Elmarion et Abigaël se sentirent glacés et trempés jusqu'aux os. L'espace d'un instant, ils ne purent pas bouger. Ils étaient dans le noir absolu. Ils ne voyaient rien. Soudain, Elmarion eut très peur que la pierre les ait fait apparaître dans de la roche. Il commença à manquer d'air. Lorsqu’enfin, il put bouger, il avala une grande goulée… d'eau. Ses poumons hurlèrent de douleur mais Elmarion ne put crier. Il fut incapable de bouger et se sentit couler. Incapable de parler, il ne put prononcer la moindre formule.
Abigaël avait compris où ils se trouvaient : ils étaient trop descendus. Les eaux du lac les entouraient. Elle retint sa respiration et nagea vers la surface. Elle avala une grande quantité d'air et fut éblouie par le soleil. Cela faisait un moment qu’elle ne l’avait pas vu et sa simple vision lui remonta le moral. Ils étaient de retour dans leur monde, à quelques années près. Elle reprit son souffle et entendit un grand "plouf" non loin. Elle ne put que voir une gerbe d'eau.
Elle chercha Elmarion mais ne le trouva nulle part. Terrifiée, elle inspira fortement et replongea dans le lac. Les secondes s'égrenèrent. Enfin, elle aperçut son compagnon, inanimé, flottant à mi-eaux, les yeux clos. Elle l’attrapa et le ramena à la surface.
Sur le rivage, elle entreprit de lui sauver la vie. Après un temps qui sembla interminable à la jeune femme, Elmarion cracha enfin l'eau qui remplissait son estomac et ses poumons. Il reprit son souffle difficilement. Abigaël regarda autour d'elle. Il n'y avait nulle trace de Sakku. Pourtant, elle l'avait entendu tomber dans le lac.
- Elmarion, souffla Abigaël, Sakku n'est pas là. Je l'ai entendu toucher l'eau mais…
- Un instant, dit Elmarion en se levant difficilement, Sakku a eu les deux jambes brisées par l'impact. Il ne peut pas nager !
- Quelqu'un n'est-il pas censé le trouver ? Une femme, c’est ça ?
- Il n’y a personne, remarqua Elmarion.
Abigaël frissonna. Le sorcier pensa fortement et annonça :
- Sakku ab mihi veniat.
Sakku apparut sur le rivage. Elmarion s'approcha mais il ne savait que faire. Abigaël prit donc l'affaire en main. Quelques instants plus tard, Sakku se remettait de la même manière qu'Elmarion à ceci près qu'il resta évanoui.
- Nous devrions partir, souffla Elmarion. La femme ne devrait pas tarder à arriver… celle qui doit sauver Sakku. Nous ne devons pas interférer.
Abigaël hocha la tête. Les deux voyageurs temporels se dissimulèrent derrière un arbuste. Ils étaient trempés et frigorifiés. Ils attendirent. Personne ne venant, Abigaël murmura :
- Ça fait bizarre de voir Sakku aussi jeune.
- C'est vrai, avoua Elmarion. Il était mieux jeune. Il avait l'air plus… insouciant… moins dur.
Abigaël hocha la tête. Elle pensa "plus mignon aussi" mais ne formula pas ses idées à haute voix. Elle frissonna. Elmarion se tourna vers elle mais ne fit rien. Elle en fut surprise. Elle aurait cru qu'il lui proposerait de la réchauffer, mais non. Elmarion semblait étrange… différent. Son regard perdait de son brillant. Il devenait plus pâle. Son visage devenait plus dur et ses traits plus sombres. Abigaël prit le menton de son compagnon dans sa main droite, le força à la regarder et demanda :
- Elmarion, est-ce que tu m'aimes ?
Elmarion sembla réfléchir. Il ne répondit pas. La question ne signifiait rien pour lui. Abigaël s’en voulut alors énormément. Ils avaient tellement passé de temps à préparer leur voyage dans le passé, auprès d’Astrid, qu’ils avaient oublié de penser au retour. La conséquence était qu’ils avaient omis un détail : à leur retour, le monde serait privé de magie. Elmarion serait comme tous les sorciers de l'époque, des morts-vivants, des Mordens, ignorant l'amour et la pitié, cruels et sadiques.
- Pardonne-moi, mon amour, dit Abigaël.
Elle prit une pierre dans sa main et frappa Elmarion à la tête. Elmarion s'écroula, trop surpris pour éviter le coup. Abigaël se pencha sur son compagnon. La blessure n'était pas trop violente. Il survivrait. Elle se leva et regarda autour d'elle, perdue. Où pouvait-elle aller ? Elle ne connaissait rien de ce monde. Bien qu’à peine séparée du sien par une vingtaine d’années, elle en ignorait presque tout, d’autant qu’elle n’avait jamais vécu auparavant en terre des mages.
Abigaël frissonna mais ce fut de peur et non de froid. Elle regarda Sakku, toujours étendu sur la plage. Personne ne venait. Abigaël se souvint de l’attitude étrange de Sakku envers elle, de sa gêne, de son inconfort et elle comprit. Il l’avait reconnue. Elle comprit soudain pourquoi il avait été aussi précis dans ses explications. Sur le coup, elle n’avait pas compris mais maintenant, elle saisissait. Il lui avait montré la voie à suivre : une cabane, à quelques centaines de pas au nord ouest pendant une demi-lune. Elle allait devoir faire vite car Elmarion ne tarderait pas à se réveiller et croiser le chemin d’un Morden en colère ne lui disait rien.
Elle prit son courage à deux mains, se saisit de Sakku et le mit sur son dos. Elle le porta ainsi plein nord ouest et tomba en directement sur la maison. Une fois Sakku sur l’unique paillasse de la petite maison, elle ressortit en courant pour effacer ses traces. Elmarion ne s’était pas encore réveillé.
Elle revint rapidement, ne voulant pas perdre de temps. Elle avait beau savoir que Sakku allait survivre, devenir l’assistant en chef, se marier et avoir deux beaux enfants, elle ne pouvait s’empêcher de craindre pour sa vie. Elle déshabilla Sakku dont les vêtements étaient imbibés d'eau glacée. Cela lui parut singulièrement étrange de voir l’assistant nu mais elle savait qu'elle devait le faire.
Lorsqu'il fut sec et sous une couverture, elle sortit chercher des plantes. À son retour, elle fit un baume guérisseur. Elle remercia silencieusement son maître de lui offrir l'accès à une telle banque d'informations car elle n'avait jamais appris à faire le moindre baume.
Lorsque Sakku fut enfin sec et en voie de guérison, Abigaël prit le temps de souffler. Elle regarda autour d’elle. La cabane était petite et visiblement inhabitée depuis des années. L’endroit était lugubre et demanderait un bon coup de nettoyage.
La jeune femme soupira. Elmarion lui manquait. Elle n’avait jamais prévu de se retrouver seule et cette simple idée lui faisait horreur. Elle avait vécu seule tellement longtemps… toute sa vie. Son seul compagnon d’enfance avait été un dragon millénaire.
Alors qu’elle ne l’avait jamais vraiment intéressée, Abigaël se rendit compte que la présence humaine lui manquait. Plus que tout, l’amour lui manquait. Elle espéra ne pas avoir frappé Elmarion trop fort. Elle revit le sang couler de sa tête et fut prise d’une peur panique.
Elle retourna sur les abords du lac en prenant bien garde de rester dissimulée. Elmarion n’était plus là. Moyennement rassurée, Abigaël retourna veiller Sakku, espérant de tout son cœur qu’Elmarion se portait bien.
Pendant onze longs jours, Abigaël évita les patrouilles Mordens, parfois de justesse. Il était presque midi et Abigaël se balançait sur un fauteuil tandis que la soupe cuisait. Elle portait une robe simple et avait couvert ses cheveux sous une coiffe. Ainsi, elle avait l'air d'une simple paysanne.
- Bonjour, entendit Abigaël.
Elle se leva, s'approcha de la paillasse et murmura avec un soupir :
- Vous vous réveillez enfin ! J'ai bien cru que vous ne reprendriez jamais conscience.
Sakku la dévisagea. Abigaël était réellement troublée par ce face-à-face. Elle avait déjà réfléchi à ce qu'elle allait devoir faire et dire. Elle ne devait rien lui révéler. Elle lui sourit pour le rassurer. Il s'assit mais grimaça de douleur. Ses jambes le faisaient souffrir.
- Que s'est-il passé ? demanda-t-il. Et qui êtes-vous ?
- Je m'appelle Abigaël. J'étais en train de laver mon linge dans le lac lorsque j'ai entendu un gros plouf, mentit la jeune femme. J'ai regardé autour de moi et je vous ai trouvé sur le rivage, à demi noyé, les deux jambes brisées. Comment êtes-vous arrivé là ?
- Ma pierre ! s'exclama Sakku en se relevant brusquement.
Abigaël le rassit en douceur.
- Doucement ! Calmez-vous !
- Où est ma pierre ? s'écria-t-il.
- Votre pierre ? Je ne sais pas de quoi vous parlez ! mentit Abigaël. Vous n'aviez rien sur vous.
Elle avait décidé de faire celle qui ne comprenait pas. C'était sans aucun doute le mieux à faire. Elle vit la tristesse, la peine et le désespoir emplir le visage du jeune homme. Elle ne put s'empêcher d'afficher un regard désolé. Sakku se mit à trembler et une larme coula sur sa joue.
