Chapitre 7 - Passé / Présent

Elmarion expliquait à un jeune Suunit comment se servir d'un arc. Le garçon était très attentif. Elmarion était toujours ébahi par la vitesse d'apprentissage des jeunes guerriers. Très concentrés, ils avançaient vite et bien. En une matinée d'entraînement par jour, ils parvenaient à être experts en presque tous les types de combats arrivés à l’âge adulte.

Abigaël regardait son époux expliquer la façon de tenir l'arme. Ils s'étaient mariés des années auparavant, à la façon des Suunit.

Lorsque la leçon fut terminée, Abigaël se dirigea vers Elmarion. Elle lui demanda de le suivre à l'écart.

- Elmarion, je pense que tu le sais, mais il est temps. Si nous ne voulons pas avoir à courir, nous devrions dès maintenant nous mettre en route. Nous avons toute la terre des mages à traverser et la montagne à gravir.

- Je sais, soupira Elmarion. Mais… ça me fait tellement de peine de quitter ce monde. J'ai appris à aimer les Suunit, à vivre comme l'un d'eux.

- Moi aussi, dit Abigaël. Mais nous avons une mission à remplir et cela implique de ne pas rester ici.

Elmarion baissa les yeux. Il cacha ainsi sa profonde tristesse.

- Nous reviendrons, après avoir transmis l'incantation, proposa Abigaël. Rien ne nous oblige à quitter cet endroit définitivement.

- Qu'allons-nous dire à Solveig ? soupira Elmarion.

- Qu'allez-vous me dire à propos de quoi ?

Elmarion et Abigaël sursautèrent. Une belle et grande jeune femme sortit de l'ombre. Elle avait principalement hérité des traits de son père. Les cheveux et les yeux noirs, elle scrutait le monde avec précision. Rien ne semblait échapper à son regard vigilant.

- Solveig ! s'exclama Elmarion. Tu sais que je déteste quand tu fais ça ! Tu es censée le dire quand tu es là !

- Et moi je déteste quand vous parlez de moi dans mon dos ! répondit Solveig d'un ton agressif.

- Solveig ! Change de ton immédiatement ! gronda Elmarion.

La jeune femme baissa les yeux et s'excusa d'un vague marmonnement. Abigaël regarda sa fille d'un air tendre et lui fit signe de les rejoindre et de s'asseoir. Lorsqu'elle l'eut fait, Abigaël commença :

- Solveig, ma chérie, ton père et moi allons quitter le campement pendant… un bon moment. On ne sait pas exactement combien de temps. Nous… Nous n'avons pas le choix. Tu n'es pas obligée de venir avec nous. Tu peux rester ici si tu le souhaites.

- Non, dit Solveig. Je n'ai rien qui me retienne ici. Où allez-vous ?

- De l'autre côté du canyon, répondit Elmarion. Nous devons traverser tout le pays voisin jusqu’aux montagnes à l’ouest.

Solveig ne cacha pas son incompréhension. Elle n’avait jamais été très loin du camp. Ces distances-là dépassaient son entendement, tout comme le fait que ses parents puissent connaître cet endroit.

- C’est très loin, simplifia Abigaël. Nous ne sommes pas pressés, nous avons encore quelques lunes devant nous mais nous tenons à ne pas nous presser.

- Que se passe-t-il dans quelques lunes ? demanda Solveig.

- Nous avons rendez-vous avec de vieux amis, dit Elmarion.

Solveig fit clairement comprendre que rien de tout cela n’avait de sens.

- Solveig, te considères-tu comme une Suunit ? demanda Abigaël.

- Je n'ai jamais connu d'autres personnes mais je sais que vous n'en êtes pas. Non, je ne crois pas appartenir à ce peuple, répondit Solveig.

Elmarion et Abigaël hochèrent la tête.

- Bien, ça m'arrange, dit Elmarion. Solveig, tu as déjà entendu parler des Mordens ?

- Non, avoua Solveig.

- Je suis un Morden.

Cela ne signifiait rien pour la jeune femme. Un dessin valant mieux qu’une longue explication, Elmarion lança :

- Luminis.

Solveig sursauta en voyant la lumière apparaître autour d’elle, une lumière intense, brillante, belle, pure qui venait de partout et de nulle part en même temps.

- Sortis finis, murmura Elmarion.

Seul le soleil éclaira la jeune femme et cela sembla ridicule comparé à ce qu’elle venait de voir.

- Qu’est-ce qui vient de se passer ? interrogea Solveig.

- Ton père vient d’utiliser la magie, expliqua Abigaël. Il peut le faire parce qu’il est un Morden, un sorcier, c’est pareil. Il l’est parce qu’il ne vient pas d’ici mais de la terre des mages, le pays de l’autre côté du canyon, où il a appris à utiliser son don. Le chef de la terre des mages, Taïmy, nous a confié une mission. Nous devons le rejoindre dans quelques lunes pour la terminer. Ensuite, nous pourrons revenir vivre ici et ne plus en partir.

- Vous vivez ici depuis bien avant ma naissance, fit remarquer Solveig.

- Il nous a confié cette mission il y a très longtemps, admit Abigaël.

- Tu es Morden toi aussi ? interrogea Solveig.

- Non, dit Abigaël. Je ne suis pas originaire de la terre des mages mais des huit royaumes, un immense pays au nord ouest de la terre des mages.

Solveig se demanda si elle connaissait réellement ses parents.

- Cela ne change pas qui nous sommes, assura Elmarion. Nous avons choisi de vivre ici et nous sommes très heureux.

- Alors pourquoi partez-vous ? fit remarquer Solveig.

- Nous ne partirons qu’un an, tout au plus, répondit Abigaël. Le temps de terminer la mission et on reviendra. Tu n’auras même pas le temps de pleurer notre départ que nous serons revenus.

- Je veux vous accompagner, assura Solveig. Je veux découvrir ce monde. Je ne me suis jamais sentie totalement à mon aise ici.

