Au début du printemps, les maîtres de Couzières et leur filleule prirent la route de Paris, délaissant la Touraine pour plusieurs semaines. Cinq voitures furent attelées pour le voyage. Attendues, les invitations aux festivités de la saison pleuvaient par dizaine.
Les domestiques les plus expérimentés et les plus méritants suivirent les Serocourt à la capitale. Faisant partie des derniers arrivants et n’ayant pas encore fait ses preuves, Tibère demeura donc au château.
Contrairement aux autres domestiques, il ne ressentait aucune déception à ne point faire partie du cortège. Loin des tourments que lui procurait Isaure d’Haubersart et à l’abri entre les hauts murs du château, il était en sécurité.
Les maitres absents, de nombreuses tâches étaient à remplir par les employés de la maison. Il s’agissait de profiter de leur séjour ailleurs pour réaliser quelques travaux de rénovation. Tibère s’attela au travail et repeints volets, montants de portes et encadrements de fenêtres. Il remplaça un des palefreniers et s’occupa des pur-sang d’Honorine, dont elle était friande. Il aida à repriser chaussettes et boutons, participa à quelques récoltes dans les champs voisins, appartenant au domaine. De temps à autre, il accompagna même la cuisinière au marché de Veigné et allaient parfois jusqu’à Montbazon. Il se levait à l’aube et s’endormait tard dans la nuit, à peine éclairé par un bout de chandelle.
Ses rêves étaient entrecoupés de cauchemars et de sursauts. Il se revoyait, enfermé dans cette cave dont il avait réussi à s’échapper. Il revoyait encore et encore, les documents cachés dans la bibliothèque de Vaufoynard. Ces maudits papiers qui prouvaient la duplicité et la malveillance dont il était victime. Combien de dossiers compromettants contenait-elle ? Beaucoup, sans le moindre doute ! Son oncle avait décidé de cacher ces transactions dans ce château, loin de Paris et des contrôles dont il pouvait être l’objet. Mais il n’y avait pas que cela… Non, pas que cela uniquement ! Ainsi, il se voyait dans les rayonnages de cette vieille pièce poussiéreuse, contenant une multitude de documents ayant appartenu aux précédents propriétaires du Château. Il déambulait, prenait un ouvrage, l’ouvrait… et découvrait des lettres, des colonnes de chiffres, des noms… Et un sentiment de honte le submergeait.
Il savait ! Il savait et il n’avait jamais rien fait ! Voilà sa peine, sa punition ! Voilà pourquoi Ravignan ne voulait pas laisser Vaufoynard, les documents… les mines… les mines de sa famille…
Il se réveillait en sursaut, le cœur angoissé. Bienheureusement, il parvenait toujours à se rendormir…
Toute l’énergie du jeune homme allait à ses tâches. Les bras tremblants et les muscles endoloris, il faisait de son mieux pour ne pas montrer la faiblesse de son corps et gardait les dents serrées derrière un sourire. Jamais auparavant, il n’avait travaillé ainsi. Il comptait les jours, lentement, qui le séparaient de son anniversaire. Il était né au mois de novembre… Deux saisons avaient encore le temps de venir et de repartir…
Il prit rapidement ses repères au sein des domestiques du Château, leur vie pleine de promiscuité et de chamailleries lui rappela le pensionnat. Lors de son jour de repos, il appréciait marcher sur les terres du domaine et traverser les champs, jusqu’à monter sur les hauteurs des collines. Là, assis sur un coteau boisé, il regardait en direction de l’est. La vue s’étendait sur le bassin de l’Indre, couvert de bois et de prairies. Il pouvait aussi apercevoir les tours de l’église abbatiale de Cormery. Il savait à présent, grâce à ses nouveaux camarades, que le coin possédait beaucoup de sources et d’eau vive, qui entretenaient la fraîcheur durant l’été.
Parfois, il partait en cachette dans la bibliothèque de Monsieur Isidore, l’époux calme et silencieux d’Honorine. Là, il se sentait de nouveau lui-même et parcourait les étagères des yeux, les paupières plissées et saisissait un ouvrage avec un soupir d’aise.
Il ne parvenait pourtant qu’à lire quelques pages. Harassé par la fatigue, le simple effort de lire lui picotait les yeux et le faisait sombrer dans un sommeil profond. Il se réveillait parfois en sursaut, assis confortablement dans le fauteuil du maitre, dont l’assise confortable était déformée par son corps lourd.
La jeune femme de chambre Marie Rose ne tarda pas à le surprendre. Deux fois par semaine, elle était chargée de faire la poussière dans cette pièce aux jolies boiseries lustrées.
Tibère ouvrit les paupières pour voir les deux iris verts de la jeune femme pratiquement collés à son visage.
Il eut un sursaut de surprise, ce qui fit tomber le livre ouvert entre ses mains.
— Oh, Térence, je ne voulais pas vous effrayer…, soupira la bonne en se baissant pour ramasser l’objet. Je ne m’attendais pas à vous trouver ici !
— Je ne me suis assoupi qu’un instant…, cafouilla le jeune homme, prit sur le fait.
— Promis, votre secret est bien gardé avec moi. Je ne dirais à personne que vous baillez aux corneilles ici !
— Je lisais ce livre…
Elle eut un petit sourire mutin et regarda le titre de l’ouvrage. Tibère put voir ses joues roses s’empourprer légèrement.
— Il n’y a point d’images, dans ce livre-là. À moins que vous sachiez lire ?
— Mon oncle m’a appris à lire, il y a longtemps, avoua-t-il, mal à l’aise.
Marie Rose poussa un soupire :
— Quelle chance vous avez ! De quoi parle celui-ci ?