- Pardon, murmura-t-il. Je n'ai pas su être à la hauteur. Pardon…
Abigaël lui tendit un bol de soupe et un morceau de pain. Sakku avala goulûment. Lorsqu'il eut fini, il demanda :
- Où suis-je ?
- Chez moi, mentit Abigaël. En plein milieu des terres Mordens.
Il afficha un regard circonspect mais n'insista pas.
- Je… Je comprends ce que vous dites ! s'écria-t-il soudain.
Abigaël sourit à cette remarque. Pour Sakku, c'était extraordinaire. Abigaël se contenta de se taire et de laisser Sakku s'extasier.
- C'est incroyable, s'exclama Sakku. Je vous comprends ! Vous parlez la même langue que moi. C'est… C'est tellement inimaginable !
- Vous devriez vous calmer, dit Abigaël, désireuse de changer de sujet. Je vais vous amener des plantes, ça vous fera du bien.
Elle sortit. Lorsqu'elle revint, elle trouva Sakku, debout, entièrement nu. Elle cacha sa gêne et s'exclama :
- Vous ne devriez pas vous lever ! Vous n'êtes pas encore tout à fait guéri.
- Je me sens capable de marcher, annonça Sakku avant de faire quelques pas.
Abigaël lui tendit de simples braies qu'elle avait réussi à dérober dans un village trois jours auparavant. Tandis qu'il s'habillait, elle malaxa des herbes. Il la rejoignit à la table et s'assit un banc en face d'elle. Elle finit sa préparation puis la lui tendit. Il la but sans rechigner puis demanda :
- Vous êtes une druide ? demanda-t-il.
- Non, annonça-t-elle. Je… J'ai quelques connaissances en plantes et en guérison.
Elle se rendit compte qu'elle aurait sûrement dû faire celle qui ignorait ce qu'était un druide. Elle se demanda si elle n'avait pas commis une erreur mais Sakku ne sembla pas relever ce fait. Il se contenta de hocher la tête. Puis, il se leva et se dirigea vers la porte.
- Que faites-vous ? s'exclama-t-elle.
- J'aimerais faire un tour dehors !
- En pleine journée ? Vous êtes fou !
- Vous y êtes bien allée vous ! répliqua-t-il.
- Oui, mais moi je sais m'occuper de moi et mes jambes sont en parfait état.
- Que craignez-vous ?
- Les Mordens, répondit-elle. Je n'ai pas le droit de vivre ici. S'ils me découvrent…
Abigaël trembla. Elle pensait à Elmarion, qu'elle n'avait pas revu depuis douze jours. Elle regarda Sakku.
- Vous sortirez, mais ce soir, lorsqu'il fera nuit. Ainsi, si vous commettez une erreur, cela sera moins grave.
Elle aurait préféré qu'il ne sorte pas du tout mais elle savait qu'il devrait bientôt sortir. Le vieux Sakku avait dit une demi-lune. Le temps arrivait bientôt à son terme. Le jeune Sakku n'insista pas et s'assit sur sa paillasse. Abigaël prit des vêtements qu'elle avait dérobés et commença à les raccommoder. Elle n'était pas très douée dans cet art.
- Pourquoi n'avez-vous pas le droit de vivre ici ? demanda Sakku.
- Parce que nous sommes sur les terres Mordens et que je n'en suis pas une, répondit-elle en faisant en sorte que cela paraisse être l'évidence même.
- Pourquoi vivez-vous ici en ce cas ?
- Pour leur échapper. Si je vivais avec les miens, je risquerais de me faire emmener comme esclave et je n'y tiens pas. Jamais ils n'imagineraient que quiconque ose s'installer ici, si proche de leur forteresse. Toutefois, il vaut mieux être prudent.
Abigaël se rendit compte que Sakku sentait que quelque chose clochait. Elle avait décidé de raconter cette histoire, espérant que cela passerait. Elle fut ravie de constater que Sakku n'insistait pas. Au contraire, il proposa :
- Je peux vous aider ?
- Vous savez coudre ? interrogea-t-elle.
- Coudre, faire la cuisine et beaucoup d'autres choses encore, lui apprit-il.
Abigaël n'en revenait pas. L’assistant en chef n'avait jamais semblé être capable de faire autre chose qu'utiliser son épée.
- Je suis assistant, annonça Sakku comme si cela expliquait tout.
Abigaël lui sourit et lui tendit des vêtements. Elle se maudit de sa stupidité : nul ici n'était censé savoir ce qu'était un assistant. Elle aurait dû lui montrer qu'elle ne comprenait pas. Elle espéra n'avoir pas trop influencé le futur.
Pendant quelques jours, Sakku resta avec Abigaël. Puis, ses désirs se faisant plus pressants et une demi-lune s’étant écoulée, elle lui fit ses adieux en gardant pour elle que ça n’était qu’un au revoir.
Sakku parti, Abigaël prit ses affaires. Elle ne comptait pas rester là. De ce pays, elle ne connaissait rien. Mieux valait qu’elle rejoigne le sien. Il lui tardait de revenir chez elle. Elle ne reviendrait qu’une fois la magie revenue, pour chercher Elmarion.
Penser à son compagnon lui arracha des larmes et un nœud se forma dans son estomac. Elle fit en sorte de ne pas y accorder d’importance. Elle prit une besace préparée depuis longtemps, retira sa coiffe et sortit. La porte de la cabane grinça. Abigaël fit ses adieux à ce lieu qui l’avait aidée et dans lequel elle avait vécu les jours les plus étranges de sa vie en compagnie d’une personne qu’elle ne reverrait que dans vingt ans.
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Elmarion s’éveilla avec un horrible mal de crâne. Il ouvrit difficilement les yeux. La lumière lui transperça le cerveau, comme si on lui plantait des milliers d’aiguilles.
- Cura, murmura-t-il.
Le mal diminua, mais pas totalement. Il se souvint de où et surtout de quand il était. Le passé. Plus de magie. Il se redressa pour constater qu’il n’était pas seul. Un homme se trouvait en face de lui et l’observait. Elmarion lui rendit son regard transperçant mais pour une toute autre raison : Elmarion connaissait son interlocuteur et cela ne présageait rien de bon.
- Ça va ? Pas trop amoché ? interrogea l’homme.
Elmarion se tâta le crâne et la mémoire lui revint. Abigaël l’avait frappé. Il n’éprouva que de la colère. Il eut très envie de la retrouver pour la faire souffrir, très longtemps.
- Comment suis-je arrivé ici ? demanda-t-il.
- Une patrouille vous a trouvé, expliqua l’homme, inanimé, au bord du lac. On vous a amené pour vous interroger et en fouillant vos affaires, on a trouvé ça.
L’homme désigna un gant rouge sur une table à droite du lit.
- On se demande comment vous l’avez eu, annonça l’homme.
- Je suis un Morden, dit Elmarion comme si ça expliquait tout.
L’homme montra l’espace d’une demi-seconde de la surprise.
- Étrange, continua-t-il sur un ton neutre. Personne ne vous connaît.
- Il y a beaucoup de Mordens, répliqua Elmarion.
- De Mordens, oui, dit l’homme. De Mordens avec un gant, non. Ils sont rares, très rares. Seuls les justiciers peuvent en porter un. Or, aucun justicier ne vous a jamais vu et moi non plus.
- Pourtant, moi, je vous connais, répliqua Elmarion. Vous êtes Ewin Craig, lieutenant de la division justice à la forteresse Morden où je me trouve.
Elmarion fit son possible pour ne pas montrer sa gêne. Ewin avait été son mentor. Après la réapparition de la magie, tous les lieutenants s’étaient trouvés inaptes à leur travail… tous, sauf le lieutenant Craig. Le retour de la magie l’avait changé, faisant de lui un chef sans conteste. Il aurait pu devenir le nouveau grand maître mais avait refusé, le poste de lieutenant de la division justice lui convenant parfaitement.
Enfant, Elmarion s’était rendu à la forteresse, simple visite de routine destinée à permettre à tous les Mordens de découvrir ce lieu central et peut-être, de créer des vocations. Tous les enfants s’étaient présentés devant les lieutenants. Elmarion faisait partie du lot. Le lieutenant du département justice, Ewin Craig, lui avait offert de devenir son apprenti. Il s’agissait d’un immense honneur. Elmarion avait accepté. Pour un enfant de Morden paysan, c’était inespéré. Ewin Craig devint un second père pour lui. Pourtant, l’homme qui se trouvait aujourd’hui devant Elmarion n’avait rien de commun avec son mentor : les traits durs, le regard froid, un sourire sadique sur son visage, cet homme n’était que l’ombre de ce qu’il serait une fois la magie revenue.
- Je connais tous les justiciers et vous n’en êtes pas, assura Ewin.
- Elmarion de Kartos, se présenta le jeune homme en se disant, un peu tard, qu’il aurait probablement dû donner un faux nom.
Soudain, il comprit. Ce jour-là, Ewin Craig avait reconnu son nom, une identité revenue du passé. Voilà pourquoi il lui avait proposé de devenir justicier. Le passé et le présent étaient-ils à ce point mêlés ? Il était de toute façon trop tard pour revenir en arrière. Il allait désormais devoir la jouer fine, inventer une histoire, très vite.
- Nous avons trouvé sur vous d’autres choses que ce gant, continua Ewin.
Il sortit un petit objet de sa poche. Elmarion reconnut sa feuille d’ange.
- Ces objets sont encore plus rares que les gants, annonça Ewin. Notre première idée a été que vous étiez un voleur. Un comptage a été fait. Aucune feuille d’ange ne manque. Aucun gant non plus.
