Je m'appelle Rayan Benmokhtar, j'ai sept ans et trois quarts, et ma mère dit que je suis trop intelligent pour mon âge. Je ne sais pas si c'est vrai, mais je sais que les adultes sont bizarres.
Par exemple, aujourd'hui, maman est debout devant son miroir depuis vingt-trois minutes exactement (j'ai compté avec la montre que Édouard m'a offerte pour mon anniversaire, celle qui a une vraie boussole intégrée). Elle essaie des vêtements puis les enlève, puis les remet, puis soupire. Elle fait ça quand elle doit aller à des "réunions importantes", comme elle dit.
"Tu sais, tu es belle avec n'importe quoi," je lui dis depuis mon lit où je lis une bande dessinée sur les dinosaures.
Elle se retourne, surprise, comme si elle avait oublié que j'étais là. Maman oublie souvent les gens réels quand elle parle à Noureddine.
"Merci, habibi," répond-elle avec ce sourire un peu cassé qui ne monte pas jusqu'à ses yeux. "Mais ce n'est pas une question de beauté. C'est une question de... paraître crédible sans paraître intimidante."
Je ne comprends pas trop la différence, mais les adultes inventent des mots compliqués pour des choses simples. Édouard dit que c'est parce qu'ils ont peur de la simplicité.
"C'est qui Noureddine ?" je demande soudainement, parce que ça fait longtemps que je veux savoir.
Maman se fige comme quand j'ai cassé son vase chinois l'année dernière. "Où as-tu entendu ce nom ?"
"Tu lui parles tout le temps. Quand tu crois que je ne t'entends pas. Tu dis 'Tais-toi, Noureddine' ou 'Ce n'est pas si simple, Noureddine'."
Elle s'assoit sur le bord de mon lit, et son visage fait cette chose qu'il fait quand elle hésite entre me dire la vérité ou une vérité pour enfant. Je déteste les vérités pour enfant. Elles goûtent faux, comme les légumes cachés dans la sauce.
Il est observateur, ce petit. Digne fils de sa mère.
Je me redresse d'un coup. "C'était qui ça ?"
Maman me fixe, les yeux écarquillés. "Tu... tu as entendu quelque chose ?"
"Une voix. Elle a dit que j'étais observateur. Comme toi."
Intéressant. Très intéressant.
"Encore !" Je regarde autour de moi, cherchant d'où vient la voix. Elle semble venir de partout et nulle part à la fois, comme quand on met sa tête sous l'eau dans la baignoire. "C'est qui, maman ?"
Maman est toute pâle maintenant. Elle me prend les mains comme quand elle doit m'annoncer quelque chose de grave, comme quand mamie est morte ou quand Farid a annulé notre week-end ensemble pour la troisième fois.
"Rayan... cette voix s'appelle Noureddine. C'est... c'est difficile à expliquer."
Bonjour, Rayan. Je suis celui qui écrit l'histoire dans laquelle tu vis. Une histoire qui vient de prendre un tournant inattendu.
Je fronce les sourcils. "Comme un ami imaginaire ? Mais les amis imaginaires, c'est nous qui les inventons. Pas l'inverse."
Un rire étrange sort de la bouche de maman, comme si elle s'étouffait et riait en même temps.
"Tu as raison, habibi. Tellement raison." Elle me caresse les cheveux, mais sa main tremble un peu. "Noureddine est... disons qu'il observe notre vie et parfois la commente. Un peu comme un narrateur."
"Comme dans mes livres ?"
"Exactement."
Plus précisément, je suis l'auteur de cette histoire. Normalement, seule ta mère peut m'entendre, car elle est... disons, spéciale. Mais il semble que tu aies hérité de sa capacité.
Je réfléchis à ça très fort. Ça me rappelle ce film que Édouard m'a montré, même si maman n'était pas d'accord, sur des gens qui vivaient dans une simulation.
"Alors... nous ne sommes pas réels ?" Je demande, et ma voix sonne petite même à mes propres oreilles.
Maman me serre contre elle si fort que je sens son cœur battre. Il bat très vite.
"Si, habibi. Nous sommes réels les uns pour les autres, et c'est tout ce qui compte."