- Nous allons rencontrer des gens qui nous connaissent mais que tu n’as jamais vus, commença Elmarion. Cela va sûrement te paraître très étrange et…

- Tu vas découvrir notre passé, ce dont nous avons toujours refusé de te parler, continua Abigaël.

- J’ai toujours voulu savoir, fit remarquer Solveig. Je n’ai eu de cesse de vous interroger depuis que je suis petite. C’est vous qui avez refusé. Moi, je suis prête à tout entendre. Quoi ? Vous avez été chassés par le chef de la terre des mages justement à cause de cette mission ?

- Non, pas du tout, dit Elmarion en souriant. Les gens qui nous attendent là-bas sont impatients de nous voir arriver.

- Pas tellement, répliqua Abigaël. Ils ne savent même pas que nous sommes là.

- Aby, ne complique pas tout dès le début ou notre fille n’y comprendra plus rien. Déjà que ça risque de lui donner un énorme mal de crâne !

Abigaël haussa les épaules. La migraine était inévitable, de toute façon.

- Solveig, commença Elmarion tandis que la jeune femme était pendue aux lèvres de son père. La magie permet de faire des choses extraordinaires, inaccessibles en temps normal aux êtres humains. Grâce à la magie, ta mère et moi sommes remontés dans le temps. Notre mission consistait à récupérer une information cruciale pour le présent. Nous avons cette information et désormais, nous devons l’apporter au chef de la terre des mages.

Solveig ne répondit rien. Visiblement, elle n’avait pas compris.

- En ce moment, ta mère et moi, jeunes, sommes sur le point de nous rendre chez les Thorens, les habitants des montagnes de l’ouest. Dans quelques lunes, nous utiliserons la magie pour remonter vingt ans dans le passé. Une fois l’information récupérée, nous sommes venus attendre ici le bon moment pour fournir cette information à la bonne personne. Entre temps, nous sommes tombés amoureux de ce peuple et aujourd’hui, nous ne voulons plus le quitter. Nous reviendrons au plus vite.

- Cet homme est un monstre ! s’exclama Solveig. Il vous a forcés à renoncer à votre vie pour une information soit disant cruciale ! Vous envoyer ainsi dans le passé sans moyen de revenir était ignoble.

- Nous étions volontaires, précisa Elmarion. Nul ne nous a forcés et nous étions heureux de le faire. Nous ne regrettons rien. Grâce à ça, nous avons découvert une vie fabuleuse et eu une magnifique enfant. Nous n’avons pas à nous plaindre.

Solveig se radoucit à ces mots.

- Vous devez ramener l’information et c’est tout, demanda Solveig.

- C’est tout, assura Abigaël.

- Ça doit être drôlement important, dit Solveig.

- Extrêmement, répondit Abigaël.

- Je vais faire mes bagages, lança Solveig avant de se diriger vers la hutte familiale.

Elle fit volte-face à seulement quelques pas pour demander :

- S'il me prenait l'envie de rester là-bas, que diriez-vous ? demanda Solveig d'une petite voix.

Abigaël sourit et annonça :

- Chérie, tu es adulte. Ton père et moi étions plus jeunes que toi lorsque nous avons décidé de voyager dans le temps. Tu es suffisamment grande pour prendre des décisions seule. Nous n'irons jamais à l'encontre de tes choix. Nous ne souhaitons que ton bonheur, et rien d'autre.

Solveig sourit et hocha la tête, avant de partir vraiment.

- Tu as bien fait de simplifier, dit Abigaël une fois leur fille loin. Elle a déjà eu du mal à comprendre ça alors la version complète…

- Les détails importent peu, fit remarquer Elmarion. Je suis heureux qu’elle nous accompagne. La perspective de lui faire découvrir tant de nouvelles choses me réjouit le cœur et l’âme.

Abigaël sourit et embrassa son mari.

 

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Deux jours plus tard, le chef du village venait souhaiter un bon voyage à Elmarion, Abigaël et Solveig. Le chef avait clairement montré son incompréhension face à ce départ et son désir d'en savoir plus. Elmarion s'était contenté de lui dire qu'Abigaël et lui avaient envie de revoir leurs anciennes terres et de les montrer à leur fille, mais le chef n'était pas dupe. Leur départ cachait quelque chose. Toutefois, il n'insista pas. Après tout, Elmarion n'avait-il pas bravé un démon pour récupérer leur idole sacrée ?

Pendant presque deux lunes, Elmarion, Abigaël et leur fille parcoururent le monde magique. Pendant le voyage, ils racontaient leur vie à Solveig. En repartant depuis le début, ça avait été beaucoup plus simple. Elmarion raconta son enfance, puis ce fut le tour d’Abigaël. Leur rencontre fut l’étape suivante et lorsque la réalité de leur mission fut révélée en sa totalité à leur fille, Solveig fut en mesure de comprendre. La jeune femme était subjuguée : elle ignorait que ses parents avaient fait tant de choses merveilleuses et dangereuses. Ils ne lui cachèrent rien, même si certains évènements furent plus difficiles à dire que d'autres.

Ils approchaient de la citadelle des mages. Ils avaient fait le plus gros du voyage. Dans une demi-lune, ils seraient arrivés à destination. Ils retrouvèrent leur ancienne cabane, totalement délabrée mais cela leur rappela des souvenirs à la fois difficiles et fabuleux.

Plus le temps passait et plus les deux voyageurs temporels avaient du mal à dormir. Tous deux étaient nerveux et stressés. La vue des montagnes des Thorens ne les calma pas. À partir de ce point, ils allaient devoir avancer en étant sur leurs gardes car les ours ne seraient pas gentils avec eux s’ils les trouvaient.

Elmarion n’avait pas peur pour lui-même, la magia verborum étant avec lui. Il craignait avant tout pour sa femme et sa fille, incapables de se défendre. Il sourit après avoir pensé cela. Elles étaient toutes deux des combattantes aguerries. Oser les croire sans défense aurait été commettre une terrible erreur. Contre la magie, elles ne pouvaient rien mais en combat rapproché, nul ne pouvait les vaincre.