Tibère regarda le titre :
— C’est le récit d’un dessinateur, chargé d’illustrer une exploration scientifique vers les îles du Sud. Cela s’intitule Voyage pittoresque à l’Île-de-France, au cap de Bon-Espérance et à l’île de Ténériffe.
— Seigneur, et vous y comprenez quelque chose ? s’étonna-t-elle en ouvrant de grands yeux.
Tibère eut envie de lui dire que oui, et de lui raconter à quel point le récit de Jacques-Gérard Milbert était passionnant. Mais il préféra répondre :
— Et bien non…
Elle s’insurgea en tournant les pages :
— Vous deviez être déçu, ce dessinateur n’a mis presque aucune image ! Allons, je vous comprends… Un jeune garçon comme vous, ce n’est pas évident de trouver du repos. Profitez-en, nous aurons bientôt du mal à toucher les pieds sur terres !
Elle soupira avant de lui faire un sourire au coin :
— Les maîtres sont de retour à la fin de la semaine !
— Hum, d’accord…
— Madame la Comtesse de Bréhémont ainsi que d’autres invités les rejoindront bientôt. Nous devons faire vite pour que tout soit prêt à leur arrivée. C’est pour cela que je suis venue vous trouver. Il va vous falloir porter de nouveau l’uniforme des valets de pied.
Le cœur de Tibère rata un battement, la référence à Isaure lui fit réaliser qu’il avait passé ces dernières semaines à tenter de l’oublier. Le souvenir de ses seins galbés dans son corsage lui arracha un souffle, qu’il ravala aussitôt. Elle avait été claire sur ses intentions et Louise le lui avait également révélé… Son cœur était pris ailleurs et ses nouvelles obligations l’empêchaient de porter son regard sur lui.
Et puis à quoi bon, n’avait-il pas lui-même un sujet à s’occuper ?
Son regard se porta sur Marie-Rose. Au fil des semaines, il avait compris qu’elle n’était pas insensible à sa personne et il avait besoin d’une épouse, afin de ne plus être lié à Amélie. Une telle fille pourrait parfaitement faire l’affaire. Pouvait-elle lui refuser le mariage ?
La servante en question lissa de sa main un revers de son tablier, elle posa le livre sur son rayon et lui glissa une œillade appuyée.
Il pinça les lèvres et se rendit compte de l’absurdité de sa situation. Pourtant, il n’avait pas le choix. Il ne pouvait se marier comme son cœur l’exigeait. Après l’incident à Vaufoynard, il n’en avait plus le droit. Marie-Rose était une jeune femme bien et honnête et jusqu’à présent, ils s’entendaient parfaitement.
Avec calme, il sourit :
— Pressons-nous, dans ce cas. Nous avons fort à faire.
— Vous avez raison, j’ose seulement espérer que nous aurons le temps de nous recroiser. Les invités de Madame viennent de Paris et nous avons tant d’ordre à mettre, avec tous ces travaux !
***
Dans un palais parisien, non loin des Tuileries, des musiques et des rires s’élevaient dans les airs. La nuit était fraîche et on avait ouvert les fenêtres ainsi que les portes menant aux terrasses, afin de faire fuir la chaleur devenue étouffante de la salle de bal. Les lampes et des bougies faisaient scintiller l’or des miroirs et des lustres, les verres en cristal luisaient dans les lumières, illuminés par leurs bulles de champagne. Le parquet lustré vibrait sous les pas dansants, au rythme d’une mazurka endiablée.
Honorine, appuyée sur sa canne sertie d’ivoire, regardait d’un œil expert les danseurs alignés. Isaure avait enfin consenti de participer à la fête, et la dame de Couzières était déterminée à ne point manquer une seule miette de ce qui se passait devant elle. Vêtue d’une magnifique robe de dentelle et de soie crème, la haute silhouette de la nouvelle comtesse de Bréhémont et ses larges épaules se détachait du groupe. Elle avait accepté de porter l’ensemble qu’Honorine lui avait offert sans rechigner et évoluait maintenant avec un gracieux sourire aux lèvres, au milieu de tous les jeunes gens prêts à marier de Paris. Évidemment, avec sa stature et ses bras outrageusement musclés pour une femme, elle n’était point passée inaperçue. Toutefois, cette impression fut tout à fait rattrapée par ses attributs féminins, parfaitement mis en valeur. Sa lourde chevelure sombre était nouée en une coiffure sophistiquée et relevée, piquée de perles et de plumes. Son visage ainsi dégagé, on pouvait voir ses lèvres épaisses et joliment dessinées, ainsi que des joues roses de santé et dépourvues de défauts. Les bijoux en or blanc contrastaient sur sa peau lisse et brune, lui donnant un aspect délicieux et un ruban doré enserrait sa taille, libérant ainsi tout le pouvoir de sa poitrine généreuse.
Elle parut aussi belle et mystérieuse qu’une gravure d’Henri Boutet et on la dévisageait avec le plus grand intérêt.
Plus tôt dans la journée, Honorine lui avait fait une liste de prétendants à aborder et à évaluer. Il s’agissait maintenant d’observer et puis d’agir, afin de compléter leur mission : trouver un riche héritier.
La tâche, au premier abord, semblait aisée, mais…
— Comme cet air me rappelle le bal du carnaval ! s’exclama une dame en agitant son éventail. La reine de Naples avait organisé un si bel évènement ! La duchesse de Courlande et la comtesse de Périgord étaient magnifiques, leur quadrille était mémorable.
— Oh, comme je m’en souviens ! s’enchanta une seconde, la comtesse de Chastenay raconte qu’elle a passé des heures à attendre dehors avant de pouvoir entrer aux Tuileries, il y avait tant de monde ! Quel était le thème, déjà ?
— La réunion de Rome à la France…, répondit évasivement Honorine en tirant le cou pour mieux percevoir les ronds de jambe d’Isaure. Une idée malvenue, si vous voulez mon avis.