Soudain, Elmarion eut l’idée parfaite. Il sut comment se sortir de cette situation. C’était tellement évident. Son assurance revenue, il lança d’une voix ferme :
- Ces objets m’appartiennent. Je ne les ai pas volés.
Ewin se leva, sortit une dague, et avant qu’Elmarion puisse faire un geste, le lieutenant lui attrapa le bras et l’entailla légèrement. La blessure était superficielle.
- Pourquoi avez-vous fait ça ? s’exclama Elmarion alors que le lieutenant le lâchait.
Pour toute réponse, Ewin lui tendit la feuille d’ange. Elmarion comprit. Le lieutenant voulait s’assurer que son interlocuteur était bien un Morden et c’était une façon rapide et facile de le faire. Elmarion déplia délicatement la feuille, la plaça sur sa blessure et appela ses pouvoirs. Lorsqu’il enleva la feuille et la plia, son bras était guéri. Elmarion envoya la feuille repliée à son interlocuteur qui l’attrapa avec souplesse.
- Vous êtes bien un Morden, mais personne ne vous connaît, dit Ewin.
- Je suis parti il y a plusieurs années, raconta Elmarion. J’ai eu envie de découvrir le monde. J’avais envie de trouver des objets magiques, d’en posséder moi-même.
Elmarion n’avait pas de mal à inventer car il racontait la vie d’Arfer Turiel. Pour que son mensonge tienne la route, surtout devant un Morden, il fallait qu’il ait l’air vrai. Quoi de mieux que de raconter la vraie vie d’un autre Morden ?
- Comme vous pouvez le voir, j’en ai trouvé quelques uns, continua Elmarion.
- Comment avez-vous pu vous retrouver le crâne en sang sur la berge du lac à proximité de la forteresse ?
- Je revenais ici avec mon esclave, annonça Elmarion. Elle… Elle m’a surpris. J’ai été stupide.
Ewin grogna. Stupide n’était clairement pas suffisant à ses yeux pour décrire la scène.
- Je connais ça, répondit-il.
Elmarion fut surpris. Un esclave pouvait-il vraiment échapper à un Morden ? Il avait dit cela en supposant que ça ne passerait pas, que le lieutenant ne penserait pas une seule seconde la chose possible. Pourtant, il venait d’aller dans son sens.
- J’aimerais avoir l’autorisation de sortir pour chercher mon esclave et la ramener. J’ai très envie de l’entendre hurler, dit Elmarion et il ne mentait pas.
- Je n’en doute pas, répondit Ewin, mais cela devra attendre quelques jours. Je ne peux pas prendre le risque de vous laisser partir avant d’être totalement sûr de votre loyauté.
- Que craignez-vous ? répliqua Elmarion. Je suis un Morden. Je suis avec vous.
- Ou pas, dit Ewin. Je trouve étrange que personne ne vous connaisse.
- Je ne suis personne, maugréa Elmarion comme aurait pu le faire Arfer Turiel. Personne n’a jamais réellement fait attention à moi ici. J’ai toujours été laissé de côté. C’est aussi pour ça que je suis parti.
- Si vous le dites, répondit Ewin. En attendant, deux hommes seront assignés à votre surveillance. Ne leur faussez pas compagnie ou votre lieu de résidence changera du tout au tout.
À ces mots, le lieutenant sortit. Elmarion se leva, remit sa ceinture avec sa feuille d’ange en place, puis sa dague, son épée. Il empoigna sa veste et soudain, il se souvint que dedans, un message de son dieu l’attendait. Il fouilla la poche mais celle-ci était vide. Les Mordens le lui avaient-ils pris ? S’ils lisaient le message avant lui ou pire, s’ils le détruisaient, les conséquences seraient terribles. Désorienté, il murmura :
- Tropare membraneus.
La magie, faiblement présente, lui répondit par une bribe de direction, très vague. Le message était bien à la forteresse et Elmarion allait devoir la jouer fine pour le trouver. Il ne pouvait pas se battre seul contre tous les Mordens assoiffés de sang et de violence qui traînaient par ici.
Elmarion sortit de la chambre pour faire face à deux Mordens blonds aux yeux bleus. Ils ressemblaient à deux frères. L’un arborait une chevelure longue propre et l’autre des cheveux courts et mal coiffés. Ils se présentèrent et Elmarion fut certain de n’avoir jamais entendu parler d’eux : By’ard et Cythil. Elmarion savait qu’il allait devoir interagir le moins possible. Il comptait bien récupérer le message pour s’enfuir, au plus vite. Il voulait retrouver Abigaël, bien sûr, mais surtout, il ne voulait pas décevoir son maître. Le message comptait davantage. Elmarion décida de jouer carte sur table.
- J’avais un message en arrivant. Où est-il ? interrogea-t-il.
- Auprès de nos érudits, répondit By’ard. Ils cherchent à le déchiffrer.
- Le déchiffrer ? répéta Elmarion sans comprendre.
- Il est codé, fit remarquer By’ard.
Elmarion ne put cacher sa surprise. Niger ne lui avait jamais dit que le message n’était pas écrit clairement et ne lui avait à aucun moment fourni le moyen de le décoder.
- Mon cousin et moi pensons que vous êtes un traître, envoyé ici par les magiciens, continua By’ard.
D’une certaine façon, ça n’était pas faux. C’était bien Taïmy, le grand magicien, qui lui avait confié la mission de revenir dans le temps.
- Je trouve étonnant, continua By’ard, que vous arriviez à un moment aussi critique.
- Critique ? répéta Elmarion.
Il tenta de se souvenir de ses cours d’histoire avec Ewin Craig et il comprit : Elna, la première Ar’shyia à apparaître depuis plusieurs siècles, était retenue prisonnière en ces murs. Qu’un Morden inconnu jaillisse de nulle part à ce moment précis pouvait effectivement paraître très suspect.
- Je suis revenu chez moi car j’ai trouvé de nombreux objets magiques, mais également parce que je me suis trouvé une esclave, et que j’aspire à la tranquillité à ses côtés… jusqu’à ce qu’elle meure sous mes coups, finit Elmarion en souriant. Plus tôt je pourrai partir à sa recherche, mieux je me porterai.
- Vous ne bougerez pas d’ici tant que nous n’aurons pas déchiffré le message en votre possession, assura By’ard.
Elmarion fit la moue puis s’éloigna dans le couloir, tournant volontairement le dos aux deux Mordens blonds. Le jeune homme réfléchit. Il connaissait cet endroit par cœur, y ayant réalisé tout son apprentissage. Les érudits devaient se trouver à la bibliothèque, dans la salle d’étude du deuxième étage. Il allait devoir s’y rendre. Avant cela, il devrait perdre ses gardiens. Sans magie, cela risquait d’être très compliqué. Il allait devoir compter sur les maigres filaments restants.
Elmarion sortit dans la cour principale, appréciant le soleil et prit la direction inverse de la bibliothèque. Il se rendit aux cuisines où le chef lui servit volontiers un bon repas chaud, sous la surveillance étroite des Mordens blonds qui ne desserrèrent pas les dents.
Elmarion retourna ensuite dans sa chambre et demanda un bain. Il allait bientôt devoir quitter la forteresse. Autant profiter de tout ce qu’elle pouvait lui apporter comme bien-être en attendant.
Une fois propre et délassé, Elmarion ressortit et cette fois, il comptait bien semer ses gardiens. Ce fut sans difficulté qu’il les perdit dans les couloirs peu utilisés du premier sous-sol. Les enfants adoraient jouer dans ce véritable dédale mais les adultes ne s’y rendaient jamais. Or les Mordens blonds, nés dans un monde sans magie, n’avaient jamais réellement eu d’enfance. Ils ne connaissaient donc pas ce labyrinthe.
Satisfait, Elmarion se rendit à la bibliothèque. Sortir du sous-sol prendrait un certain temps aux deux Mordens mais ils finiraient par réussir et Elmarion allait devoir être très loin à ce moment-là.
Elmarion entra dans la bibliothèque sans que personne ne l’en empêche. L’intérieur de la forteresse n’était pas gardé. Il n’y avait aucune utilité à ça : nul ne pouvait entrer dans la forteresse sans y être invité. Elmarion se rendit directement à la salle d’étude. Il trouva, dans l’alcôve réservée aux érudits, trois sages penchés sur un bout de parchemin. Ils étaient à moitié cachés par des piles de livres. Elmarion reconnut le rouleau contenant le parchemin donné par Niger, nonchalamment posé sur une étagère. Elmarion entra et se saisit du boîtier.
- Vous n’avez pas le droit d’être là, jeune homme, annonça un érudit.
- Dormire, murmura Elmarion mais rien ne se passa.
Les bribes de magie ne pouvaient permettre le lancement d’un tel sort. Elmarion avait un plan de rechange mais cela ne lui plaisait pas. Combattre à un contre trois n’était pas exactement en sa faveur. Elmarion ferma le rideau de l’alcôve puis tira sa dague et son épée, en regardant les érudits dans les yeux. Les Mordens sourirent. Un combat ne leur faisait pas peur. Ils n’appelèrent aucun renfort. Ils sortirent leurs propres armes et se mirent en garde.
- Je ne sais pas qui vous êtes, dit un érudit, mais vous êtes très stupide.
Elmarion n’était pas qu’un Morden, capable d’utiliser des objets magiques. Il n’était pas non plus qu’un sorcier, connaissant les secrets de la magia verborum. Il était surtout un excellent bretteur. Ewin Craig l’avait bien formé.