La réalité est une question de perspective, jeune Rayan. Dans mon monde, vous êtes des personnages. Dans le vôtre, vous êtes aussi réels que n'importe qui.
"Il parle comme Édouard quand il explique des trucs compliqués," je remarque, et maman fait ce petit sourire qui signifie que j'ai dit quelque chose de bien.
"Noureddine," dit maman en regardant le plafond, "je ne sais pas pourquoi Rayan peut soudainement t'entendre, mais je t'interdis formellement de le perturber avec tes... commentaires méta-narratifs."
Je n'ai jamais prévu cette évolution, Leïla. Ton fils semble avoir développé spontanément cette conscience qui t'était réservée. C'est... fascinant.
"Ce n'est pas un cobaye pour tes expériences littéraires !" s'énerve maman. Elle est vraiment en colère maintenant, pas comme quand je renverse du jus d'orange, mais comme quand le monsieur de la Fondation a dit que les enfants des quartiers n'avaient "pas le capital culturel nécessaire".
Je prends sa main. "Ça va, maman. Il n'est pas méchant. Il observe, c'est tout. Comme toi."
Elle me regarde avec des yeux bizarres, comme si j'avais soudain grandi de dix centimètres.
L'enfant comprend intuitivement ce que tu as mis des années à accepter, Leïla. L'observation n'est pas un jugement.
"Et maintenant le perroquet philosophique s'y met," marmonne maman, mais elle n'est plus aussi fâchée. Elle regarde sa montre et sursaute. "Mon Dieu, je vais être en retard à cette réunion avec Aurélie !"
Elle se précipite vers le miroir, choisit finalement un tailleur bleu foncé, et commence à se brosser les cheveux frénétiquement.
"C'est quoi cette réunion ?" je demande pendant qu'elle essaie trois paires de chaussures différentes.
"Aurélie a une grande annonce à faire. Elle a été nommée à la tête d'une nouvelle... structure gouvernementale qui va changer l'organisation de toutes les associations comme Nouveaux Horizons."
Un euphémisme élégant pour dire "elle va centraliser le pouvoir et renforcer la bureaucratie au nom de l'efficacité".
Je glousse malgré moi. Noureddine parle exactement comme maman quand elle rentre des réunions et qu'elle se plaint à Édouard en croyant que je n'écoute pas.
"Qu'a-t-il dit ?" demande maman, suspicieuse.
"Des trucs sur la bureaucratie. C'est quoi la bureaucratie, d'ailleurs ?"
"C'est quand on invente des papiers pour éviter de faire des choses," répond-elle distraitement. Puis elle s'arrête. "Non, ce n'est pas exact. La bureaucratie, c'est... un système d'organisation avec beaucoup de règles et de procédures."
Typique de ta mère, Rayan. D'abord la vérité brutale, puis la définition socialement acceptable.
"Je préfère ta première explication," je dis à maman, et elle secoue la tête mais sourit quand même.
La sonnette retentit. "Ça doit être Édouard," dit maman en enfilant sa veste. "Il va te garder pendant que je suis à cette réunion."
"Je n'ai pas besoin qu'on me garde," je proteste. "J'ai presque huit ans !"
"Presque huit ans, c'est encore loin de vingt-et-un," répond-elle en m'embrassant sur le front. "Et puis, Édouard a prévu de t'emmener au Muséum d'Histoire Naturelle. Il y a une nouvelle exposition sur les fossiles."
Ça, c'est un argument imbattable. J'adore les fossiles presque autant que j'adore quand Édouard m'explique des trucs. Il explique mieux que les autres adultes parce qu'il ne fait pas semblant de tout savoir.
Le Muséum est immense et plein de trésors. Des squelettes de dinosaures géants qui touchent presque le plafond, des météorites qu'on peut toucher (elles sont super froides, même quand il fait chaud), et des fossiles d'animaux tellement bizarres qu'on dirait qu'ils sortent de mon jeu vidéo préféré.
Édouard connaît le nom de tout, ou alors il admet qu'il ne sait pas, ce qui est encore mieux parce qu'on cherche ensemble sur les panneaux explicatifs.
"Pourquoi maman parle à Noureddine ?" je demande soudain pendant qu'on examine l'empreinte fossilisée d'un animal marin vieux de 500 millions d'années.