— Comment pouvez-vous dire cela ? s’offusqua la dame à l’éventail, la Princesse Pauline y dansait également !
— Voyons…, fit la seconde, on raconte que l’Empereur lui-même n’a pas apprécié cette allégorie…
— Le bal masqué de Mardi Gras était bien mieux, continua Honorine en tapotant ses ongles contre le manche de sa canne. La reine Hortense a fait preuve d’un gout exquis et elle a dansé merveilleusement bien.
— Certes, c’était fabuleux, mais pourtant…
Les dames de cour bavardèrent longuement sur la rivalité connue entre la Princesse de Naples, Caroline Bonaparte et la reine de Hollande, Hortense de Beauharnais. Louise, quant à elle, rasait les murs et soupirait à pierre fendre. Charmante dans sa robe de tulle blanc et de satin à jour, brodée d’une guirlande de tulipes, elle ne participait aucunement à la fête. Un observateur pouvait remarquer que ses boucles blondes étincelaient de diamants en pendeloques et de saphirs et que ses yeux demeuraient baissés.
Si la jolie blonde était à présent tout à fait rétablie de sa maladie, ce n’était pas le cas de son âme.
— Ma chère Louise, fit la voix d’Isaure contre son oreille, cessez de vous lamentez, je suis certaine que tout va bien !
— Hélas ! répondit-elle en remarquant subitement que la mazurka avait cessé, il m’a écrit pour m’annoncer que son départ sera encore retardé. Ces maudits navires de commerce ! Je crains à chaque fois qu’il ne lui arrive quelque chose !
— Armand est un garçon prudent, il ne risquerait pas sa vie et puis la Martinique est en paix, contrairement à La Réunion.
— Ce n’est pas pour sa sécurité sur l’île que je m’inquiète, mais pour sa traversée en mer. Son employeur l’use jusqu’à la corde et les navires de la compagnie ne sont pas en meilleur état.
Honorine les rejoint, les yeux plissés. Constatant que Louise perdurait à s’apitoyer, comme c’était le cas depuis le début de leur séjour, sur l’absence de son bien-aimé, elle se dirigea vers Isaure.
— Ma chère, quelques mots, je vous prie…
Elles s’éclipsèrent derrière une tenture bleue et or, Madame de Serocourt déploya son éventail d’un revers de main experte pour demander en toute discrétion :
— Alors, qu’en pensez-vous ?
Elle leva un doigt en direction d’un homme au dos droit et à la nuque raide.
— Il est arrogant et futile, mais je ne crains pas son caractère, répondit la jeune femme en haussant des épaules. Il est probable que ses mauvais penchants s’adoucissent avec l’âge.
— Ou bien qu’ils se développent. Il vise votre titre.
— C’est vous qui l’avez mis sur cette liste ! rappela Isaure en levant les yeux au ciel. Et effectivement, il n’est pas mauvais garçon et semble en bonne santé. C’est important, si je suis amenée à avoir des enfants avec lui.
— Certes… Et l’autre ?
— Il est ennuyeux à mourir, mais je pourrais m’en accommoder… Il ferait un époux acceptable, s’il n’avait de cesse de fumer son immonde cigare. Je pense qu’il mourra avant moi.
— Hum, après tout, vous m’avez bien dit que vous ne demanderez pas à votre futur époux de vivre sous le même toit. Et celui-ci, là-bas ?
— Non, il est absolument répugnant. Le premier est bien suffisant… N’est-ce pas ?
Honorine leva les yeux au ciel :
— Vous m’avez demandé un prétendant pouvant être riche, peu intéressé par vos affaires personnelles, non désireux de porter le titre de Comte, peu enclin à vivre en Touraine… et disponible dans les prochaines semaines. J’ai beau être la marraine de Louise, je ne suis point une fée pour autant. Est-ce qu’il vous convient à vous ?
— Je crois que oui, répondit Isaure d’un ton décidé. Invitez-le dès que possible, je vous rejoindrais après avoir terminé quelques affaires avec mon oncle.
Madame de Serocourt ferma son éventail d’un geste sec et avec un sourire, partit en direction des deux jeunes hommes sélectionnés.
— Êtes-vous bien sure de vous, Isaure ? demanda Louise, qui venait de rejoindre son amie.
— Il le faut bien…, soupira cette dernière.
— Vous savez, l’amour est quelque chose de si beau… Cela me rend triste que vous commenciez votre mariage par un sentiment si froid et détaché. C’est un partenariat à vie.
— C’est pour cela qu’ils seront invités à Couzières. Pour que je puisse les évaluer sur le long terme.
— Bien sûr, mais… n’avez-vous pas quelques regrets dans votre cœur ?
Les yeux de Térence s’imposèrent à la vue d’Isaure. Elle se souvint de ses mains douces et délicates, de ses lèvres fine et chaude contre sa bouche.
— Je suis certaine que vous le regrettez, parfois.
— Comment ? balbutia la jeune femme.
— Il était votre mentor et votre ami, et vous aviez tant d’admiration pour lui. Vraiment, pensez-vous qu’il soit trop tard ? Vous étiez son égal et il a toujours eu pour vous le plus grand respect.
La comtesse de Bréhément comprit à qui elle faisait allusion et une vive couleur inonda ses joues :
— Mais, enfin… Oui, je crois… Je suis partie si vite lorsque j’ai appris le décès de mon père. Il n’a répondu à aucune de mes lettres. Insister serait le déranger dans son travail. Vraiment, je pense que je n’ai plus à m’en soucier. Tout cela était une envie idiote, une envie d’enfant ; ne sachant pas les responsabilités qui devaient m’incomber ni les siennes.