Elmarion mit tout son talent en action, feintant, attaquant, reculant quand c’était nécessaire. Une seule chose comptait : la volonté de son maître. Il ne pouvait pas décevoir Niger. Porté par la foi, il vainquit ses adversaires, prenant garde à ne pas les tuer.
Une fois les érudits au sol, Elmarion se rua sur le parchemin. Il comptait prendre connaissances des volontés de Niger puis détruire le parchemin avant de s’enfuir. Le parchemin était maintenu ouvert par quatre pierres et Elmarion blêmit en voyant son contenu. Tout son plan tombait à l’eau. Il était incapable de le déchiffrer. Elmarion retira délicatement les pierres puis roula le parchemin avant de le remettre dans son boîtier.
- Sigillare, murmura-t-il.
Il tenta d’ouvrir le boîtier mais celui-ci refusa. Le sort avait bien fonctionné. Nul ne pourrait désormais l’ouvrir, à moins de mettre fin au sort et seul Elmarion en avait le pouvoir. Il plaça le tout dans sa veste et regarda le rideau fermant l’alcôve. Il allait devoir s’enfuir très vite. Le rideau se souleva, faisant apparaître des dizaines de Mordens, armes à la main. Le bruit des combats avait dû s’entendre à travers toute la bibliothèque silencieuse.
- Pose tes armes ! ordonna un Morden en ouvrant de grands yeux quand il vit les trois érudits inanimés.
- Ils sont juste assommés, assura Elmarion. Je…
- Pose tes armes ! répéta le Morden.
Elmarion n’avait pas le choix. Il déposa ses lames, conscient que les évènements ne jouaient pas en sa faveur.
- Recule, ordonna le Morden et Elmarion obtempéra.
On ramassa ses armes et on lui lia les mains dans le dos.
- Qui es-tu ? interrogea le Morden en constatant qu’il ne connaissait pas son interlocuteur qui, pourtant, portait comme lui un gant rouge.
- Il s’appelle Elmarion de Kartos, dit Ewin Craig en faisant son apparition. Il est censé être sous la surveillance de By’ard et Cythil.
- Quoi ? s’exclama le Morden. Quels incapables ! Où sont-ils ?
- La dernière fois que je les ai vus, ils étaient perdus dans les sous-sols de la forteresse, répondit Elmarion en souriant.
- Je t’avais prévenu de ne pas les perdre, menaça Ewin.
- Vous m’avez pris ce qui m’appartient, répliqua Elmarion sans trembler. Je suis venu le reprendre.
- Fouille-le, ordonna Ewin à son subalterne.
Le Morden trouva rapidement le tube mais tous ses efforts pour l’ouvrir furent vains.
- Il ne nous a pas été difficile de l’ouvrir la première fois, dit Ewin. Qu’as-tu fait ?
Elmarion regarda Ewin droit dans les yeux et garda le silence. Il le défia ainsi un moment puis Ewin annonça :
- Portez-le près de l’Ar’shyia. Je vais demander au seigneur Beir de venir. Je crois qu’il va adorer le challenge.
Tous les Mordens sourirent. Elmarion dut lutter pour ne pas perdre de sa superbe. Allait-il vraiment rencontrer le célèbre Decklan Beir, le futur mari d’Elna ? Après le suicide de son épouse, le Morden était retourné à la forteresse mais Elmarion ne l’avait jamais vu. Decklan vivait reclus et n’aspirait qu’à la tranquillité.
Ils parcoururent de nombreux couloirs et escaliers avant d’arriver aux geôles et Elmarion eut le temps de réfléchir et ses réflexions l’amenèrent à sourire intérieurement. Ses adversaires venaient de lui offrir un ticket vers la liberté.
Elmarion jeta un coup d’œil à l’homme à sa droite et constata avec plaisir qu’il tenait toujours le tube contenant le message. Tout était réuni. Dans quelques instants, Elmarion serait libre. Il allait devoir agir vite et bien. Il répéta la scène dans sa tête, se forçant à garder un visage impassible.
Le directeur de la prison plissa des yeux en voyant arriver un Morden portant un gant rouge encadré par deux Mordens eux aussi armés.
- Que se passe-t-il ? interrogea-t-il.
- Ce gars est probablement un traître. Le seigneur Beir ne devrait plus tarder, annonça l’un des gardiens.
- Tu ne sembles pas te rendre compte de la situation dans laquelle tu es, mon gars, dit le directeur de la prison en voyant le visage neutre d’Elmarion.
- Je m’en rends très bien compte, au contraire, assura Elmarion sans laisser transparaître la moindre émotion.
- Le seigneur Beir va adorer ça, dit le directeur en souriant. J’espère qu’il me permettra d’assister à la torture. Ça sera très long mais au combien plaisant.
Tous les Mordens sourirent tandis qu’Elmarion restait aussi fermé qu’une huître. Une porte s’ouvrit pour dévoiler une cellule aux murs bruns. Au fond, une femme était assise, attachée par des chaînes. Elmarion la trouva très belle mais surtout très malheureuse. Elle le regarda d’un air triste car elle savait ce qui attendait quiconque entrait dans cette pièce : la souffrance. Elmarion sourit franchement à la jeune femme qui ouvrit de grands yeux. Nul n’avait agi de la sorte en entrant ici. Puis Elmarion afficha un air triste et lança :
- Je suis désolé.
Elna sursauta, ne comprenant pas.
- Vous allez souffrir à cause de moi, continua Elmarion. J’en suis navré mais je n’ai pas le choix.
Elna cligna des yeux, tentant de comprendre. Elmarion fut forcé de se retourner, offrant son dos à l’Ar’shyia. Les Mordens venaient de lui faire faire volte face.
- Tu ne devrais pas connaître son existence ! cracha un Morden.
- Dormire, murmura Elmarion et cette fois, le sort fonctionna.
Les Mordens s’écroulèrent tandis qu’Elna criait.
- Merci, dit Elmarion avant de sortir en courant sans oublier d’arracher au premier dormeur le message de Niger.
Il n’avait pas de temps à perdre. Bientôt, tous les Mordens rappliqueraient et il n’avait aucune envie d’assister à la colère d’Ewin. Elmarion connaissait la forteresse par cœur, ses forces comme ses failles. Il fut dehors en un rien de temps.
Une fois à l’extérieur, il se sentit très seul. Il ne lui restait plus qu’une chose à faire : retrouver Abigaël. Seulement, elle pouvait être n’importe où. Il tenta de se mettre à sa place. S’il s’était retrouvé seul dans ce monde de fou, où serait-il allé ? Il repensa à la jeune femme et la réponse lui vint : elle retournerait chez elle. Il allait devoir prendre le chemin des huit royaumes et espérer la croiser en chemin. La magie l’aiderait mais très peu.
- Tropare Abigaël, lança Elmarion mais la magie ne répondit pas.
Abigaël était trop loin. Le sorcier espéra qu’une fois plus près, la magie répondrait à son appel. Il prit le chemin du nord, vers le pont sur le Berryl, moyen le plus sûr de rejoindre le nord depuis ce point. Abigaël devrait forcément passer par là mais y arriverait-il avant elle ?
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Abigaël évita les routes. Il fallait avancer prudemment car les Mordens étaient partout et surveillaient sans cesse les environs. Les patrouilles étaient très nombreuses. Elle avançait au maximum dans les bois, détestant les moments où seule une plaine lui permettait d'avancer. Elle dormit sous la protection d'un immense arbre aux branches pendantes.
Le lendemain, vers midi, elle se trouva bloquée par le Berryl. Large de plusieurs centaines de pas et affichant un débit particulièrement violent, il était impossible de le traverser à la nage. Abigaël savait qu’un pont se trouvait plus à l’ouest. Elle espéra qu’il n’était pas gardé. Après tout, qui voudrait le passer ? Au nord, il n’y avait que des barbares.
Lorsque le pont apparut à l’horizon, Abigaël avança plus prudemment, se cacha à la lisière de la forêt. Malheureusement, le pont était gardé, non pour empêcher les gens de partir, mais plutôt pour repousser d’éventuels barbares venus du nord. Abigaël jura entre ses dents. Comment allait-elle pouvoir passer cet obstacle ?
Une dizaine de Mordens montait la garde. Il était impensable de les feinter et Abigaël avait beau être bonne bretteuse, elle n’avait aucune chance contre une telle force. Elle attendit sous le couvert la tombée de la nuit, espérant qu’une idée viendrait.
La lune se leva et Abigaël ne voyait toujours pas comment s’en sortir. Allait-elle devoir changer de plan, repartir en sens inverse et rejoindre son pays par les montagnes à l’ouest ? Cela signifiait voyager encore sur les terres Mordens, risquer à chaque instant de croiser ses mortelles patrouilles. Non, elle ne pouvait pas s’y résoudre. Abigaël se sentit très seule et encore une fois, Elmarion lui manqua.
- Bonsoir, Aby.
Abigaël crut que son esprit venait de lui jouer un tour. Elle venait d’entendre la voix de son compagnon dans son dos à l’instant même où elle pensait à lui. Oui, c’était forcément un rêve.
Abigaël se retourna pour constater qu’Elmarion était là, debout et le rêve devint cauchemar. Le regard du jeune homme était vide, froid. Son visage d’habitude souriant restait fermé et son corps n’exprimait que mépris et dédain. Cet homme n’était pas le compagnon d’Abigaël, mais son double maléfique, sa version mort-vivant. La jeune femme en eut les larmes aux yeux.