Ils ne firent aucune mauvaise rencontre. Elmarion avait lancé quelques sorts pour éloigner les ennemis mais il n’était pas certain de leurs effets. Apparemment, il avait réussi.

- Il ne faudrait pas que nous nous croisions nous-mêmes, dit Elmarion. Sais-tu où nous sommes en ce moment ?

- Notre départ devrait se faire dans une semaine environ, répondit Abigaël. Si je compte bien, naturellement… De toute façon, nous allons à la grotte de Turiel. Tu en seras parti depuis longtemps et Niger pourra nous trouver là-bas. Il nous mènera par la voie des airs. Cela nous fera gagner du temps.

Elmarion tenta de se rappeler du voyage. Où étaient-ils une semaine avant le départ ?

- Avions-nous déjà atteint le village des ours ? interrogea Elmarion, peu sûr de lui.

- Je ne pense pas, dit Abigaël. Nous n’étions plus très loin, cependant. Nous sommes derrière. Inutile d’arriver trop tôt. Nous avons passé plusieurs jours au village.

- Mais alors… murmura Elmarion.

- Quoi ? dit Abigaël qui comprit que son époux venait d’avoir une révélation.

- Tout s’explique ! s’écria Elmarion. Les prédictions d’Astral ! Elle m’a tiré les cartes en chemin et je n’y ai guère prêté attention car son tirage était complètement désordonné. Elle disait que ma fille allait bientôt rencontrer le grand amour.

Abigaël regarda Solveig qui marchait en éclaireur une centaine de pas en avant.

- Elle n’était pas si nulle que ça, finalement. La pauvre, maugréa Elmarion.

- Ne t’en veux pas, tu ne pouvais pas savoir.

- Par contre, elle a aussi prédit que j’allais mourir, se rappela Elmarion.

- Quoi ? s’exclama Abigaël. Non ! Non ! Elle a dû confondre…

- Je ne suis pas mort dans le passé, c’est donc le moi de maintenant qui va subir cette prédiction. Je vais bientôt mourir.

- Non, elle était embrouillée, rappela Abigaël. Tu vas disparaître dans le passé. Elle a peut-être pris ça comme une mort.

Elmarion n’était qu’à moitié convaincu. Il se raccrocha à cette espérance.

 

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Retrouver la grotte de Turiel fut un moment spécial pour Elmarion. Cet endroit lui rappelait tellement de choses. Ils s’installèrent confortablement, attendant l’arrivée de Niger. Abigaël épluchait des carottes avec sa fille lorsqu’elle vit Solveig lever les yeux pour regarder quelque chose derrière sa mère. Abigaël se retourna pour voir apparaître un homme simple mais qui était tout pour elle. Elle se leva et s’agenouilla respectueusement.

- Vous êtes un tricheur, murmura Abigaël.

- Relève-toi, proposa Niger. Je suis heureux de voir que vous avez réussi.

- Nous ne sommes pas encore partis, fit-elle remarquer d’une voix moqueuse.

- En effet, et tu viens de me poser une question à laquelle je n’ai pas la réponse, mais toi si.

Abigaël montra qu’elle ne comprenait pas.

- Dans le passé, notre lien perdurera-t-il ?

Abigaël n’en revint pas. Niger n’avait jamais eu la réponse à la question. Elle se l’était posée à elle-même.

- Oui, répondit-elle en sentant une migraine monter.

- Merci, dit Niger. Maintenant, l’incantation.

- Vous savez, dit Abigaël, ça n’a pas été facile. En réalité, Astrid Astralius n’a pas créé cette formule magique.

- Comment ça ? demanda Niger.

- Je l’ai fait, annonça Abigaël. Astrid n’en aurait jamais été capable seul. Les mots que je vais prononcer sont ma création.

Niger ne répondit rien. Son visage resta neutre. Elmarion entra dans la pièce, un livre à la main. En voyant son maître, lui aussi tomba à genoux et Niger lui permit de se relever. Tous prirent place autour de la table tandis que Solveig continuait à éplucher les légumes sans perdre une miette de la conversation.

- Vous m’avez manqué, dit Abigaël à Niger.

- Je ne peux malheureusement pas dire la même chose. Tu es encore là, dit-il. Vous semblez heureux, tous les deux.

- Nous le sommes. Voici notre fille, Solveig, présenta Abigaël.

La jeune femme inclina respectueusement la tête et Niger lui rendit son salut.

- Tu sembles triste, pourtant, fit remarquer le dragon.

- Je ne pensais pas que ça serait aussi dur… de revoir des gens laissés derrière nous il y a vingt ans et les revoir comme ils étaient à ce moment-là. J’ai peur. J’ai l’impression de ne pas être à ma place.

- Je comprends parfaitement mais ce qui compte est que la mission est un succès. Rien ne vous obligera une fois celle-ci effectuée de repartir vers votre bonheur et d’oublier tout ça.

- Nous le savons mais c’est tout de même difficile.

Abigaël inspira puis récita la formule grâce à laquelle le monde avait été sauvé de la destruction. Niger écouta patiemment et ne réagit pas une fois celle-ci terminée.

- Qu’en pensez-vous ? lança Abigaël qui ne tenait plus. Cela conviendra-t-il de nouveau ?

- Trop bien, maugréa Niger. Je ne m’attendais pas à ça.

- Que voulez-vous dire ? Comment un sort peut-il trop bien fonctionner ? demanda Elmarion.

- Ce sort ne soigne pas le monde, dit Niger. Il le fait rajeunir.

- Je sais, c’est justement l’astuce, la nuance qui a permis la finalisation de l’incantation, fit remarquer Abigaël. On ne peut pas guérir un monde de la vieillesse.

- Sauf que ce monde n’est pas jeune, dit Niger. Un monde à sa naissance n’est pas en mesure d’accueillir la vie. Si ce sort était arrivé à son terme, aucun être vivant n’aurait survécu. Une fois toute la magie utilisée, le sort a dû se terminer, faute de combustible mais il n’a pas atteint son terme. Astrid en est mort.