— Pourtant… Vous disiez l’aimer…
— Je ne veux plus entendre parler de cela, si vous êtes mon amie, n’insistez point sur ce sujet, déclara la jeune femme d’un ton brusque.
Louise baissa la tête et poussa un nouveau soupir. Isaure calma sa colère et se fit plus douce :
— Pardonnez-moi, Louise. Je suis parfois si indélicate. Je prie pour que Armand rentre sain et sauf.
— Hélas, s’il rentre un jour ! J’ai un si mauvais pressentiment mon amie, si vous saviez !
Les Sérocourt arrivèrent avec trois jours d’avance de Paris. Louise était avec eux et son visage trahissait ses envies d’ailleurs.
— L’Empereur est parti quelques jours avant nous et toute la capitale s’est dépeuplée, avait annoncé Isidore en descendant de sa voiture. La France partira en guerre contre la Russie, c’est certain !
— Silence, mon cher ! réclama la vieille dame avec exaspération, vous m’avez suffisamment abreuvée de vos théories pendant ce voyage. Je vous laisse aux bons soins de vos chers livres.
— Eux apprécient ma conversation, au moins.
— C’est tout à fait naturel mon ami, ils ne possèdent point d’oreilles !
Louise poussa un grand soupir et fit signe à Tibère de porter ses valises dans ses appartements.
La jeune femme ne lui accorda aucun sourire, tant elle paraissait avoir l’esprit ailleurs. Il l’accompagna, tirant les bagages à bout de bras et laissa Marie-Rose s’occuper du reste.
Elle semble bien triste, pensa Tibère en refermant la porte sur lui.
L’arrivée des invités à Couzières se fit en grande pompe et demanda beaucoup d’efforts de la part de l’ensemble des gens de la maison. Honorine ne lésina pas sur les décorations fleuries ainsi que sur les dépenses. Tout fut encore nettoyé une nouvelle fois du sol au plafond et on prépara de nombreux menus et activités de fêtes. Le jardin fut taillé et préparé, quelques tableaux furent descendus du grenier pour être exposés. À l’issue de tous ces efforts, Couzières devint étincelant et miroitait de tout son potentiel sur les terres de Touraine. La région ne parlait que de ses futures réceptions.
Dans cette frénésie, le couple de châtelains n’oublia point les pauvres qui entouraient son domaine. La disette commençait à faire des ravages dans les campagnes françaises, saignées par les guerres de Napoléon. Les cultures de l’an passé avaient été mauvaises et à Caen, des émeutes avaient secoué la ville. Madame Honorine mit en place plusieurs soupes populaires et travailla de concert avec le maire de Montbazon pour limiter les souffrances de chacun.
Dans les échanges qu’il avait pu glaner, Tibère entendit plusieurs fois le nom de son oncle. Il semblait que lui aussi participait aux efforts pour épargner la région de la disette. Au moins, l’honneur de Vaufoynard, à défaut du sien, était sauf.
Enfin, vint le jour de l’arrivé des invités. Un premier visiteur se présenta, il s’agissait de Monsieur Darsonval, l’héritier d’un riche marchand d’épices, dont la fortune venait tout droit des Amériques. Avec la participation de chacun, cette personne eu droit à toutes les attentions possibles.
Tibère songea qu’il s’agissait certainement d’un des prétendants de Louise de Corneilhan. Il avait repassé l’uniforme des valets de pied et était forcé de suivre les maîtres et cet invité un peu partout dans leurs déplacements. Dès lors, il avait pu constater que Madame Honorine était pleine de bonne volonté pour lui plaire et que Louise en faisait tout autant. Tout le monde pouvait voir qu’elle faisait de grands efforts pour participer aux conversations et paraître souriante et enjouée. Pourtant, le jeune valet voyait bien que le fond de ses yeux était plein de tristesse. Il ne put s’empêcher d’éprouver de la compassion. Depuis son retour de Paris, la jolie et souriante blonde ne semblait plus elle-même.
Il avait pu constater qu’elle se forçait surtout lorsque Monsieur Darsonval venait lui faire la conversation. Il ne pouvait pas lui en vouloir, ce dernier était un insupportable enjôleur, au minois de jeune premier. Parler de l’entreprise de son père et de leurs dernières acquisitions était son plus grand sujet de discussion.
— Pourquoi ont-ils invité un prétendant pour Mademoiselle de Corneilhan, qui ne semble point lui convenir ? avait-il demandé à Marie-Rose.
— Comment puis-je le savoir ? Je ne suis pas une jeune héritière moi ! Pourtant, je ne minauderai pas si un garçon aussi séduisant que ce Monsieur Darsonval me faisait la cour. Les charmants messieurs riches et jeunes, ce n’est pas ce qui court les routes de France, à cause de la guerre. Beaucoup de femmes voudraient être à l’abri du besoin. Hélas, Napoléon nous vole tous les plus vaillants !
Tibère ne fut pas pleinement convaincu par cette idée, les Sérocourt étaient bienveillants avec Louise et l’aimaient comme leur propre enfant. Ils n’iraient point lui choisir un homme qu’elle ne pouvait pas aimer ou estimer. Son histoire avec ce mystérieux Armand avait-elle tourné court ? Il l’avait entendu appeler ce prénom, lorsqu’elle était malade. Allait-elle se marier par dépit ?
L’énigme fut pourtant vite élucidée lorsqu’une luxueuse voiture fit son entrée devant le grand escalier de Couzières. Tout le monde fut émerveillé et surpris de son approche.
— Mais qui cela peut-il bien être ? s’étonna Honorine en passa la tête derrière le rideau. Qu’on aille leur ouvrir !
Avec précipitation, Tibère descendit les escaliers et ouvrit la portière de la voiture, il déplia le marchepied d’un revers de main et se recula, les yeux baissés.