Rapide comme l’éclair, elle se leva, dégaina sa dague, prête à en découdre. Elle ne comptait pas se laisser faire. Sans magie, son compagnon n’était plus qu’un combattant, très doué, certes, mais pas imbattable.
- Je ne suis pas venu me battre, annonça Elmarion.
- Tu n’es pas Elmarion, répondit Abigaël. Tu es venu me faire payer la bosse sur ton crâne.
- Il est certain que je t’en veux énormément pour ça, et que j’ai rêvé de t’entendre hurler mille morts pour cet acte insultant. Cependant, je ne suis pas là pour ça aujourd’hui. Quelque chose d’autre, de bien plus important, m’a mené vers toi.
Abigaël montra qu’elle ne comprenait pas.
- Quelqu’un de bien plus important, précisa Elmarion en désignant le ciel.
- Niger, comprit Abigaël et la jeune femme se radoucit.
Si une chose pouvait s’interposer entre Elmarion et la sauvagerie de son âme noire, c’était sa foi.
- Avant que nous partions, il m’a donné un message qu’il m’a ordonné de lire dès mon arrivée, expliqua Elmarion.
Abigaël vit son compagnon sortir un tube noir de sa veste.
- Sortis finis, dit Elmarion avant d’ouvrir le tube et d’en sortir un parchemin.
- Que dit-il ? demanda Abigaël curieuse.
- Je ne sais pas, dit Elmarion. Il est rédigé en magia verborum et mes connaissances sont trop faibles pour que je puisse le comprendre. Je saisis à peine un mot sur dix. J’ai besoin de toi pour prendre connaissance des désirs de notre maître.
À ces mots, Elmarion tendit le parchemin à Abigaël. La jeune femme n’osa s’avancer pour s’en saisir.
- Et quand je l’aurai traduit, que se passera-t-il ? Une fois que j’aurai fait ce que tu veux, que tu n’auras plus besoin de moi, tu feras de moi ton esclave, c’est ça ?
- Je suppose que ça dépendra du contenu du message, répondit Elmarion.
- Je ne ferai pas ce que tu me demandes, Elmarion. Je ne suis pas à tes ordres.
- Je dois savoir ce que Niger souhaite de moi, Abigaël. Tu es la seule personne au monde à comprendre ce que cela signifie pour moi. Cela ne me dérangera aucunement de t’arracher les informations, par la souffrance si nécessaire.
Abigaël frissonna au ton froid et cinglant de son compagnon. Elle s’avança et s’empara du parchemin. Elle-même était curieuse de découvrir le message de Niger. Que pouvait-il avoir à leur dire de si important ?
"Le jour où la magicienne reviendra à la citadelle, tu devras t’y trouver et m’appeler. Ton talent de sorcier sera nécessaire", lut Abigaël.
- Elna n’est pas encore magicienne, dit Elmarion. Elle est toujours Ar’shyia et aux mains des Mordens. Bientôt, elle s’évadera puis partira à la découverte de la vérité concernant la disparition de la magie. En chemin, elle sera séparée par un ensorceleur. Seulement alors retournera-t-elle à la citadelle. Cela nous laisse du temps pour nous y rendre.
- Nous ? répéta Abigaël. Ce message t’est adressé.
- Mon talent de sorcier, répéta Elmarion. Ça veut dire que je dois l’appeler via la magia verborum. Je ne sais pas la parler. J’ai besoin de toi. Il faut que tu me concoctes une incantation.
- Pour faire venir Niger ici ? s’exclama Abigaël. Mais enfin, on ne convoque pas un dieu !
- Justement, il va falloir la jouer fine, d’autant qu’il ne nous connaît pas encore, rappela Elmarion.
- Le sort ne pourra pas fonctionner, fit remarquer Abigaël. Ce monde n’a pas de magie.
- C’est sûrement pour ça qu’on doit attendre qu’Elna devienne magicienne, afin qu’elle soit en mesure de supporter le lancement du sort. Je devrai donc me trouver très près d’elle le moment venu. Je vais devoir étudier de près la citadelle des mages. Nous partirons dès l’aube.
- Elmarion ? murmura Abigaël d’une voix douce mais le sorcier répondit :
- C’est suffisamment difficile comme situation pour moi alors n’en rajoute pas. J’ai besoin de toi pour assouvir les désirs de mon maître, rien d’autre ne compte.
- Je ne te donnerai l’incantation qu’au dernier moment, dit Abigaël.
- Je n’en attendais pas moins de ta part, dit Elmarion en affichant un demi-sourire.
Le Morden sauvage qu’il était reconnaissait la valeur de son adversaire. Ce sourire n’avait rien d’aimant.
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Ils mirent près d’une lune à rejoindre la citadelle car la traversée des terres Mordens ne se faisait pas sans risque. Les patrouilles, nombreuses, obligeaient souvent les deux compagnons à des détours ou des attentes interminables.
Enfin, la citadelle fut en vue. Ils se choisirent un emplacement en hauteur, sous des arbres, d’où ils pouvaient observer la citadelle sans être vus.
- Tu as l’incantation ? interrogea Elmarion.
- J’y réfléchis encore. Ce n’est pas facile, avoua Abigaël. L’appeler est une chose aisée mais encore faut-il qu’il réponde. Pourquoi se dérangerait-il ?
- Parce que la Perle se réveille ? proposa Elmarion.
Abigaël transperça son compagnon du regard. Bien évidemment, c’était la solution !
- Je suis content que tu aies l’incantation. Occupe-toi de nous monter une cabane et de nous trouver de la nourriture. Je vais observer la citadelle.
Abigaël sourit. Elmarion était réellement perspicace et surtout, il ne semblait pas vouloir lui arracher l’incantation. Il craignait sûrement de perdre à jamais cette possibilité. Décidément, Niger avait tout prévu. Grâce à ce simple message, il avait permis aux deux compagnons de vivre ensemble malgré l’absence de magie. Abigaël savait qu’aucun mot ne serait jamais suffisant pour remercier son maître.
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Une lune passa. Elmarion savait comment entrer dans la citadelle. Il ne restait plus rien d’autre à faire qu’attendre. Un matin, Abigaël appela Elmarion.
- Viens vite ! s’exclama Abigaël en désignant l’entrée de la citadelle.
Elmarion ne vit qu’un cavalier au loin, qui s'éloignait.
- C’est Elna, annonça Abigaël.
- Elle sera bientôt de retour, séparée, dit Elmarion.
Abigaël soupira. Encore un peu de temps, et elle retrouverait son véritable compagnon. Elle verrait briller ses yeux. Elle entendrait battre son cœur. Elle succomberait sous son sourire charmeur. Encore un peu de temps…
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Les derniers jours parurent insurmontables à Abigaël. Sa détresse était totale. Elle avait besoin d’Elmarion et n’avoir que son ombre à portée de main la faisait encore plus souffrir. Elmarion passait le plus clair de son temps loin, laissant Abigaël seule. La jeune femme préférait cela mais sa souffrance n’en était pas moins grande. De plus, Abigaël rêvait de confort. La cabane, montée à la hâte, n’était guère accueillante.
Enfin, le jour vint. Elna fit son apparition, accompagnée de Decklan, Djumbé, Sakku, Claire, Ketall et d’un druide.
- J’y vais, annonça Elmarion. Je dois encore réussir à me trouver seul avec la magicienne et ça n’est pas gagné. Donne-moi l’incantation.
Abigaël garda le silence, obligeant Elmarion à se tourner vers elle et à la transpercer des yeux.
- Aby ? insista Elmarion.
- Potens draco, veni ad me. Baca evigilat.
- Merci, dit Elmarion avant de répéter l’incantation.
Abigaël confirma qu’il avait bien compris les mots et Elmarion se dirigea vers la citadelle.
- À tout de suite, mon amour, murmura Abigaël, les larmes aux yeux.
Elmarion entra aisément dans la citadelle. Il s’était rendu compte qu’elle n’avait rien d’une forteresse. C’était un palais, un château, pas du tout prévu pour repousser une quelconque attaque ou empêcher une intrusion. Elmarion passa totalement inaperçu au milieu des très nombreux marchands qui allaient et venaient dans l’immense édifice. Une fête se préparait pour le retour de la magicienne si bien qu’une foule immense arpentait les lieux, rendant le travail d’Elmarion encore plus facile.
Il fut plus difficile de repérer Elna. Un petit sort lui permit d’affiner ses recherches mais trop loin de la magicienne pour profiter de ses pouvoirs, il devait se contenter des déchets présents dans l’air et cela ne l’aida guère. Il finit par se retrouver seul dans un couloir de la citadelle. Il entendit des voix en provenance d’un escalier. Il emprunta la première arche qui venait pour se mettre à couvert et pénétra dans un ancien parc, désormais dépourvu de toute végétation. L’endroit était triste à pleurer.
Elmarion se colla contre le mur, désireux de masquer sa présence. Un sourire apparut sur son visage lorsqu’il entendit une voix masculine appeler « Elna ». La magicienne était là, dans un coin reculé. L’occasion était trop belle. De plus, ce parc vide était idéal pour recevoir un dragon. Elmarion s’agenouilla, inspira plusieurs fois puis se concentra avant de réciter avec précision la phrase indiquée par Abigaël.