- Vous voulez dire que quiconque lancera ce sort en mourra ? comprit Abigaël.

Elle regarda son époux. Elle savait que si Niger le demandait, Elmarion se sacrifierait une nouvelle fois mais elle ne pouvait le supporter.

- Je dis qu’il ne faut surtout pas que le sort en arrive à ça, précisa Niger. De plus, nous ne voulons pas que le sort absorbe toute la magie, seulement celle de l’air. On ne veut pas que les magiciens et Ar’shyia du monde meurent. Il va falloir réfléchir à une solution pour y parvenir.

- Un sort privé de magie s’étouffe et meurt ? lança Solveig qui parlait pour la première fois.

Niger hocha la tête.

- Il suffit de priver papa de son lien avec la magie le moment venu alors, dit Solveig.

- Et comment peut-on faire ça ? interrogea Abigaël.

- Nous, on ne peut pas, mais si j’ai bien compris, les minuels, eux, le peuvent, dit Solveig avant de reprendre l’épluchage des légumes.

- Votre fille est astucieuse, c’est certain, dit Niger.

- Ça pourrait marcher ? interrogea Abigaël.

- Si les minuels forment une bulle anti-magie autour de moi, est-ce qu’un voyant peut me voir ? s’enquit Elmarion.

- Non, pourquoi une telle question ? répondit Niger.

- Un voyant pourrait-il en conclure que je suis mort ? insista Elmarion.

- Lorsque les voyants ont vu la disparition de la magie, ils ont pris ça pour la fin du monde. Je suppose que si quelqu’un disparaît brutalement de leur capacité à voir l’avenir, ils prennent ça pour un décès, oui, dit Niger.

- Donc, à leurs yeux, je vais mourir, comprit Elmarion.

- C’est rassurant, dit Abigaël et Elmarion sourit. Il n’y a plus qu’à attendre qu’on s’en aille pour aller rejoindre les autres.

- Quand cela se produira-t-il ? interrogea Niger.

- Demain matin, normalement, l’informa Elmarion. Baca va aller chercher Sakku pour qu’il explique à Abigaël comment lui sauver la vie, vous allez me donner vos instructions et ensuite, on partira.

- Mes instructions ? répéta Niger.

- Le parchemin, rédigé en magia verborum, disant « Le jour où la magicienne reviendra à la citadelle, tu devras t’y trouver et m’appeler. Ton talent de sorcier sera nécessaire. »

- Je vois, dit Niger. Un parchemin, tout simplement.

- Dans un tube protecteur, oui.

- Vous n’aviez pas l’intention de le lui donner, comprit Abigaël.

- Je me suis toujours demandé comment les évènements allaient s’enchaîner, avoua Niger. Il y a vingt ans, un jeune homme que je ne connaissais pas m’a contacté d’une manière que je n’aurais jamais crue possible. Quand j’ai revu ce jeune homme, vingt ans plus tard, il avait le même âge et il flirtait avec ma protégée dans le seul but de lui voler ses connaissances. Quelques temps plus tard, je revois la même personne, plus vieux de vingt ans, qui me dit que je suis censé lui donner l’ordre de m’appeler. Tout ça est à donner le tournis. Je suis désormais certain qu’il faut arrêter les voyages dans le temps. Les pierres devront être détruites. Tout cela est bien trop compliqué.

- Je suis parfaitement d’accord, dit Abigaël.

Le lendemain, Niger revint vers eux.

- Vous venez de partir. Tout le monde est impatient de vous voir arriver.

Niger porta les trois humains sur son dos jusqu’au campement Thorens où les attendaient des gens qu’ils n’avaient pas vus depuis vingt ans.

 

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- Ils arrivent, annonça Baca.

Taïmy leva les yeux vers le ciel clair pour voir apparaître une forme sombre. L’oiseau se changea rapidement en un majestueux dragon. Il se posa au milieu du campement.

Sur son dos se tenaient trois personnes et non deux comme attendu. Taïmy reconnut sans peine Elmarion et Abigaël même si les voir soudain aussi âgés l’obligea à un effort pour rester debout.

En revanche, il était certain de ne pas connaître la jeune femme accompagnant les deux amants. Taïmy ne put détacher son regard d’elle. Tout en elle l’éblouissait, de ses cheveux à ses yeux, de ses hanches à ses mains. Elle sauta gracieusement sur le sol, preuve qu’elle était très agile et Taïmy fut instantanément sous le charme. Son cœur bondit dans sa poitrine.

- Taïmy, commença Elmarion en s’inclinant à peine, je te présente notre fille, Solveig.

- Fille ? répéta Taïmy sans comprendre.

Soudain, il eut le tournis. Naturellement… en vingt ans, les deux compagnons avaient eu le temps de vivre. Le magicien réalisa soudain ce qu’il venait de faire. Il avait banni deux personnes dans le seul but de réussir une mission. Il leur avait pris leur vie. Puis, il se reprit. C’était nécessaire. De plus, ils avaient été volontaires. Il n’avait pas à s’en vouloir.

- Vous avez réussi ? interrogea Taïmy.

- Bonjour à toi aussi, répondit Elmarion. Ravi de te revoir.

- Vous avez réussi ? répéta Taïmy.

- Oui, lança Abigaël. Nous avons l’incantation et oui, ça va permettre de retirer la magie de ce monde et oui, tout cela sans tuer le moindre magicien ou Ar’shyia. Content ?

- Très, admit Taïmy en souriant. On fait ça maintenant ?

Elmarion se dirigea vers Yohan. Les deux hommes s’étreignirent.

- Merci, dit Yohan. Grâce à votre sacrifice, mon peuple va pouvoir renaître sans créer de conflit. Je ne pourrai jamais assez vous remercier.

- Ça a été un plaisir, assura Elmarion.

Puis Elmarion se rendit vers Moratus, le nécromancien. Quelques minutes plus tôt, Moratus était l'aîné et maintenant, ils avaient le même âge. Les deux hommes s’étreignirent à leur tour tandis qu’Abigaël s’approchait de Philippe.