Une chaussure élégante fit son apparition, sous son champ de vision. Il reconnut immédiatement la cheville ainsi que le tissu léger qui couvrait son mollet, pratiquement transparent. Il y avait un grain de beauté, une simple tache. Il avala sa salive. Un instant plus tard, la vision disparut sous le taffetas d’une robe d’un rouge profond, brodée de lys bleus et blancs.
Tibère vacilla, une dame magnifique venait de faire son apparition. Ses cheveux aux teintes cacao luisaient sous le soleil et ses bras à la peau ferme étaient couverts de bracelets somptueux. Malgré ses yeux baissés, il pouvait voir son décolleté fermement serré par un ruban vert sous la poitrine. Le soleil avait par endroit mordu le grain de sa gorge.
Elle était légèrement maquillée, ses lèvres rosées étaient rehaussées d’un rouge cerise et les traits de son visage étaient détendus, malgré la longue route qu’elle venait d’effectuer.
Des pas se firent entendre sur le perron. Monsieur Darsonval dépassa Honorine et dévala les marches :
— Chère Comtesse, je suis si heureux de vous revoir ! Vous êtes la dernière fleur qui manquait à ce jardin magnifique ! À présent, l’on peut dire que tout est parfait au château de Couzières.
Son ton était encore plus caressant qu’à l’accoutumée et Tibère comprit que la présence de cet héritier était due à l’arrivée d’Isaure.
— Monsieur Darsonval, je suis ravie de vous retrouver ici, répondit-elle d’une voix suave. Vous verrez qu’il y a tant de choses à voir, en Touraine. J’espère que vous vous y plairez.
Elle salua d’un signe de tête élégant les Sérocourt ainsi que son amie Louise, qui était bien soulagée de la voir enfin arriver.
— J’espère que vous êtes prêt à partir en chasse très bientôt, Monsieur Darsonval, continua-t-elle, le domaine est giboyeux au possible.
Ce dernier avala sa salive. Au fur et à mesure qu’Isaure d’Haubersart approchait, il rougissait.
Les chaussures à talons de la Comtesse agrandissaient encore sa taille et mettaient en valeur ses jambes musclées par l’équitation.
— Paris est devenu si triste, depuis le départ de l’Empereur… Malgré la suite des festivités, je n’ai pu que me résoudre à tous vous retrouver ici !
Elle eut un rire cristallin. Ce son faussé vrilla les tympans de Tibère.
— La Touraine est un lieu que j’affectionne beaucoup, déclara Darsonval, tout y est si beau et calme ! Les quartiers de Paris sont tellement sales et vulgaires… La campagne n’a pas son pareil.
— Oui, nous ne regrettons en rien d’avoir quitté toutes ces mondanités dérisoires, abonda Isidore en souriant.
Le valet de pied attendit patiemment que chacun gagne le perron, en haut des escaliers et que la porte d’entrée se referme sur eux.
En l’espace d’une saison, l’infirmière rompue aux champs de bataille et aux blessés était devenue une Comtesse fabuleuse et d’une beauté ensorcelante. Ses épaules larges et son dos musclé se devinaient encore sous les manches de mousselines. Tous pouvaient voir que sa taille dominait l’ensemble du groupe, mais personne n’en fit cas. Isaure était splendide. Tibère sentit ses entrailles se tordre et il fut impatient de recevoir la consigne du majordome de se retirer.
Pourtant, personne ne semblait enclin à entrer. Les gens profitaient de la douce brise printanière tout en admirant la nouvelle venue. Il y avait dans l’air un parfum de fleurs et de foin fraîchement coupé.
En son for intérieur, Honorine se félicita, elle avait poli le diamant brut qu’était Isaure. Il étincelait à présent de mille feux.
Le comté de Bréhément aura une influence grandissante sur la Touraine, songea-t-elle, voilà qui est parfait ! Louise ne pourra sans doute pas rester sur ses terres, si elle vient à se marier à l’une de ces fanfreluches… Quelle tristesse ! Il nous faut garder des gens de valeurs dans la région.
Monsieur Darsonval commençait déjà à parler de ses voyages dans les Caraïbes et tout le monde feignit de s’y intéresser. Malgré sa haute taille, il devait tout de même lever légèrement la tête pour regarder son interlocutrice dans les yeux.
— J’espère que la route n’a point été trop éprouvante, demanda Louise qui ne pouvait plus souffrir des logorrhées verbales du jeune héritier.
— Tout s’est parfaitement bien déroulé, répondit Isaure avec douceur, j’ai fait un détour par l’Islette, où ma présence était requise. Voilà pourquoi je n’ai point eu la chance d’arriver plus tôt. Cependant, je dois vous avouer que je souhaiterai me rafraîchir avant le dîner de ce soir.
— Bien sûr ! dit Honorine en hochant la tête, la main appuyée sur sa canne sertie d’une tête de paon en bronze. Allez vous reposer, votre séjour n’a pas fini de vous surprendre, j’ai un cadeau spécialement pour vous !
— Dignard, montez les bagages de la Comtesse dans sa chambre, souffla l’intendant. Vous serez à son service pendant son séjour.
Le dos raide, Tibère obtempéra et fit de son mieux pour soulever les valises, sans afficher la moindre émotion.
***
Isaure adressa ses plus beaux sourires aux personnes autour d’elle et fit de son mieux pour se donner une contenance en sentant leurs regards posés sur elle, à mesure qu’elle s’éloignait vers sa chambre.
Elle songea aux paroles d’Honorine et à son fameux cadeau. Qu’avait donc prévu cette vieille renarde ? Rien qui ne puisse lui causer du tord, bien sûr, elle l’avait tant aidé depuis son retour de Calais !
