avec ce qui l'entourait. Elle appartenait à un tout et jamais, elle ne semblait ressentir la solitude.

Alors Sygn s'abreuva de chacune de ses paroles. L'hiver avait autant à offrir que l'automne, le printemps ou l'été. Peut-être même plus encore. Torunn lui montra comment se saisir de la racine d'une fleur endormie sans la tuer, quelle branche élaguer pour soulager un arbre trop garni. Elle lui apprit à extraire les pigments des pétales pour teinter l'étoffe, à évaluer l'exact moment auquel ôter la marmite du feu. A nommer le frêne, l'épicéa, le mélèze, l'if, le pin, le châtaignier, l'épinette, l'orme, le peuplier et le sapin. A différencier le champignon comestible du toxique, ou la mousse saine de celle, charognarde, qui se délectait de la faiblesse.

Quand vint le printemps, elle sut identifier chaque oiseau, chaque animal et chaque insecte au seul son que produisait le battement de ses ailes, le tintement de ses antennes, à la déchirure de la terre sous sa griffe ou son sabot. Sygn en oubliait d'omettre la moindre objection ; en d'autres temps, toutes ses pensées se seraient focalisées sur le fait que rien de cela ne l'aiderait à franchir la barrière de brume ni lui ramènerait son royaume de songes. Le sommeil ne fut bientôt plus une mise à l'épreuve mais un temps dédié au rangement et à l'organisation de toutes ces nouvelles connaissances. Et bien que cette accumulation théorique la frustrât, Sygn ne cessait de grossir le tas. Docilement, à la fois sincère dans son intérêt et désireuse d'endormir Torunn.

Durant un après-midi de printemps, Sygn fit une découverte bien plus excitante que toutes les précédentes. Admise dans les Jardins de Torunn, les yeux clos, elle écoutait avec un acharnement déterminé les bourdonnements des insectes, qu'ils grouillent sous terre ou entre les cailloux, dans les troncs ou butinant les nouveaux pétales à peine ouverts. Puisque la solitude lui pesait, était venu le temps de lui échapper.

Chaque son se détachait suffisamment pour être identifié. Mais Sygn se rendit compte que quelque chose changeait.

Elle ne se contentait plus de reconnaître la langue qui était employée. Il n'était plus question de sons placés à la suite les uns des autres. Par bribes, elle la comprenait, cette langue, qu'elle fut bourdonnée ou écrite dans la silhouette des essaims.

Une douce chaleur grandissait dans son ventre et détendit son visage, froncé par la force de l'habitude. Au creux de sa main tendue, se posa une abeille. Ses six pattes, dures et piquantes comme des ronces, chatouillèrent les doigts de Sygn. Le bourdonnement s'y propagea et alors une seconde abeille rejoignit la première. Puis une troisième et une quatrième.

La tête de Sygn devint semblable à une ruche, grouillant de dizaines de pensées, circulant et évoluant à toute vitesse, en tous sens. Sa perception s'élargissait à chaque nouvelle abeille gravitant autour de son poignet. Comme lorsqu'elle voyait et plus encore lorsqu'elle montrait. Un monde immense s'ouvrait parce qu'elle réalisait y être terriblement petite. Comme une abeille. Une toute petite abeille à peine reconnaissable au milieu des autres et pourtant, responsable d'une tâche sans laquelle le reste s'effondre. Aucune d'entre elles n'étaient mises de côté. De ses paumes jusqu'au bout de ses doigts, la vibration s'élevait. Un vrombissement euphorique qui lui fit monter les larmes aux yeux.

Siegfried était parti depuis plus de six mois et enfin, Sygn ne se sentait plus seule. Un tout la réclamait. L'invitait. Du moins en eut-elle le sentiment.

Les abeilles s'affairaient à leurs habituelles besognes aux alentours des ruches qui, dans quelque temps, dégoulineraient de miel. La plupart voletaient dans un périmètre réduit, répétant encore et encore les mêmes tâches. Cependant, certaines s'aventuraient plus loin et ne revenaient qu'après plusieurs jours. Les abeilles, minuscules et nombreuses, possédaient des milliers d'yeux et d'oreilles qui voyaient et entendaient tout ce qui pouvait arriver dans les bois. Loyales sujettes, elles rapportaient la plus insignifiante information à leur Reine, dont l'antre abritait la Mémoire de la forêt.

Un jour, alors que pointaient les premières lueurs orangées de l'automne et que les abeilles étoffaient les parois de leur palais d'hiver, leur Souveraine sortit. Sur sa tête noire, déposée sur un pourpoint beige, s'agitaient ses antennes délicates. Ses yeux ronds brillaient comme des perles que Lazare offrait à Torunn.

Sygn ne pouvait passer la saison en leur compagnie et la Reine en était des plus attristées. Elle avait vécu bien des années dans ces bois et connaissait aussi bien la nature de ses sujets que celle des Sorcières. Ces dernières n'étaient pas faites pour vivre terrées ou enfermées. Ainsi, dans un murmure, elle confia à Sygn qu'il existait une issue dans le brouillard. Et que pour ouvrir cette porte, il n'était question ni de force, ni de défi. Il n'était pas nécessaire d'être plus forte que Torunn pour ouvrir sa forteresse. Seulement de posséder la clef.

Et cette clef, elle la cachait bien, si bien qu'elle s'en interdisait l'accès. C'est Lazare, en bon chien de garde, qui veillait dessus.

 

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