- Je suis heureux pour toi, dit le jeune homme en désignant Solveig. Une fille, hein. C’est super. Elmarion est un bon mari alors ?

- Excellent et tu le seras aussi pour Maele, assura Abigaël.

Philippe hocha la tête. Abigaël se tourna alors vers Sakku. Le chef assistant était aussi nerveux qu’elle. Abigaël s’approcha. Ils restèrent l'un en face de l'autre quelques instants puis Sakku enlaça la jeune femme avec tendresse.

- Merci, de tout mon cœur. Merci de m'avoir sauvé la vie.

Abigaël lui rendit son étreinte. Tous deux sentirent une larme couler sur leur joue. Ils s'éloignèrent l'un de l'autre. Sakku prit le visage d'Abigaël dans ses mains, essuya la larme et murmura :

- Il y a quelques instants, je ne pouvais pas te remercier pour quelque chose que tu avais fait vingt ans plus tôt. Maintenant, je te remercie mais toi, tu as dû attendre vingt ans pour entendre mes remerciements.

- Mieux vaut tard que jamais, dit Abigaël en souriant. Et puis, en réalité, tu t’es sauvé toi-même, fit remarquer Abigaël.

Sakku sourit.

- Ainsi, mes indications ont été utiles.

- Très ! assura Abigaël.

- Et si vous nous racontiez tout autour d’un bon repas ! s’exclama Sakku.

- Et l’incantation ? s’exclama Taïmy. Et la renaissance des ensorceleurs ?

- Ils ont attendu plusieurs millénaires, ils peuvent bien attendre un jour de plus. Yohan ?

- Je suis d’accord, annonça l’assistant de l’archimage. J’aimerais écouter leur histoire d’abord. Rien ne presse.

Taïmy dut se résoudre mais il était très en colère que personne ne lui obéisse. Il ne suivit pas le reste du groupe à l’intérieur de la tente principale du campement Thorens. Il n’avait pas envie d’écouter les deux amants raconter leur voyage dans le temps. Il voulait de l’action. La nuit tomba et sa colère n’était pas tombée.

Il tomba sur elle par hasard. Ses longs cheveux noirs tressés retombaient sur son dos protégé d'un vêtement de cuir. Une épée à la main, elle effectuait un entraînement guerrier à la perfection. Elle se mouvait avec grâce et aisance. Les yeux fermés, ses mouvements ressemblaient à la chorégraphie d'une danse sublime et entraînante. Les Thorens qui passaient ne lui accordaient aucune attention mais Taïmy lui, ne pouvait détacher ses yeux d’elle.

Solveig se tourna vers lui mais les yeux fermés, elle ne perçut pas sa présence. Taïmy sentit son cœur exploser alors qu’il pouvait à son aise observer ses courbes parfaites. La jeune femme continua son ballet sans remarquer la présence du spectateur.

Taïmy se dirigea vers un ours et d’un geste, lui désigna son épée. Le Thorens sembla comprendre. Il dégaina et lui prêta son arme en souriant. Taïmy s'empara de l'arme et s'avança dans un silence total, la magie l'aidant à se dissimuler. Il s'arrêta près de la femme. Lorsqu'il fut à moins de deux mètres, il se mit en garde, arrêta son sort et chuchota :

- Vous semblez douée, mademoiselle.

La femme ne montra pas la moindre surprise. Elle ne sursauta pas. Elle se contenta d'ouvrir les yeux et de les tourner vers le magicien. Taïmy se noya dans son regard d'un noir intense.

- Ce qui ne semble pas être votre cas, magicien, répondit la jeune femme en souriant.

Piqué au vif, Taïmy lança son épée sur la jeune femme. Sans qu'il ait le temps de répliquer quoi que ce soit, il fut jeté au sol, l'épée du Thorens fut séparée de sa main et la lame de la femme reposa sur sa gorge.

- Vous devriez laisser l'art des épées aux guerriers et rester dans ce que vous savez faire. Ce n'est pas déshonorant d'être magicien, dit la jeune femme.

Taïmy sourit. La femme retira sa lame et proposa sa main au magicien. Taïmy l'accepta volontiers. Le contact avec la main de la jeune femme le fit trembler. Il la lâcha lorsqu'il fut relevé et annonça :

- Vous êtes magnifique.

- Vous parlez trop, répondit Solveig.

Taïmy prit ça pour une invitation à l’action, qui lui manquait tant. Il attrapa la jeune femme et l’embrassa. Solveig ne se contenta pas d’accepter son baiser, elle le lui rendit avec passion. Qu’un homme n’hésite pas à la conquérir ainsi lui plaisait énormément. Taïmy était aux anges. Il rendit son épée au Thorens puis désigna sa compagne et lui avant de hausser les sourcils. L’homme sourit puis désigna une tente. Taïmy sourit avant d’y mener sa conquête. Solveig ne se fit pas prier.

 

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Le lendemain matin, Taïmy retrouva le groupe autour d’un petit déjeuner copieux.

- La nuit a été bonne ? interrogea Yohan.

- Excellente, je te remercie, répondit Taïmy. L’histoire a été plaisante ?

- Incroyable ! s’exclama Yohan. Tant de révélations. Nous savons désormais comment la magie a été rendue à ce monde.

- Quoi ? Comment ? demanda Taïmy.

- Tu n’avais qu’à écouter, répliqua Yohan. Tu as préféré t’enfuir et bouder, tant pis pour toi.

- Yohan ! gronda Taïmy.

- C’est Niger qui a rendu la magie à ce monde il y a vingt ans, intervint Abigaël qui ne voulait pas que la conversation s’envenime. Elmarion l’a appelé grâce à la magia verborum. La présence proche d’Elna la magicienne a permis la réalisation du sort.

- Fascinant, dit Taïmy. Je ne comprends pas, mais c’est fascinant.