Il sentit la magie venir à lui, traverser son corps. Elle fut modelée pour correspondre aux mots prononcés et soudain, tout fut fini. Elmarion ne s’était jamais senti aussi fatigué. Le sort lui avait demandé beaucoup d’énergie. Il espéra que la magicienne avait survécu, avant de comprendre combien ses inquiétudes étaient stupides : naturellement qu’elle avait survécu puisqu’elle allait élever Taïmy.
- Qui es-tu ? gronda une voix devant Elmarion.
Le sorcier ne releva pas les yeux.
- Je suis Elmarion de Kartos, se présenta-t-il. Je viens vous demander votre aide. Ce monde a été privé de magie il y a déjà près de quatre cents ans et la Perle en a profité pour se détacher de ses chaînes.
- Je sais, répondit Niger. Quand j’ai entendu ton appel, j’ai vérifié que tes propos étaient véridiques. Les protections sont tombées mais il n’est peut-être pas trop tard.
« Si », pensa Elmarion mais il était trop tôt pour que cette information soit dévoilée au dragon.
- Pourriez-vous redonner la magie à ce monde ? interrogea Elmarion.
- Naturellement, je le fais tout de…
- Non, attendez ! s’exclama Elmarion. Il faut que ça soit Elna. Il faut que tout le monde pense que c’est Elna. Pourriez-vous attendre quelques instants ?
- Oui, répondit Niger.
Elmarion se redressa et toujours sans poser les yeux sur le dragon, rejoignit le couloir où il trouva Elna, au sol, visiblement mal en point. Il s’approcha et dans ses yeux, il vit qu’elle le reconnaissait mais qu’elle ne comprenait pas. Tant mieux. Elle ne devait pas comprendre.
- Dans quelques instants, annonça abruptement Elmarion, la magie reviendra sur ce monde. Vous devrez dire que vous l’avez fait.
- Quoi ? répondit Elna.
Elmarion entendit un bruit de pas en provenance de l’escalier. Il se redressa et se cacha au bout du couloir, dans une ombre. Un homme apparut.
- Ce n’était pas le druide, annonça Decklan.
- C’est fini, répondit Elna. Ce qui m’a pris ma magie a cessé.
Decklan aida Elna à se relever et ce faisant, il tourna le dos à Elmarion. Le sorcier se plaça dans la lumière et transperça la magicienne des yeux. Il entendit la jeune femme prononcer :
- Mais je sais désormais comment rendre sa magie au monde.
Elmarion sentit son cœur bondir. Il remercia la magicienne d’un hochement de tête avant de lever sa main droite et de montrer trois doigts. Niger, avec ses pouvoirs, serait en mesure de comprendre la signification. Lorsqu’Elmarion ferma le poing, il se crispa. Niger allait-il comprendre ?
Il vit Elna et l’homme s’embrasser au moment où son amour pour Abigaël brûla de nouveau son âme. Il revit ses dernières semaines, à côté d’elle, sa froideur, son dédain, son mépris envers elle. Il s’en voulut plus que jamais. Abigaël parviendrait-elle à le pardonner ?
Elmarion quitta la citadelle en courant. Il n’avait qu’une idée en tête : retrouver sa bien-aimée. Il rejoignit la cabane. Abigaël attendait dehors, assise sur une souche.
- Aby ? murmura Elmarion.
La jeune femme se retourna. Elle vit une immense tristesse dans les yeux du sorcier et cela lui fit énormément plaisir. Elmarion était de retour. Elle se jeta à son cou et l’embrassa.
- Je t’aime, dit Elmarion.
Les deux amoureux partagèrent leur amour. Finalement, éreintés, ils arrêtèrent pour se concocter un bon repas.
- Bravo, au fait, dit Abigaël en remuant le ragoût de mouton. Bien joué. Niger sera fier.
- Oui, dans vingt ans, il sera fier, dit Elmarion. En attendant, il va falloir nous cacher, vivre comme des ermites.
- Pas forcément, dit Abigaël.
- Toi, tu as une idée, dit Elmarion en souriant.
Abigaël était vraiment heureuse d’avoir retrouvé son compagnon.
- J’y ai beaucoup réfléchi. Il y a un peuple, à l’est de la terre des mages, les Suunits. Ce sont des gens simples. Je suis sûre que nous pourrions être très heureux là-bas.
- Ne risquons-nous pas de rencontrer des gens, de changer le passé ? Tu sais… Je… J’ai rencontré mon mentor, Ewin Craig. Je lui ai parlé. Je… J’ai été stupide. Je lui ai donné mon nom… mon vrai nom. Depuis, je m’interroge. M’a-t-il choisi comme disciple à l’époque à cause de ce nom ? Chaque jour qui passait, je voyais son intérêt pour moi grandir.
- Il te reconnaissait chaque jour un peu plus, tout comme Sakku m’a reconnue.
- Comment ça ?
- Après t’avoir assommé, j’ai emmené Sakku dans la cabane et je l’ai soigné. Tu te souviens, il avait été très précis quant à l’emplacement de cet endroit.
- J’avais complètement oublié, avoua Elmarion. Ça ne m’avait pas semblé important.
- Pas pour toi, mais pour lui, si, car il m’avait reconnue : celle qui l’avait sauvé vingt ans plus tôt. À lui aussi j’ai donné mon vrai nom. Nous avons été tous les deux stupides mais il est trop tard. Maintenant, nous devons nous cacher. Entre la terre des mages et les Suunits, il y a un ravin infranchissable. Là-bas, nous serons à l’abri de mauvaises rencontres.
- S’il est infranchissable, comment comptes-tu… ?
- Tu es sorcier, Elmarion, le coupa Abigaël. C’est incroyable que tu ne t’y sois pas encore fait. La magie est revenue, tu es en pleine possession de tes pouvoirs et tu disposes d’une source intarissable d’incantations. Ce n'est pas un petit canyon qui va te faire peur !
Elmarion sourit. Il hocha la tête.
- Il nous faudra des chevaux, fit-il remarquer.
- Non, répondit Abigaël. Nous ne sommes pas pressés. Allons-y à pied. J’ai envie de marcher, de découvrir ces espaces. En voyageurs, nous n’attirerons l’attention de personne. Avançons à la vitesse qui nous conviendra et profitons simplement d'être en vie et ensemble.
Elmarion sourit et hocha la tête. Sa compagne était au bord des larmes. Lui aussi était très heureux de la retrouver. Ils s'enlacèrent. Le ragoût avalé, les deux jeunes gens quittèrent leur cabane et se rendirent à un village voisin pour y acheter des vêtements et du matériel de voyage.
- On prend n’importe quelle route ? interrogea Elmarion.
- Du moment qu’elle passe non loin du lac à côté de la forteresse Morden, répondit Abigaël.
- Pourquoi une telle demande ? Tu es nostalgique ?
- Pas du tout, assura Abigaël, mais je suppose que tu n’as pas récupéré notre pierre magique, au fond du lac.
- En effet, et alors ?
- Elna ne devra en trouver qu'une, répondit Abigaël.
Elmarion hocha la tête. Leur chemin les amena près du lac. Une incantation fit voler la pierre magique jusqu’à une petite bourse.
- Et maintenant ? interrogea Elmarion.
- On va à l’est, vers les Suunits, dit Abigaël.
- Par n’importe quelle route ?
- Le chemin importe peu, assura Abigaël.
Elle entendit Elmarion marmonner puis annoncer :
- Allons-y alors !
- Qu’est-ce que tu viens de faire ? Quelle incantation viens-tu de lancer ?
- Aucune, mentit Elmarion et même Abigaël fut en mesure de s’en rendre compte.
La jeune femme n’insista pas. Son compagnon lui expliquerait bien assez tôt.
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Elmarion et Abigaël arrivèrent dans un petit village. Elmarion choisissait les chemins à prendre et Abigaël le suivait. Il semblait savoir parfaitement où il allait et Abigaël ne comptait pas lui tenir tête. Tant qu’ils allaient vers l’est, elle accepterait de le suivre.
Ce village était le quatrième dans lequel ils dormaient. Au départ, Abigaël était réticente mais finalement, elle accepta lorsqu'elle put dormir dans un vrai lit et prendre un bain chaud. Toutefois, Elmarion avait retiré son gant et il était précieusement rangé dans sa besace. Il n'était guère désireux de se faire reconnaître comme un Morden.
Lorsqu'ils entrèrent dans le village, Abigaël vit Elmarion sourire.
- Nous sommes arrivés, c’est ça ? comprit Abigaël. Tu voulais qu’on vienne ici. Pourquoi ?
- Je ne vois pas du tout de quoi tu veux parler, répondit Elmarion avec une mauvaise foi évidente.
- Qu'est-ce que tu me caches ?
- Moi ? dit-il avec une voix faussement surprise. Rien.
Elle lui décocha un regard transperçant. Il sourit.
- Mon amour, c'est une surprise. S'il te plaît, ne dis rien et fais-moi confiance.
Abigaël soupira puis hocha la tête. Ils dormirent dans l'auberge et le lendemain, Elmarion amena Abigaël dans la grand rue, alla voir un vieil homme qui était assis sur un fauteuil devant une maison et dit d'une voix douce :
- Bonjour, accepteriez-vous que nous passions la journée dans votre demeure, je vous prie ? Je n'ai pas d'argent mais je peux vous donner beaucoup de choses. J'ai… quelques connaissances en magie, mais je ne tiens pas à ce que cela s'ébruite.
Le vieillard annonça :
- J'ai mal aux dents. Vous pouvez faire quelque chose ? Les druides refusent de m'aider. Ils disent que c'est normal à mon âge !