En montant les escaliers, elle fit de son mieux pour remettre de l’ordre dans ses sentiments. Nulle chose ne devait la déconcentrer, la dévier de son objectif. Elle devait épouser l’un de ces deux hommes, pour le bien de son héritage.
— Il me faut écrire à Camille, je lui ai promis une lettre, dès mon arrivée, pensa-t-elle tout haut.
Elle ouvrit la porte de la confortable chambre qu’on lui prêtait habituellement et détacha immédiatement son épais chignon. Sa chevelure se déroula en spirale sur ses épaules, elle secoua la tête pour se dégager le visage puis se pencha en avant pour retirer ses chaussures. Elle releva ensuite sa robe et pinça entre deux doigts le tissu de ses bas, pour les faire glisser le long de ses jambes.
Elle soupira, fourbue, et se contorsionna pour retirer sa robe en tissus épais.
La porte s’ouvrit et cela la fit sursauter. Ses grands yeux rencontrèrent ceux de Térence Dignard. Elle eut un moment de stupéfaction. Le jeune homme avait tant changé, en son absence !
Ses cheveux avaient la couleur du blé mûr et des taches de rousseur étaient apparues sur ses pommettes. Il n’avait pas grandi d’un centimètre, mais pourtant, elle le trouva différent. Était-ce sa stature, devenue plus imposante à cause des travaux qu’on lui avait confiés ? Pourquoi ses yeux caramel avaient-ils les reflets du miel chaud ? Sans doute à cause du soleil, qui donnait à son teint autrefois pâle des couleurs estivales. Il semblait également plus âgé, comme vieilli de quelques années, alors qu’elle était partie à peine trois mois !
Elle mit plusieurs secondes avant de réaliser qu’ils portaient ses valises dans les bras.
— Posez-les ici, ordonna-t-elle d’un ton froid.
Il s’exécuta immédiatement, soulagé de ne pas avoir à soulever les bagages plus longtemps.
— Venez m’aider, continua-t-elle en lui tournant le dos.
— Je ne… Je vais appeler la bonne…
— Je n’arrive pas à la retirer seule, expliqua-t-elle. Inutile d’appeler la femme de chambre, vous êtes ici, cela ira plus vite.
Il déglutit et s’approcha.
Isaure sentit ses mains effleurer le tissu de sa robe et un frisson délicieux la parcourut. Elle serra la mâchoire, en colère contre elle-même. Pourquoi lui avait-elle demandé de faire cela ?
Un souffle brulant s’échappa de ses lèvres et une partie d’elle-même répondit à la question. C’était parce qu’elle en mourait d’envie. Depuis des semaines, elle voyait encore et encore l’image de Térence Dignard à ses pieds, dans l’écurie. Dès qu’elle fermait les paupières, cette scène s’imposait à elle. C’était un désir insolent, déraisonnable… totalement stupide et futile.
— Ce n’est pas… approprié, chuchota Tibère, qui semblait avoir lu dans ses pensées.
— Je ne vous demande pas de parler, Monsieur Dignard.
La bouche d’Isaure avait parlé toute seule. Elle se surprit d’entendre que le ton de sa voix était horriblement ferme. Comment pouvait-elle lui parler ainsi ?
Térence obtempéra pourtant, et mit peu de temps à défaire les attaches du tissu. Il se recula, s’apprêtant à partir.
— Attendez ! ordonna-t-elle.
Il se retourna froidement.
— Je vous dois des excuses, Monsieur Dignard.
— Monsieur Dignard…, répéta-t-il d’un ton dégouté.
Auparavant, elle ne l’appelait pas ainsi. Elle le nommait Térence, via son nom d’emprunt.
— Vous appeler ainsi me semble… plus approprié.
Il leva un sourcil circonspect.
— Je ne veux pas de vos excuses.
— Pourquoi ?
Il cligna des paupières. Pourquoi, en vérité ? Parce qu’elle était partie du jour au lendemain, sans lui ? Parce qu’elle désirait en vérité un autre ? Parce qu’elle s’était servie de lui… et qu’il avait aimé cela ?
— Je suis navrée… je sais très bien pourquoi…
— Vraiment ? demanda-t-il alors que lui-même ignorait la réponse.
— J’ai… j’ai abusé de votre innocence et de la fragilité de votre position. Je me suis mal comportée, envers vous. Surtout après ce que vous avez vécu… chez vos anciens maitres.
— Je ne peux qu’aller dans votre sens.
Si Tibère Petremand de Frosnier avait été un jeune homme avisé et peu susceptible, il n’aurait rien ajouté à cela et aurait quitté la pièce sans un regard en arrière. Cependant, sa fierté et sa condition, si mises à mal et douloureuses, lui forcèrent de répondre :
— Je pense ne pas vouloir de vos excuses, car je n’en ai ni le besoin ni la nécessité.
— Je me dois d’insister…, rétorqua Isaure avec un léger tremblement dans la voix. Si mes excuses ne conviennent pas, qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? C’est dans l’intérêt de notre relation et de ce que nous avons chacun à réaliser.
— Votre arrogance est incroyable, épargnez moi donc votre complaisance ! Si vous souhaitez bien vous comporter envers moi, Mademoiselle, alors traitez-moi selon mon rang : qui est celui d’un valet de pied.
Isaure croisa les bras et le regarda droit dans les yeux :
— Je ne peux ignorer le fait que j’ai pour vous… une attention particulière.
Il se mit à rougir puis baissa les yeux. Finalement, il annonça d’un ton acide :
— Il m’est impossible de répondre à cela. S’il est trop difficile pour vous, de faire preuve de retenue, alors je préfèrerai être ignoré.
— Et pouvez-vous m’ignorer, moi ? questionna-t-elle en s’approchant doucement de lui.
— Vous savez bien, Mademoiselle, que cela m’est impossible. Je suis à votre service.