- Bonjour le mal de crâne, dit Philippe, car ce n’est là qu’une petite partie des interactions entre passé et présent. Tant de choses sont connectées qu’on a eu du mal à suivre.

- Si vous le dites, murmura Taïmy, clairement pas intéressé.

- Tu aurais au moins pu avoir la politesse d’écouter Elmarion et Abigaël, gronda Yohan. Je me demande bien ce que tu pouvais avoir de mieux à faire.

À ces mots, Solveig apparut. Elle avait quelque chose de différent. Elle sourit à Taïmy et s’assit près de lui, le collant ostensiblement.

- Ah d’accord, comprit Yohan. Tu n’as pas perdu de temps.

Elmarion et Abigaël détournèrent le regard. Que leur fille puisse être avec le magicien leur donnait la nausée. Taïmy était né avant eux. Il n’était pas censé être le compagnon de leur fille.

- Elle a trouvé l’amour, murmura Abigaël au creux de l’oreille de son époux.

- Elle aurait pu mieux choisir. Ce prétentieux hautain et présomptueux ne la mérite pas, chuchota Elmarion en retour.

Abigaël haussa les épaules. Elle pensait la même chose mais il n’y avait rien à faire contre l’amour. Il était aveugle et Abigaël espéra seulement que sa fille ne souffrirait pas.

- Maintenant que les jolies histoires d’oncle Elmarion et de tante Abigaël sont terminées, peut-on enfin sauver le monde ? interrogea Taïmy.

Tous se levèrent et rejoignirent la clairière principale, suffisamment grande pour accueillir les deux dragons.

- Tout est réuni, dit Niger. Elmarion connaît l’incantation. Marc, le minuel ici présent, sera en charge de priver Elmarion de sa connexion avec la magie le moment venu.

- Comment saurons-nous que le moment est venu ? interrogea Taïmy.

- Quand le sort commencera à prendre tes pouvoirs pour fonctionner, répondit Niger. En espérant que tu aies le temps de nous prévenir avant de tomber raide mort.

Taïmy se crispa. Abigaël sourit. Le dragon venait de le titiller volontairement.

- Le monde risque-t-il de changer encore une fois de physionomie ? interrogea Abigaël.

- Sans aucun doute mais cela sera moins violent cette fois car le sort durera moins longtemps, ayant moins d’énergie, assura Niger. De plus, la magie reviendra très vite et les druides pourront s’occuper des blessés.

- Elmarion n’est pas un grand sorcier comme Astrid Astralius, intervint Taïmy. Ne risque-t-il pas de mourir avant d’avoir lancé complètement le sort ?

Elmarion lui lança un regard noir.

- Quoi ? répliqua Taïmy. Si tu meurs sans avoir réussi, personne ne pourra te remplacer. Tu es le seul à savoir utiliser la magia verborum.

- Ne t’inquiète pas pour moi, répondit Elmarion. Je ne vais pas mourir.

- La prédiction d’Astral disait le contraire, le contra Taïmy. Je tiens à ce que cette mission soit un succès.

- Elle le sera puisque les voyants ont prévu la disparition de la magie, répliqua Elmarion.

- D’ailleurs, à ce sujet, je te l’avais bien dit que ça serait toi, à l’aide de la magia verborum, qui priverait ce monde de magie, intervint Yohan.

Elmarion jeta un coup d’œil à son ancien ami. À l’époque, il avait refusé cette théorie en bloc. Aujourd’hui, il devait admettre que son compagnon avait raison. Cependant, personne n’avait envisagé cette tournure des évènements.

Le sorcier se tourna vers son maître et hocha la tête, signifiant qu’il était prêt. Elmarion sentit Abigaël lui prendre la main. Il la serra puis commença à psalmodier. Au dernier mot, il sentit la magie extérieure gronder. Elle commença à affluer vers lui. La magie des mots la façonna pour redonner jeunesse au monde mais cela ne s’arrêta pas. Elmarion dut supporter l’afflux de magie, encore et encore. Jamais encore il n’avait vécu ça. Jamais un sort n’avait demandé autant.

Il ne se rendit pas compte de ce qui l’entourait. Il n’entendait plus rien. Il n’était plus qu’un corps transpercé de magie, un contenant, un réceptacle, un spectateur de ce qu’il savait être sa propre mort. Taïmy avait raison. Il n’était pas capable de supporter ça, pas plus qu’Astrid. Il allait en mourir. C’était inévitable. Puis tout cessa d’un coup et Elmarion s’écroula.

- Il est vivant ! s’exclama Abigaël. Tout juste mais vivant. Taïmy, aide-le !

- Je n’utiliserai pas mes pouvoirs tant que la magie ne sera pas revenue dans l’air. J’ai trop peur de briser l’équilibre, dit Taïmy.

- Tu peux le sauver alors, annonça Yohan en souriant, cette manifestation de joie prouvant que les dragons venaient de réussir leur mission.

Taïmy projeta ses pouvoirs et Elmarion reprit connaissance, guéri par le magicien.

- Ce monde est désormais protégé par deux forces unies, annonça la Perle de sa petite voix aiguë. Nos deux religions vivront en paix, sans interférer l'une avec l'autre, ni avec les autres religions. Puissiez-vous faire bon usage des pouvoirs qui vous ont été donnés et qui ont causé tant de morts.

La Perle faisait référence à son peuple, décimé par la colère de la magie en réponse à son blasphème.

- Nous ferons en sorte d’en être dignes, promit Taïmy.

Les dragons s’envolèrent, laissant les humains entre eux.

- Bien, maintenant, rentrons, annonça Taïmy. La renaissance des ensorceleurs va probablement demander de sérieuses modifications et la création de nouvelles lois. Je vais avoir beaucoup de travail.

- Je reste là, annonça Philippe.

- Je me fiche sincèrement de savoir où tu te trouves, annonça Taïmy d’une voix froide.

Philippe ne prit pas la peine de répondre. Il se contenta de serrer le bras de sa compagne jusqu’à lui faire mal mais Maele ne se plaignit pas. Elle servait aussi à ça.