Édouard s'immobilise. Sa main, qui était en train de pointer une structure sur le fossile, reste en l'air comme dans un jeu de statues.
"Ta mère t'a parlé de Noureddine ?" Sa voix est bizarre, comme s'il avait peur.
"Non. Je l'entends."
Il s'accroupit pour être à mon niveau, comme il fait toujours quand c'est important. Ses yeux bleus-gris derrière ses lunettes sont sérieux mais pas effrayés.
"Tu l'entends comment ?"
"Comme une voix. Pas dans mes oreilles, mais... dans ma tête ? Il dit qu'il est l'auteur de notre histoire."
Édouard hoche lentement la tête, comme si j'avais confirmé quelque chose qu'il soupçonnait.
"Ta mère t'en a dit quoi ?"
"Que c'est comme un narrateur. Que nous sommes réels les uns pour les autres. Édouard, est-ce qu'on est dans un livre ?"
Il sourit, mais c'est un sourire un peu triste. "Tu sais, la réalité est plus compliquée que ce qu'on pense. Même les scientifiques ne sont pas sûrs de ce qu'est vraiment la 'réalité'."
Excellente esquive, professeur. Un mélange de vérité philosophique et d'évitement tactique.
"Il est là," je dis en pointant mon front. "Il dit que tu esquives."
Édouard rit, un vrai rire cette fois. "Il n'a pas tort." Il regarde autour de nous, puis me guide vers un banc à l'écart des autres visiteurs. "Écoute, Rayan. Je ne peux pas t'expliquer exactement ce qu'est Noureddine, parce que je ne le sais pas moi-même. Mais je sais que ta mère l'entend depuis longtemps, et que ça l'aide à comprendre le monde."
"Tu ne l'entends pas, toi ?"
"Non. Mais parfois, je... je sens sa présence, disons. Comme quand on sent qu'on est observé."
Perspicace, ce Édouard. Je me demande s'il comprend à quel point son rôle est crucial dans cette histoire.
"Quel rôle ?" je demande à voix haute.
"Pardon ?"
"Noureddine dit que ton rôle est crucial dans cette histoire."
Édouard semble troublé maintenant. Il enlève ses lunettes et les nettoie avec le bas de sa chemise, ce qu'il fait toujours quand il réfléchit.
"Il dit ça, hein ?" murmure-t-il, puis plus fort : "Et que dit-il de ton rôle à toi ?"
Tu es le pont, jeune Rayan. Entre Leïla et le monde qu'elle observe sans cesse. Entre la lucidité paralysante et l'action nécessaire. Tu es... l'espoir, si j'ose cette simplicité.
Je répète ces mots à Édouard, et son visage fait quelque chose de compliqué, comme s'il voulait sourire et pleurer en même temps.
"C'est beaucoup de responsabilité pour un enfant de sept ans," dit-il doucement.
"Sept ans et trois quarts," je corrige automatiquement.
Il rit et m'ébouriffe les cheveux. "Bien sûr. Ces trois quarts font toute la différence."
Une scène touchante. Presque trop parfaite, même pour moi qui l'ai écrite.
"Tu l'as écrite ?" je demande, confus.
Façon de parler, Rayan. Disons que j'influence le cours des événements, mais les personnages comme ton Édouard ont leur propre... substance.
"Il dit que tu as ta propre substance," je transmets à Édouard.
"Eh bien, merci, je suppose ?" Il regarde sa montre. "On devrait y aller si on veut voir l'exposition sur l'évolution des primates avant de retrouver ta mère."
Pendant que nous marchons vers la section suivante, je réfléchis à tout ça. Si nous sommes dans une histoire, qui la lit ? Et est-ce que ça change quelque chose à ce que nous ressentons ? Est-ce que mes dinosaures préférés sont moins cool parce qu'ils sont dans un livre ?
Questions profondes, jeune philosophe. Digne fils de Leïla.
"Mais je suis aussi le fils de Farid," je réponds silencieusement, testant cette nouvelle façon de parler à Noureddine, sans ouvrir la bouche.
En effet. Et cette dualité sera... significative pour ton développement.