— Et savez-vous jusqu’où vos services doivent se plier à mes demandes ? L’avez-vous appris, pendant mon absence ?
— J’ignore à quoi vous faites référence, je m’en tiens toujours à mon travail et je fais de mon mieux pour réaliser les tâches qui me sont confiées.
— Votre travail est bien de me satisfaire, n’est-ce pas ?
Le sang afflua dans les joues de Tibère, il n’osait plus la regarder dans les yeux, de plus en plus troublés. Elle était devant lui, à moitié nue, encore plus belle et impressionnante que la première fois où il l’avait vu. Après une inspiration, il osa cependant demander :
— Avez-vous déjà été déçu par mon rôle de valet ?
— Non, mais cela fait longtemps que je ne vous ai pas vu à l’œuvre. Je vais devoir vous surveiller. Cela vous causera-t-il des problèmes ?
— Non, car j’ai confiance en mon travail.
— Vous restez donc à ma disposition ?
Il poussa un soupir exaspéré.
— Il ne peut pas en être autrement. Souhaitez-vous quelque chose ?
— Je souhaiterais que vous approchiez. J’aimerais contrôler si, pendant que je n’étais point là, vous avez commis des erreurs. Venez ici, Monsieur Dignard.
Tibère se sentit immédiatement attiré vers elle. Sans qu’il sache pourquoi, il avait les jambes flageolantes, le souffle court.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? demanda-t-il, à la fois curieux et agacé.
— Je veux juste savoir si vous allez bien. Malgré tous vos efforts, je vois bien que vous n’êtes point habitué aux travaux de ferme. Votre jolie peau est brulée par le soleil. Montrez-moi juste vos mains. Avez-vous des douleurs, le matin ?
Délicatement, elle lui prit les doigts et regarda ses ongles et les ampoules qu’il avait par endroit.
— Pourquoi ne portez-vous pas de gants ? questionna-t-elle en songeant lui appliquer un onguent.
Il haussa les épaules en guise de réponse. Elle l’observa en souriant.
— Les autres domestiques sont-ils aimables envers vous ?
Elle laissa ses mains libres, lui laissant le choix de les retirer de son emprise… mais il ne bougea pas. Elle avala sa salive, le cœur battant. Les visions nocturnes qu’elle avait eues de lui refluèrent. Il était là, si proche… Avec ses cheveux mal coupés et son nœud de foulard impeccablement noué, il était tout à fait adorable.
— Je vous laisse le choix, Monsieur Dignard. Vous pouvez me répondre, ou bien m’embrasser.
Tibère ne put s’empêcher de laisser échapper un petit sourire amusé. Il se recula, les yeux brillants, mais elle lui retint les poignets pour l’empêcher de se dérober. Sous l’impulsion de son geste, elle se retrouva contre lui.
— Alors, Monsieur Dignard, les gens de cette maison sont-ils aimables avec vous ?
Il garda le silence, rougissant et un instant plus tard, senti les lèvres d’Isaure contre les siennes.
Après quelques secondes suspendues dans le temps, elle se détacha de lui, le souffle court, les joues rouges :
— Il faut… Il faut que vous m’aidiez à m’habiller.
Il la regarda se dévêtir encore, profitant de la vue de son corps dénudé. Sur ses indications, il lui apporta une nouvelle lingerie et l’aida à enfiler des bas propres. Au moment où ses mains remontaient autour de la rondeur de sa cuisse, il ne put s’empêcher de pencher la tête vers sa peau et de l’embrasser.
Elle se laissa faire, alanguie par ses gestes. Le souffle chaud du jeune homme lui procura de tels frissons qu’elle s’imagina rester ici toute la soirée. Il se releva pourtant et lui amena la robe qu’elle souhaitait. Toujours en suivant ses directives, il boutonna les corsages, les dentelles et les boucles de ses chaussures. Elle s’assit à sa table de chevet et prépara rapidement ses cheveux. Il lui apporta son peigne et elle fit un geste, pointant du doigt la base de sa nuque dégagée. Immédiatement, il embrassa sa peau.
Ce geste, si simple et si doux, les consuma tous les deux. Il ne dura pourtant qu’un instant, mais Isaure du se faire violence pour ne point se laisser gagner par la folie. Elle le remercia et lui dit :
— Vous pouvez me laisser, Monsieur Dignard. Je vois que vous êtes un homme qui sera en mesure de répondre à mes besoins.
— Vous êtes vraiment une mégère, quand vous le souhaitez ! répliqua Tibère d’une voix tremblante d’indignation.
Il ferma la porte en la faisant claquer derrière lui et la jeune femme eut un sourire en entendant ses pas remonter le couloir.
Les mains d’Isaure étaient moites et en descendant les escaliers, elle ne put s’empêcher de les essuyer sur les ourlets de sa jupe. Elle s’appuya un instant sur les boiseries vernies du mur, la respiration saccadée, les lèvres gonflées de désir et les yeux encore luisants d’émotions.
Que lui avait-il pris ? Ce garçon, si jeune et beau, d’une beauté radieuse et pure, si innocent de tout ! Elle avait de nouveau vu ses yeux, grands ouverts et bordés de longs cils, et s’y était plongée tout entière, engloutie par une pulsion brute, violente et presque douloureuse. Pendant quelques minutes, le temps avait été comme suspendu. La chambre et ce moment de pur égarement l’avaient brûlée toute entière. Elle sentit encore le souffle de Térence contre l’intérieur de sa cuisse et elle ne peut s’empêcher de serrer les jambes et de tenir son poing contre sa poitrine, hors d’haleine.
Elle ferma les yeux. Comment pouvait-elle faire cela ? Alors que son futur époux l’attendait en bas !