- Je ne compte pas non plus vous accompagner, annonça Elmarion. Et je suppose que ça ne vous intéresse pas non plus, continua-t-il alors que Taïmy s’apprêtait à répondre.

- Absolument pas, assura le magicien. Au contraire, votre présence m’est précieuse et vous savoir au loin me déplaît. Où comptez-vous aller ?

- Chez nous, répondit Abigaël.

- Non, dit Elmarion et Abigaël lui lança un regard circonspect. J’aimerais aller à la forteresse Morden. J’ai bien réfléchi, Aby. Je dois transmettre mon savoir : la magia verborum. Si on laisse des Mordens s’en emparer seuls, cela fera des ravages.

- Tu n’as qu’à leur apprendre comme tu m’as fait apprendre la langue de la terre des mages, intervint Solveig.

- Que veux-tu dire ? interrogea Taïmy.

- Je suis née chez les Suunit et n’ai jamais appris une autre langue que la leur mais quand j’ai décidé de suivre mes parents, papa a lancé un sort et hop, j’ai su parler votre langue en une seconde. C’était prodigieux et sacrément utile, expliqua Solveig.

- Tu l’aurais su si tu avais écouté leur histoire, cingla Yohan.

- Je ne t’ai rien demandé, fit remarquer Taïmy avant de se tourner vers Elmarion et de dire : Solveig a raison. Ça sera un sacré gain de temps ! Avoir des sorciers pour défendre le pays serait fantastique.

- Je ne peux pas m’y prendre ainsi, répondit Elmarion. Il y a des secrets de la magia verborum que je ne transmettrai qu’à mes apprentis et l’un d’eux explique pourquoi ce mode de transmission n’est pas possible. Tout ce que je peux vous révéler est que pour être utilisée correctement, la magia verborum doit demander un effort.

- Dommage, dit Taïmy. Ceci dit, j’approuve ta décision de te rendre à la forteresse Morden, tant que tu n’obliges pas ta fille à te suivre.

- Ma fille est grande et capable de décider elle-même, assura Elmarion.

Solveig embrassa Taïmy. Sa décision était claire.

 

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Elmarion retrouva la forteresse Morden avec un mélange de joie et de tristesse. Cet endroit était sa maison d’enfance, l’endroit où il avait découvert la vie, appris à se battre, à lire, à écrire, à devenir qui il était. La dernière fois qu’il était venu, il avait été traité comme un ennemi, un intrus. Comment serait-il accueilli cette fois ?

- Identifiez-vous, annonça un des deux gardes en faction devant l’entrée.

- Je viens voir le lieutenant Ewin Craig, dit Elmarion. Il m’attend.

- Le lieutenant Craig ne m’a transmis aucune information, répondit le garde. Donnez-moi votre nom et j’irai vérifier.

- Il m’attend depuis vingt ans, précisa Elmarion. Il est donc évident qu’il ne vous a rien dit. Allez le trouver et vous verrez que je dis vrai.

- Votre nom, monsieur, insista le garde.

Elmarion lui montra clairement qu’il ne comptait pas répondre. Le garde fit la moue avant d’entrer dans la forteresse.

- Pourquoi ne pas lui avoir donné ? murmura Abigaël.

- J’ai tant changé en vingt ans ? répondit Elmarion. Ce garde, il s’appelle Carl. J’ai passé des années en formation avec lui et il ne m’a pas reconnu.

- Changé ou pas, là n’est pas la question, fit remarquer Abigaël. Tu as vieilli de vingt ans, nul ne s’attend à ça. Pour répondre à ta question, oui, tu as changé : tu es plus beau chaque jour.

Elmarion sourit à la réponse totalement banale, classique et prévisible, mais toujours agréable à entendre, de son épouse. Le garde revint plusieurs minutes plus tard et annonça :

- Le lieutenant Craig n’a pas la moindre idée de qui vous êtes mais il veut bien vous recevoir, par pure curiosité. Si vous lui faites perdre son temps, vous le regretterez. Vous voulez toujours y aller ?

- Toujours, assura Elmarion.

Le garde le laissa passer et fit mine de les accompagner.

- Merci, dit Elmarion, mais je sais où aller.

- L’escorte n’est pas négociable, monsieur, répliqua le garde.

Elmarion haussa les épaules et passa devant, prenant le bras de son épouse. Le garde fut forcé d’admettre que le visiteur savait exactement où il allait. Arrivé devant la grande salle de la division justice, Elmarion frappa et entra avant même d’y avoir été invité, ce qui fit grincer des dents le garde.

Le lieutenant Craig, confortablement installé dans un fauteuil avec coussin, consultait un rapport fraîchement arrivé. Il leva les yeux vers les visiteurs et d’un geste, congédia le garde qui s’éclipsa. Ewin dévisagea Elmarion à peine une seconde avant de dire :

- Je ne m’attendais pas à ça, je l’admets. Pourquoi es-tu si vieux ?

- Merci du compliment, répondit Elmarion en souriant. Lieutenant, je vous présente mon épouse, Abigaël.

- Bonjour, soyez la bienvenue, madame, dit Ewin avec franchise. Installez-vous à côté de moi et racontez-moi tout.

Elmarion hocha la tête et expliqua toutes les aventures. Le fléau, le voyage vers les montagnes, la grotte de Turiel, la magia verborum, la rencontre avec les dragons, le retour dans le temps, les interactions avec le présent et enfin, la renaissance des ensorceleurs. Ewin ne le coupa pas une seule fois, se contentant d’écouter religieusement.

- Ainsi, tu n’es plus un Morden, mais un sorcier accompli, dit Ewin lorsqu’Elmarion se fut tu. Je suis fier de toi. J’ai toujours su que tu ferais de grandes choses !

- Je compte transmettre ce savoir, annonça Elmarion, répondant ainsi à la question sous-entendue du lieutenant, mais à mes conditions.

- Tout ce que tu voudras, assura le lieutenant.

- Je ne l’enseignerai pas aux adultes, commença Elmarion et Ewin grimaça.