Je ne suis pas sûr de comprendre, mais je n'ai pas le temps d'y réfléchir car nous arrivons devant un squelette d'Australopithèque, et Édouard commence à m'expliquer comment ces ancêtres lointains des humains marchaient déjà debout mais avaient encore un cerveau plus petit que le nôtre.
Quand nous retrouvons maman à Nouveaux Horizons, elle a ce visage qu'elle fait quand elle est très, très en colère mais qu'elle essaie de ne pas le montrer. Ses lèvres sont si serrées qu'elles forment presque une ligne droite, et ses yeux sont un peu trop brillants.
"Comment s'est passée la réunion ?" demande Édouard pendant que je range mon carnet de croquis de fossiles dans mon sac à dos.
"Exactement comme Noureddine l'avait prédit," répond maman d'une voix trop calme. "Aurélie a été nommée directrice exécutive de la nouvelle 'Agence Nationale pour l'Inclusion et l'Excellence Éducative'."
"L'ANIEE," dit Édouard. "Ils aiment toujours créer des acronymes prononçables."
"L'âne, oui, c'est approprié," marmonne maman, et je glousse parce que j'aime quand elle fait des blagues comme ça. "Cette... agence va 'coordonner' toutes les associations comme Nouveaux Horizons. Traduisez : nous allons devenir des sous-traitants impuissants d'une monstruosité bureaucratique centralisée."
Brillante synthèse. Je n'aurais pas dit mieux.
Maman s'arrête en plein élan et me regarde. "Tu l'entends encore, n'est-ce pas ?"
Je hoche la tête.
"Qu'est-ce qu'il a dit ?"
"Que ta synthèse était brillante."
"Au moins, il sait reconnaître le talent quand il le voit," dit-elle, puis elle secoue la tête comme si elle n'arrivait pas à croire qu'elle dialogue avec une voix désincarnée via son fils de sept ans.
"Sept ans et trois quarts," je corrige.
"Pardon, habibi. Sept ans et trois quarts."
Édouard s'approche et pose une main sur son épaule. "Dis-nous ce qui s'est vraiment passé dans cette réunion."
Maman soupire et s'assoit sur le bord de son bureau. Le bureau de maman est toujours très rangé, pas comme celui de Édouard qui est plein de livres empilés et de tasses de café oubliées. Elle dit que c'est parce que le chaos extérieur l'aide à ordonner son chaos intérieur. Je ne suis pas sûr de comprendre, mais j'aime bien l'expression.
"Aurélie a essentiellement annoncé la mort de l'autonomie associative," commence-t-elle. "Sous prétexte de 'rationalisation des ressources' et de 'cohérence des actions', toutes les associations comme la nôtre devront désormais soumettre leurs programmes à validation préalable, adopter des 'référentiels communs', et se soumettre à des évaluations trimestrielles standardisées."
"La fabrication industrielle du consentement social," commente Édouard en s'appuyant contre le mur. "Chomsky serait fier de voir sa théorie si parfaitement illustrée."
Édouard et ses références intellectuelles. Un cliché de professeur, mais attachant dans son authenticité.
Je pouffe de rire, ce qui me vaut des regards curieux des deux adultes.
"Noureddine trouve Édouard attachant," j'explique, et Édouard rougit un peu tandis que maman lève les yeux au ciel.
"Bref," continue-t-elle, "le pire, c'est qu'Aurélie m'a proposé un poste. Directrice adjointe de la section 'Innovation Pédagogique' de l'ANIEE."
"Tu as accepté ?" demande Édouard, et sa voix est très calme, trop calme.
"Bien sûr que non !" s'exclame maman. "Enfin, je n'ai pas refusé directement. J'ai dit que j'avais besoin de réfléchir."
"Mais tu ne vas pas accepter," insiste Édouard.
"Je..." Maman s'interrompt, et c'est la première fois que je la vois vraiment incertaine. Maman a toujours un avis sur tout. "Ce n'est pas si simple, Édouard."
"Ça me semble pourtant limpide. Tu ne peux pas travailler pour un système que tu dénonces depuis des années."
"Même si ça me permet d'influencer ce système de l'intérieur ? D'avoir un réel impact ?"
Le dilemme éternel de ceux qui voient clair : collaborer pour influencer ou rester pur mais impuissant.