Était-elle si faible, si stupide ? Comment pouvait-elle céder à cette pulsion, fourvoyer un garçon comme lui ?
Isaure se gifla violemment, de toutes ses forces. Le coup claqua dans l’air, puissant. La douleur, vive et fugace, ne fut cependant pas suffisante pour la calmer.
Elle respira de nouveau, pensant à Camille. Oui, ce n’était pas pour elle qu’elle faisait toutes ces simagrées, ce n’était que pour Camille. Elle devait se ressaisir, oublier ce moment aussi chaud que délicieux… et se concentrer sur ces Messieurs Darsonval et Tourelet. Ils étaient sa porte de sortie, ses sauveurs.
Tudieu, ma fille ! jura-t-elle. Tu vas te donner en mariage à l’un d’entre eux et tu feras ton devoir ! Ton père est mort sur les terres d’Espagne, Camille t’attend chaque jour, tu ne peux les trahir !
Elle secoua sa robe, remis ses bouclettes en place et resserra le ruban qui nouait sa taille. Le souffle coupé, elle redressa la tête et descendit les escaliers d’un pas agile.
Dans le salon, elle fit son entrée en souriant. Honorine et Louise, toutes deux forts élégamment vêtues, émirent des petits cris de ravissement en la voyant.
Isaure put témoigner des expressions exagérées que firent le paltoquet en la voyant arriver, malgré le fait qu’il faisait le pied de grue depuis une demi-heure.
— Que vous voici en beauté, ma chère ! déclara Honorine en s’approchant.
— Cette teinte vous va à ravir ! surenchérit Louise, qui avait couvert ses frêles épaules d’un châle vert tendre.
La comtesse ne put s’empêcher de les remercier. Effectivement, sa toilette était superbe.
D’un grenat profond et piqué d’or, elle rehaussait son teint chaud et sa chevelure. La robe ceinturait sa poitrine haute et généreuse, dévoilant un grain de peau lisse et doux, encore frémissante des caresses de Térence. Sa médaille de baptême était son seul bijou, elle reposait en toute simplicité entre ses deux seins. Évidemment, les lèvres de sa bouche, encore gonflées par les embrassades, s’étirèrent dans un sourire satisfait.
— Je vous en remercie, j’espère ne pas vous avoir trop fait attendre. J’ai encore tant de mal à me vêtir pour ces occasions.
— Vous verrez, c’est une habitude que nous prenons rapidement, pour plaire au monde ! la taquina gentiment Louise, qui remarqua cependant qu’une de ses joues était rougie.
— Vous avez cependant un peu trop forcé sur le fard, côté gauche ! lui chuchota-t-elle discrètement, afin de la prévenir.
Isaure eut une moue gênée.
— N’ayez crainte, assura Monsieur Darsonval sans la quitter des yeux, je viens à peine d’arriver.
— Enfin, maintenant que vous avez fait votre entrée, nous allons pouvoir dîner ! déclara Isidore en se frottant les mains.
— Attendez, mon ami ! appela Honorine, une main en l’air. Nous ne sommes pas encore au complet !
— Comment cela, ma chère ? questionna le vieil homme, tout en levant ses épais sourcils d’un air interrogateur.
Il regarda autour de lui et ajouta :
— Mais si je ne m’abuse, nous sommes tous présents !
— Du tout, cher époux ! J’ai une surprise, pour mes tendres filles…
La malicieuse dame adressa un regard brillant aux deux jeunes femmes qui se tenaient là. Les mains de Louise se joignirent, elle tordit ses doigts dans tous les sens. Isaure vit l’excitation de sa jeune amie et pensa immédiatement à Armand. Était-il possible qu’il soit rentré plus tôt que prévu ?
Un silence s’installa entre les convives, d’abord plein de surprise puis peu à peu de plus en plus lourd. Soudain un bruit se fit entendre.
C’était une voiture, au-dehors, qui arrivait. Louise eut le souffle coupé et un petit vertige la prit. Isaure hésita à aller vers elle, mais la jeune femme se retint discrètement contre un petit guéridon.
On sonna à la porte principale et l’intendant se précipita pour ouvrir.
— Installez-vous, je vous en prie ! demanda Honorine à ses invités, avec de la sollicitude dans la voix.
Tout le monde s’installa dans un petit salon et attendit quelques secondes l’invité surprise, qui arrivait.
Les deux jeunes héritiers ne purent s’empêcher d’échanger un regard : de qui pouvait-il bien s’agir ? Ils pincèrent les lèvres et fixèrent la porte du salon avec intensité.
Rapidement, on frappa contre le bois marqueté. L’intendant entra pour annoncer l’inconnu et Isaure vit qu’Honorine posait sur elle des yeux remplis d’excitation.
— Voici Monsieur Edouard Felix Emery, Madame. Chirurgien de deuxième classe au service de Sa Majesté Napoléon.
Louise cligna des paupières pour chasser des larmes. Ce n’était donc point Armand… Elle ne put cependant se retenir de pousser un petit cri de surprise, car la surprise était aussi pour elle totale.
Un jeune homme fit son entrée. Grand, longiligne et brun de cheveux, il était vêtu de l’uniforme bleu des médecins de sa spécialité. Deux boutonnières étaient visibles sur son collet. Il avait sur le visage une expression calme et sérieuse, une fatigue cependant alourdissait ses paupières.
Isaure s’étrangla en le voyant devant elle. Honorine jubila un instant et saisit sans le vouloir la manche de la veste de son mari sous le coup de l’émotion.
— Bonjour, Isaure, fit le nouveau venu en s’inclinant.
Cette dernière eut soudain la terrible envie de se gifler pour la seconde fois. Devant elle se tenait Édouard Émery, le médecin qui lui avait tout appris et qui était à la fois son mentor… et son premier amour.