Il s’était déjà imaginé lançant des sorts d’un simple mot.

- Pourquoi ? interrogea Ewin, déçu.

- La magia verborum rend fou si elle est mal utilisée, rappela Elmarion. Niger m’a dit que Turiel avait privé des milliers de gens de leur libre arbitre, qu’il avait fini par se prendre pour un dieu. Ensuite, il a causé la mort d’une magicienne et déchiqueté l’esprit d’une autre. Je ne veux pas risquer que cela se reproduise. Il faut que les règles soient instaurées dès la prime enfance pour qu’elles soient respectées. Ainsi seulement, on permettra la renaissance des sorciers.

- Quoi d’autres ? demanda Ewin.

- Je choisis mes étudiants ainsi que ma méthode de formation.

- Naturellement, tout cela t’est offert. Autre chose ?

Elmarion secoua négativement la tête.

- À mon tour d’émettre une requête, murmura Ewin.

Elmarion craignit un instant que le lieutenant ne lui demande de lui enseigner ne serait-ce qu’une incantation en magia verborum mais Ewin demanda :

- Une petite démonstration ?

Elmarion sourit et dit à voix haute :

- Luminis.

La lumière qui envahit la pièce fit autant briller les yeux du lieutenant qu’elle avait fait briller ceux de Solveig chez les Suunit. Cette lumière exprimait une telle pureté qu’il était difficile de ne pas être totalement admiratif. Elmarion mit fin au sort d’une incantation.

- Luminis, dit Ewin mais naturellement, rien ne se produisit.

Ewin en demanda la raison à Elmarion.

- L’utilisation de la magia verborum ne nécessite pas seulement la connaissance des mots, tout simplement, expliqua Elmarion. Ce secret, je suis le seul à le connaître. Même mon épouse l’ignore et je souhaite que cela reste ainsi. Je n’enseignerai cela à mes étudiants que lorsque je les sentirai prêts. En attendant, je les formerai mais ils resteront Morden.

- Je ne doute pas que tu seras un très bon professeur, dit Ewin. Je te mentirais si je te disais que je suis déçu que ça n’ait pas fonctionné. En même temps, je me doutais que ça n’était pas aussi simple sans quoi on aurait réussi depuis très longtemps.

C’était là la raison de l’échec du lieutenant mais Elmarion se garda bien de le lui dire. Ce secret ne devrait être dévoilé qu’à ceux prêts à le recevoir, ceux suffisamment humbles pour utiliser ce pouvoir immense à bon escient. Elmarion savait que cela prendrait du temps mais un jour, les sorciers renaîtraient et le monde profiterait de leur immense sagesse.

 

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Philippe marchait dans le parc de l'aiguille. Très bien habillé, il brillait de mille feux. Maele, sa femme, étincelait non loin dans sa robe de mariée. Le mariage devait d’abord être célébré ici, à la citadelle des mages, avant d’être de nouveau fêté chez les Thorens, où Philippe allait vivre. Cet évènement était l’occasion pour le jeune homme de dire adieu à sa sœur Helena, à son père Decklan - sorti pour l’occasion de son ermitage, ainsi qu’à tous les assistants.

Philippe avait décidé de partir. Après tout, rien ne le retenait ici. Taïmy le rejetait chaque jour un peu plus et Philippe avait fini par accepter qu’il ne serait jamais l’assistant du magicien. Maele avait réussi à le convaincre que cela n’avait aucune importance, que le magicien ne le méritait pas et que Philippe serait beaucoup plus heureux ailleurs.

Yohan et Julia, assis sur un banc, discutaient à voix basse en se regardant dans les yeux. Leur amour grandissait chaque jour un peu plus. Trois Ar'shyia couraient en tous sens, s’amusant à voler de la nourriture sur les tables. Les invités – magiciens, sorciers, ensorceleurs, druides, voyants, nécromanciens et même minuels – dansaient, mangeaient ou bavardaient dans le grand parc.

Les deux derniers mois avaient été difficiles. La renaissance des ensorceleurs avait entraîné de profondes modifications dans le système gouvernemental. Des négociations houleuses avaient eu lieu. Fallait-il permettre aux ensorceleurs de se promener librement ? Après tout, ils pouvaient toujours contraindre les magiciens à leur obéir. Taïmy était pour qu’on maintienne leur enfermement mais un vote contraire le fit changer d’avis. Il ne pouvait pas gouverner sans prendre en compte la voix des autres factions magiques.

Depuis, les ensorceleurs allaient et venaient librement. La plupart s’étaient lancés dans le façonnage et la vente d’objets magiques. Ils s’enrichissaient rapidement. D’autres avaient choisi de vivre au milieu du peuple, utilisant parfois leur pouvoir pour venir en aide à une famille dans le besoin. Les ensorceleurs n’avaient pas encore trouvé une réelle place dans la société mais tous savaient que le temps y remédierait.

Elmarion et Abigaël étaient venus assister au mariage de Philippe, surtout parce que cela leur donnait une raison de venir voir leur fille. Celle-ci en avait profité pour leur annoncer ses fiançailles. Ses parents ne débordèrent pas de joie en apprenant la nouvelle et se contentèrent de féliciter tendrement leur fille. Que leur enfant épouse l’archimage ne leur faisait pas spécialement plaisir mais ils ne comptaient pas s’y opposer non plus. Ainsi, quelques mois plus tard, Elmarion et Abigaël durent revenir à la forteresse et marier leur fille. La citadelle fut en fête pendant plusieurs lunes.

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Honey41
Posté le 10/10/2023
je sais maintenant ce qu'est devenu Ewin, Elna et toute la famille.
mais que se passera-t-il ensuite ?
est-ce que Elmarion va mourir ?
comment ce tome va-t-il se terminer ?
Nathalie
Posté le 10/10/2023
Tu as bien compris que tuer mes personnages ne me dérangeait pas spécialement. Mais du coup, qui va vivre ? Qui va mourir ? La fin sera-t-elle heureuse ou tragique ? Quel suspens !
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