"C'est un piège," dit Édouard, sa voix maintenant dure. "Ils ne te proposent pas ce poste pour tes idées révolutionnaires, Leïla. Ils te le proposent pour te neutraliser. Pour transformer la critique en complice."
Je n'aime pas quand ils se disputent comme ça. Ils ne crient pas, mais leurs voix deviennent comme des lames, et l'air entre eux semble épais et difficile à respirer.
"Je sais tout ça !" s'exclame maman. "Tu crois que je ne vois pas la manipulation ? Mais réfléchis une seconde : avec ce poste, je pourrais protéger Nouveaux Horizons. Je pourrais orienter des ressources vers les projets qui fonctionnent vraiment. Je pourrais..."
"Devenir exactement ce que tu as passé ta vie à critiquer," complète Édouard. "Une bureaucrate qui justifie ses compromissions par l'illusion d'impact."
La tension narrative monte. J'adore quand les personnages prennent vie ainsi, dépassant mes propres attentes.
"Arrête d'apprécier notre souffrance !" je crie soudain, surprenant tout le monde, moi y compris. "Ce n'est pas une histoire pour toi, c'est notre vie !"
Un silence choqué tombe sur la pièce. Maman me regarde avec des yeux énormes, et Édouard a l'air de quelqu'un qui vient de voir un fantôme.
Tu as raison, Rayan. Je m'excuse. Ce n'était pas... approprié de ma part.
Je sens des larmes monter, et je déteste ça. Les grands garçons ne pleurent pas, dit souvent Farid quand il me voit triste. Mais Édouard dit que c'est des bêtises, que pleurer c'est juste évacuer des émotions trop grandes pour notre corps.
Maman s'approche et me prend dans ses bras. Elle sent bon, comme toujours, ce mélange de parfum léger et de cette odeur qui est juste... maman.
"Je suis désolée, habibi. On ne voulait pas t'inquiéter avec nos discussions d'adultes."
"Je ne suis pas inquiet," je mens. "Je suis en colère qu'il trouve ça amusant."
Je ne trouve pas votre situation amusante, Rayan. Je la trouve... significative. Ce qui est différent. Mais je comprends pourquoi mes commentaires peuvent paraître détachés.
"Il dit qu'il ne trouve pas ça amusant mais significatif," je transmets à maman. "Mais je sais qu'il ment. Il aime quand vous vous disputez."
Édouard s'approche et s'accroupit à côté de nous. "Noureddine," dit-il en s'adressant au plafond, ce qui est drôle parce que Noureddine n'est pas au plafond, il est partout et nulle part, "si tu peux m'entendre, sache que nous ne sommes pas des marionnettes pour ton divertissement."
Je suis parfaitement conscient de votre autonomie relative, Édouard. C'est précisément ce qui rend cette histoire intéressante – vos choix me surprennent parfois moi-même.
"Il dit qu'il est conscient de notre 'autonomie relative'," je répète. "Et que nos choix le surprennent."
"Autonomie relative," répète maman avec un petit rire sans joie. "Quelle expression parfaitement bureaucratique. Tu influencerais bien à l'ANIEE, Noureddine."
Touché, Leïla. Mais tu évites la vraie question : vas-tu accepter ce poste ?
Je transmets la question, et maman soupire profondément.
"Je ne sais pas," dit-elle honnêtement. "Une partie de moi veut refuser par principe. Une autre partie se demande si je ne pourrais pas vraiment changer les choses de l'intérieur."
"Qu'arriverait-il à Nouveaux Horizons si tu partais ?" demande Édouard, plus doucement maintenant.
"Rachid pourrait prendre la direction par intérim. Il connaît tous les rouages financiers, les failles du système..."
"Rachid qui jongle toujours avec l'argent de l'association pour ses paris du week-end ?" rappelle Édouard.
Maman rougit. Je ne savais pas que Rachid faisait ça. C'est donc pour ça qu'il a toujours l'air à la fois très content et très coupable quand il vient le lundi matin ?
"Il a promis que c'était terminé," murmure maman. "Et il a toujours remboursé."
"Jusqu'au jour où il ne remboursera pas," dit Édouard. "Leïla, tu sais ce qu'est une addiction. On n'en guérit pas avec des promesses."