Elmarion sourit. Dans le creux de l'oreille d'Abigaël, il souffla une incantation. Elle hocha la tête. Abigaël enseignait en effet la magie des mots à son compagnon. Il montrait de plus en plus de capacités dans cet art. Il commençait même à être capable de la parler, bien qu’encore timidement. Abigaël ayant accepté son incantation, Elmarion la chuchota. L'homme retrouva une dentition parfaite. Le vieillard ouvrit de grands yeux.
- Merveilleux ! s'exclama-t-il.
Il ouvrit la porte de sa maison et s'écria :
- Restez autant que vous le voulez !
- Merci, mais aujourd'hui sera suffisant, dit Elmarion en souriant.
Il entra et Abigaël le suivit à l'intérieur. La demeure était sale et sentait mauvais.
- C'est pour ça que tu m'as amenée ici ? s'exclama Abigaël.
- Ne sois pas méchante avec moi ou on s'en va sans avoir vu la surprise ! prévint Elmarion d'un ton faussement menaçant.
Abigaël sourit et s'excusa d'un geste. Il lui amena une chaise qu'il plaça devant le mur.
- Ce qui m'intéresse dans cette maison, en plus de son emplacement idéal, c'est son délabrement. On peut voir à l'extérieur sans être vu, expliqua Elmarion.
- Que va-t-il se passer qui vaut la peine d'être vu ?
- Si je te le dis, ça ne sera plus une surprise, répondit Elmarion en souriant.
Abigaël accepta et s'assit.
- J'ignore le moment exact où cela va se produire, annonça Elmarion. Je sais juste que cela va se produire aujourd'hui. Nous allons devoir nous armer de patience.
Il était un peu plus de midi lorsqu'une agitation régna dans le village.
- Il se passe quelque chose, annonça Abigaël.
Elmarion sourit. Abigaël remarqua que des gens avançaient sur la route et venaient vers eux. Elle tordit le cou pour mieux les voir. Elmarion, lui, ne bougea pas. Il savait que les gens finiraient par venir devant cette maison.
Lorsque Abigaël vit s'avancer cinq personnes, dont une femme et un Morden, elle sut que sur la route avançait Elna. Elle sursauta. Le Morden était Decklan, sans aucun doute. Un autre Morden lui expliquait les différentes actions bénéfiques des Mordens dans ce village. Derrière, tenant les chevaux, se tenaient Sakku et Claire, sa future femme.
- Ça aurait été dommage de ne pas les voir, tout de même, précisa Elmarion.
Abigaël lui sourit et hocha la tête. Elle était ravie. De là, ils pouvaient tout voir sans risquer de se faire découvrir. Ils profitaient de leur présence en ces lieux sans risquer de troubler l'avenir. Abigaël était heureuse de voir des personnes aussi célèbres.
Le groupe s'avança jusque devant la maison et Elna stoppa nette. Elle semblait ailleurs. Decklan lui demanda si elle se sentait bien. Elna ne lui fournit aucune réponse, se contentant d'entrer dans la maison en face de celle dans laquelle étaient Elmarion et Abigaël.
- Que se passe-t-il ? s'exclama Abigaël.
Elmarion sourit. L'excitation d'Abigaël le rendait joyeux et la rendait terriblement attirante. Il lui caressa les cheveux et lui embrassa le cou. Abigaël apprécia et prit la main d'Elmarion dans la sienne, sans toutefois lâcher la maison des yeux.
- Tu sais que tu es belle quand tu es impatiente ? murmura Elmarion.
Abigaël se tourna vers lui, un sourire coquin sur les lèvres.
- Je te soupçonne de m'avoir amenée ici uniquement pour cette raison !
- Non ! dit-il d'une profonde mauvaise foi.
- Alors pourquoi as-tu réservé la chambre dans l'auberge pour deux nuits et non une ? répliqua Abigaël.
Elmarion prit un air faussement surpris qui arracha un sourire à Abigaël. Elle l'embrassa avec fougue. Après quelques secondes, il la repoussa et annonça :
- Regarde, ou tu vas rater la suite…
Abigaël se tourna vers la maison. Elna en sortait, un bébé dans les mains. Abigaël lança un regard d'incompréhension à son compagnon.
- C'est Taïmy, précisa Elmarion. Tu viens d'assister à la naissance du futur grand magicien !
Abigaël regarda le bébé, totalement éberluée. Elle réfléchit.
- Ça me fait penser que je ne suis même pas encore née…
- Moi non plus, répondit Elmarion. Toutefois, je doute que ça soit une bonne chose d'assister à notre propre naissance…
- Dommage… j'aurais pu… savoir pourquoi mes parents m’ont abandonnée… me venir en aide… murmura Abigaël, les yeux toujours rivés sur Elna et le bébé.
La magicienne monta à cheval. Un homme lui proposa du lait.
- Niger sera là pour toi, fit remarquer Elmarion.
Elna prit le lait et partit. Lorsque le groupe eut disparu, Abigaël se tourna vers Elmarion et murmura :
- Je sais…
- Moi, ce qui me fait mal, c'est de ne pas pouvoir aider Elna, annonça Elmarion. Nous savons qu'elle va avoir l'esprit déchiqueté par Helman, mais nous n'allons pas pouvoir l'aider alors que nous en avons le pouvoir. C'est tellement dur !
- Oui, mais si nous agissons et qu'Elna est sauvée, alors tout l’avenir en sera changé. Qui sait quelles seront les conséquences ! Notre passé risque de disparaître, nous et notre mission avec.
- Est-ce si grave ?
- Sans nous, Astrid ne trouvera jamais la formule et ce monde mourra. Nous devons laisser l’avenir vivre sans y toucher ou les conséquences pourraient être désastreuses. Je ne veux pas d’un passé, d’un présent ou d’un avenir différent. Celui-là me plaît comme il est.
Elmarion se tourna vers sa compagne pour lire tout son amour dans ses yeux.
- Je t’aime, dit Elmarion avant d’embrasser Abigaël puis d’annoncer : Tu es le bien le plus précieux que j'ai au monde.
Abigaël se tourna vers Elmarion et lui sourit. Sa déclaration lui était allée droit au cœur.
- Ça te dirait d'aller utiliser notre chambre dès maintenant ?
Elmarion sourit et hocha la tête. En sortant, ils remercièrent le vieillard et disparurent dans l'auberge. Ce furent l'après-midi et la nuit les plus plaisantes que les deux jeunes gens eurent connues depuis longtemps. Quelques incantations judicieuses permirent au plaisir de durer jusqu'à ce que les deux amants soient quasi morts de fatigue. Ils en étaient hilares de bonheur.
Le lendemain, la magie et quelques massages leur permirent de se remettre de leurs ébats de la veille et ils reprirent la route, le visage radieux, heureux et serein.
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Après s'être arrêtés au moindre endroit joli qui les attirait, les amoureux arrivèrent au canyon. Elmarion fixa le trou béant puis annonça :
- Bon, alors, laisse-moi le temps de réfléchir.
Abigaël sourit. Elmarion se concentra.
- Le plus simple est encore de voler jusqu'à l'autre côté. Un simple sort de lévitation devrait suffire, non ?
- Non, répondit Abigaël. La lévitation permet de voler à maximum un ou deux pas au dessus du sol. Ce canyon est trop profond…
Elmarion était contrarié. Il réfléchit sous le regard amusé et patient d'Abigaël. Elmarion finit par se tourner vers elle.
- Je pourrais faire venir deux oiseaux qui nous emmèneraient de l'autre côté, proposa Elmarion.
- Vu notre poids, demande plutôt à un dragon, ça sera plus sûr, répondit Abigaël en souriant.
Elmarion lui lança une moue amusée et continua à réfléchir. Elmarion avait dévoilé certains secrets de la magia verborum à sa compagne car autant elle savait la parler, autant elle ignorait tout de la manière de l’utiliser pour lancer un sort. Ainsi, elle savait que l’une des limites de la magia verborum venait de l’imagination de son utilisateur. Savoir parler la langue était une chose, savoir qu’en faire en était une autre. Elmarion avait ainsi demandé à Abigaël de ne plus lui fournir d’incantations ni aucune piste pour résoudre les problèmes s’offrant à lui. Souvent, elle le défiait juste pour tester ses réactions, sa capacité d’improvisation. Elmarion devenait chaque jour meilleur.
- Solo saltu profundum transitum sit, proposa Elmarion après un long moment.
Abigaël sourit. Elle hocha la tête et annonça :
- Pourquoi pas. Jolie idée, ça me convient. Tu deviens réellement doué.
Elmarion sourit.
- Au moins, maintenant, une fois que j'ai l'idée, la formaliser en mots ne me pose plus aucun problème, dit le sorcier. Toutefois, il me faut encore beaucoup de temps pour trouver le concept adéquat.
- Ça va venir, dit Abigaël. Ne sois pas impatient. Alors, tu la lances, cette incantation !
Elmarion répéta la formule en invoquant cette fois son pouvoir. Abigaël et lui furent, en un bond, transportés de l'autre côté du canyon. Abigaël sourit à son compagnon qui affichait un air fier et ils reprirent la route.
De l’autre côté du canyon se tenait une forêt. Les arbres, très espacés, rendaient l’endroit accueillant et agréable. Elmarion et Abigaël croisèrent de nombreux biches et cerfs, des sangliers, des écureuils. La promenade était très agréable.
Ils arrivèrent en vue d’un ruisseau et depuis de nombreux jours, ils croisèrent la première preuve d’une présence humaine : un magnifique petit pont en bois enjambait la langue d’eau.