Si seulement il savait à quel point ses paroles sont prophétiques.
"Qu'est-ce que ça veut dire, prophétique ?" je demande silencieusement à Noureddine.
Qui prédit l'avenir, jeune Rayan. Ton Édouard vient d'énoncer ce qui deviendra un point crucial de cette histoire.
"Noureddine dit que c'est important, ce que tu viens de dire," je transmets à Édouard. "Quelque chose avec un point crucial ?"
Édouard fronce les sourcils, puis se tourne vers maman. "Ce n'est pas sain, Leïla. Que ton fils serve d'intermédiaire entre toi et... cette entité."
"Tu crois que je ne le sais pas ?" s'exclame-t-elle. "Ce n'est pas comme si j'avais choisi cette situation !"
Techniquement, c'est moi qui ne l'ai pas choisie. Ce développement narratif m'a surpris autant que vous.
"Il dit que lui non plus n'a pas choisi ça," je transmets. "Que c'est un développement narratif imprévu."
"Merveilleux," dit maman en levant les mains au ciel. "Même l'auteur de notre prétendue réalité improvise. C'est censé me rassurer ?"
Je commence à être fatigué de tout ça. Des adultes qui se disputent, des voix dans ma tête, des mots trop compliqués, des problèmes sans solutions. Je voudrais juste qu'on rentre à la maison, qu'on mange des crêpes et qu'on regarde un documentaire sur les animaux, comme on fait parfois le vendredi soir.
"Est-ce qu'on peut rentrer ?" je demande d'une petite voix. "Je suis fatigué."
Les deux adultes me regardent, et leurs visages passent instantanément de la colère à l'inquiétude.
"Bien sûr, habibi," dit maman en caressant mes cheveux. "On rentre tout de suite."
"Je vous accompagne," propose Édouard. "J'ai ma voiture, ce sera plus rapide que le métro."
Pendant qu'ils rassemblent leurs affaires, je m'assieds sur une chaise et je ferme les yeux. Peut-être que si je me concentre très fort, je pourrai parler à Noureddine sans que personne d'autre n'entende.
"Pourquoi tu fais ça ?" je demande dans ma tête. "Pourquoi tu nous fais tous souffrir dans ton histoire ?"
Il y a un long silence, si long que je pense qu'il ne va pas répondre. Puis :
Ce n'est pas de la souffrance gratuite, Rayan. C'est de la transformation nécessaire. Sans conflit, sans friction, sans dilemme moral, il n'y a pas d'évolution du personnage. Pas d'histoire digne d'être racontée.
"Mais nous ne sommes pas des personnages pour toi. Nous sommes réels."
Pour moi, vous êtes les deux à la fois. Comme les électrons qui sont à la fois des particules et des ondes, selon comment on les observe. C'est ce qu'on appelle la dualité onde-particule en physique quantique.
"Je ne comprends pas la physique quantique. J'ai sept ans."
Sept ans et trois quarts. Et tu comprends plus que tu ne le crois.
Je sens une main sur mon épaule. C'est Édouard.
"On y va, bonhomme ? Ta mère nous attend à la voiture."
J'ouvre les yeux et hoche la tête. En sortant du bureau, je remarque quelque chose sur le calendrier accroché au mur. Une date entourée en rouge dans deux semaines : "Rencontre R + F".
R, c'est moi, Rayan. Et F...
Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. F comme Farid. Mon père.
Dans la voiture, le silence est lourd. Maman regarde par la fenêtre, Édouard se concentre sur la route, et moi je suis sur la banquette arrière, faisant semblant de lire un livre sur les requins préhistoriques.
"Tu vas le revoir ?" je demande soudain, et maman se tourne vers moi, surprise.
"Qui ça ?"
"Farid. J'ai vu sur ton calendrier. 'Rencontre R + F'. C'est moi et lui, pas vrai ?"
Édouard jette un coup d'œil rapide à maman, dont le visage s'est fermé comme une huître.
"Oui," répond-elle finalement. "Ton père a demandé à te voir. Plus régulièrement."
"Pourquoi maintenant ?" demande Édouard avant que je puisse le faire. "Après presque quatre ans d'absence ?"