- C’est beau ici, dit Elmarion.
Il venait de finir sa phrase lorsque des hommes apparurent tout autour de lui. Elmarion n’avait pas remarqué leur présence et cela lui fit avaler difficilement sa salive. Ces gars-là connaissaient leur art ! Des bijoux en os ressortaient sur leur peau basanée. Leurs vêtements de cuir bien taillés étaient décorés de gravures complexes. Ils se tenaient à l’affût, prêt à transpercer les intrus de leur lance, flèche ou couteau.
Elmarion entendit sa compagne prononcer des mots dans une langue inconnue. L’un des hommes lui répondit. La conversation dura quelques instants et les hommes baissèrent leurs armes.
- Ils ne nous font pas confiance, annonça Abigaël, mais ils nous offrent l’hospitalité.
- Tu parles leur langue ? s’étonna Elmarion.
- Je parle toutes les langues, répliqua Abigaël en désignant le ciel de son index tendu.
- Moi pas, maugréa Elmarion. Je vais encore devoir…
Abigaël regarda son compagnon, se demandant un instant pourquoi il venait de s’arrêter en plein milieu d’une phrase. Elle le vit fermer les yeux puis sourire.
- Volo suunitam linguam cognoscere, dit-il.
Abigaël sourit. Même elle n’y avait pas pensé ! C’était pourtant tellement évident. Elle embrassa son compagnon qui fut ravi d’être en mesure de comprendre les échanges entre les chasseurs.
Ils arrivèrent en vue d’un village. De simples palissades en bois protégeaient les habitants contre les animaux sauvages. À l’intérieur, des enfants couraient entre les huttes de paille et de boue séchée. Des vieillards discutaient, assis sur des souches disposées ça et là. On apercevait des femmes, portant du linge et des amphores en argile. Les nouveaux venus furent amenés devant la hutte du chef du village. On leur fit signe d’entrer mais Elmarion resta sur le seuil.
- Qu’y a-t-il ? interrogea Abigaël dans la langue Suunit.
- Cette statuette, là, dit Elmarion en magia verborum, elle est magique. Comment un objet ensorcelé peut-il se trouver ici ?
- Qu’en sais-je ? répondit Abigaël. Il y a bien des ensorceleurs dans mon pays, il y en a peut-être ici. Tu sais à quoi sert cette statuette ?
- Non, aucune idée, dit Elmarion en avançant la main vers la sculpture en bois.
Un chasseur lui frappa la main, comme on chasserait un enfant tentant de s’emparer d’un morceau de gâteau avant le dessert.
- C’est Malia, notre déesse. Nul ne doit y toucher, expliqua le chasseur. Elle est sacrée !
- Pardonnez-moi, j’ignorais, assura Elmarion, toujours obnubilé par la sculpture.
Ils finirent par entrer dans la hutte et le chef les accueillit avec chaleur. Elmarion et Abigaël durent faire leurs preuves mais rapidement, ils obtinrent leur propre hutte.
Une lune plus tard, les deux jeunes gens étaient totalement intégrés dans le village. Ils avaient tout deux su prouver leur utilité. Elmarion utilisait parfois sa magie mais toujours en murmure de manière à ne pas attirer l’attention. Il ne souhaitait pas risquer d’être vénéré par ces gens qui ignoraient tout de la magie.
La statuette cessa rapidement d’intéresser Elmarion qui se concentrait sur sa vie, bien remplie : aider les maçons, enseigner le combat aux plus jeunes, coudre le cuir et faire cuire l’argile. Les journées étaient souvent longues et fatigantes mais nul ne se plaignait. Elmarion et Abigaël aimèrent immédiatement cette vie sans souci ni responsabilité.
Les deux amants étaient assis contre un arbre, un peu à l'écart du village. Le soir allait bientôt tomber. Ils se câlinaient tendrement. Ils perçurent une certaine agitation dans le village. Ils s'avancèrent mais restèrent en retrait. Bien qu’intégrés, ils ne faisaient pas encore totalement partie du village et ils n’étaient pas toujours les bienvenus lors des conflits.
Le chef du village était en grande discussion avec un homme. Très bien habillé, les cheveux blonds finement taillés, une épée reposant dans un fourreau de très bonne qualité, l'homme était apparemment très riche. Il bougeait les mains en parlant.
- Elmarion, souffla Abigaël. Cet homme… C'est un Morden !
Elmarion regarda avec attention la main droite de l'homme. Elle était recouverte de cuir rouge.
- C’est impossible, répliqua Elmarion. Comment a-t-il pu passer le canyon ?
Abigaël montra qu’elle l’ignorait.
- Sonorus, murmura Elmarion.
Les deux compagnons entendirent la discussion comme s'ils avaient été avec le chef et le Morden. Les deux hommes discutaient du prix d'un objet. Ils n'étaient pas d'accord. Le Morden proposait une somme gigantesque mais le chef du village n’en démordait pas : l’objet n’était pas à vendre. Le chef était rouge de colère. Les chasseurs qui s’amassaient avec rage autour du Morden ne l’impressionnaient pas le moins du monde.
- Cet objet est sacré pour nous, dit le chef. Elle représente notre déesse, Malia. Nous ne vous la vendrons pas. Maintenant, partez !
Elmarion comprit. Ce Morden avait, tout comme lui, repéré l’objet ensorcelé et voulait se l’offrir, probablement juste pour en avoir davantage et non pour s’en servir. Il n’en connaissait sûrement pas plus l’utilité que lui. L’homme fit la moue. Il leva les mains, signifiant qu’il avait compris.
- Soit, dit-il dans la langue Suunit, vous ne voulez pas me la vendre. Je vais donc devoir vous la prendre par la force. Ne venez pas vous plaindre. Vous m’y avez forcé.
Le chef du village sourit. Cet homme ne manquait pas d’aplomb. Il mourut son sourire sur les lèvres, après que le Morden eut prononcé un mot, un simple mot mais Elmarion en devint blanc comme neige car cet homme venait d’utiliser la magia verborum.
- Comment ? chuchota Abigaël soudain terrorisée.
- Il n’y a qu’un seul Morden sur ce monde sachant parler la magia verborum, annonça Elmarion. Arfer Turiel.
Il se leva, la rage dans les yeux, tandis que Turiel tuait un autre chasseur du mot de mort. Les chasseurs comprirent qu’ils ne faisaient pas le poids et laissèrent passer l’intrus. Le Morden se saisit de la statuette avant de s’éloigner. Abigaël attrapa le bras d’Elmarion et lança :
- Non ! Tu ne dois pas intervenir ! Arfer Turiel n’a pas encore déchiqueté l’esprit d’Elna. Il doit repartir libre !
- Je ne vais pas le laisser s’en tirer aussi facilement ! cria Elmarion. Il vient de tuer le chef du village, mon ami ! Il vient de voler la statuette sacrée du peuple qui nous a si gentiment ouvert ses portes. Je ne peux pas ne rien faire.
- Il doit repartir libre ! insista Abigaël.
Elmarion dégagea son bras et sortit à découvert tandis que Turiel passait la palissade extérieure. Elmarion murmura « Bocler » puis « Eidôlon ab mihi veniat ».
L'objet s'échappa des mains de Turiel et vint se placer dans la main d'Elmarion. Il tendit l'objet à Abigaël et se leva pour faire face à son adversaire. Sous les yeux écarquillés du guerrier, les deux hommes se jaugèrent.
- Mortuus ! s'exclama Turiel.
Le sort fut absorbé devant Elmarion. Le sort de protection avait fonctionné. Turiel le regarda avec rage.
- Invisibilis ! s'écria Turiel.
- Invisibilis visibilem fiat, murmura Elmarion.
Turiel, qui était devenu invisible l'espace d'une seconde, redevint perceptible.
- Comment fais-tu ça ? s'exclama Turiel.
- Je suis plus doué que toi dans cet art, Turiel, annonça Elmarion.
Le Morden sursauta. Jamais il n'avait donné son nom.
- Qu'est-ce que tu veux ? cracha Turiel.
- Que tu t'en ailles et que plus jamais tu ne viennes déranger les Suunit. Reste de ton côté du canyon et nous n'aurons plus à nous croiser, exposa Elmarion.
Il aurait voulu rajouter "Et ne fais pas de mal à Elna" mais il savait qu'il ne pouvait pas. Turiel sembla considérer la proposition. Finalement, il hocha la tête et partit en courant. Lorsqu'il eut disparu, Elmarion se tourna vers le village. Les chasseurs lui lançaient un regard plein de crainte avant de s’agenouiller devant lui.
- Non ! Non ! Relevez-vous ! lança Elmarion en langage Suunit. Je ne veux pas de ça. Je veux vivre ici, avec vous comme frères. Je veux pleurer avec vous la perte du chef. Tenez, reprenez votre déesse.
Un chasseur se leva, prit la statuette avec déférence avant de la remettre en place.
- Vous méritez de prendre sa place, dit-il en désignant le chef mort autour duquel des femmes commençaient à s’afférer.
- Je ne connais rien de votre peuple, répliqua Elmarion. Je ferais un très mauvais chef. De plus, je ne le souhaite pas. Je veux vivre en paix et en harmonie avec la nature. Je ne souhaite rien de plus que le bonheur auprès de mon épouse et d’un peuple aimant.
- Vous avez combattu un démon pour nous, dit le chasseur. Nous ne l’oublierons jamais.