"Il dit que sa situation s'est stabilisée. Qu'il peut offrir à Rayan une... structure." Le dernier mot sort de sa bouche comme un morceau de nourriture avariée.
"Tu veux dire que maintenant qu'il est bien installé dans son poste de bureaucrate en chef, il peut cocher 'reconnecter avec fils négligé' sur sa liste de tâches personnelles ?" La voix de Édouard est calme, mais ses mains serrent le volant si fort que ses jointures sont toutes blanches.
"Ce n'est pas juste," dit maman, mais sans conviction. "Farid a ses défauts, mais c'est toujours le père de Rayan."
Je déteste quand ils parlent de moi comme si je n'étais pas là. Comme si j'étais un objet que les adultes se passent entre eux.
"Je veux le voir," je déclare, et les deux se tournent vers moi, surpris. "J'ai des questions pour lui."
"Quelles questions, habibi ?" demande maman doucement.
Je réfléchis. Il y a tellement de choses que je voudrais demander à Farid. Pourquoi il est parti. Pourquoi il ne m'appelle presque jamais. Pourquoi il annule toujours nos rendez-vous. Si je lui manque parfois. Mais je me contente de dire :
"Des questions importantes."
Réponse digne de ta mère. Évasive mais impossible à contester.
"Noureddine dit que je réponds comme toi," je dis à maman, et elle sourit malgré elle.
"Ce n'est pas forcément un compliment, tu sais."
Le reste du trajet se fait dans un silence moins tendu. Quand nous arrivons devant notre immeuble, maman invite Édouard à monter dîner avec nous, mais il refuse, prétextant des copies à corriger.
"On se voit demain ?" demande-t-il, et il y a quelque chose dans sa voix qui me fait penser qu'il a peur que maman dise non.
"Bien sûr," répond-elle, mais sa voix aussi est bizarre, comme quand elle me dit que tout va bien alors que ce n'est pas vrai. "Merci pour aujourd'hui. Pour le musée, la voiture, pour... tout."
Édouard se penche et l'embrasse rapidement, puis il m'ébouriffe les cheveux. "À demain, petit paléontologue. N'oublie pas de noter tes observations sur les fossiles dans ton carnet."
"Je n'oublierai pas," je promets, puis j'ajoute : "Noureddine dit que tu es important dans cette histoire."
Un sourire étrange passe sur son visage. "Dis à Noureddine que j'essaie de faire de mon mieux, même si je ne connais pas le script."
Belle métaphore. Il est plus conscient qu'il ne le paraît.
Une fois dans l'appartement, maman me prépare des pâtes pendant que je dessine les fossiles que j'ai vus au musée. J'essaie de reproduire exactement la forme de l'Archaeopteryx, mais c'est difficile. Mes mains ne font pas encore exactement ce que mon cerveau leur demande.
"Maman," je dis en levant les yeux de mon dessin, "tu vas accepter le travail avec Aurélie ?"
Elle s'arrête en plein mouvement, une cuillère en bois à la main. "Je ne sais pas encore, habibi. C'est compliqué."
"Pourquoi ? Si tu penses que ce n'est pas bien, tu ne devrais pas le faire."
Elle sourit, mais c'est un sourire triste. "Si seulement la vie était aussi simple. Parfois, on doit choisir entre plusieurs options imparfaites."
"Comme quand je dois choisir entre lire ou regarder un documentaire avant de dormir ?"
"Un peu comme ça, en beaucoup plus compliqué." Elle s'approche et s'assoit en face de moi à la table. "Si j'accepte ce poste, je pourrais peut-être protéger Nouveaux Horizons et les enfants qu'on aide. Si je refuse, je garde ma... dignité, mais je risque de ne plus pouvoir aider personne."
Je réfléchis à ça. Ça me rappelle un livre que Édouard m'a lu, où un personnage doit choisir entre trahir ses amis ou les voir souffrir.
"Qu'est-ce que tu ferais si tu étais un personnage dans un de mes livres ?" je demande. "Pas dans la vraie vie, mais dans une histoire ?"
Maman me regarde bizarrement, puis éclate de rire. "C'est une excellente question, Rayan. Vraiment excellente."
Ton fils est brillant, Leïla. Il vient de trouver un angle que ni toi ni moi n'avions considéré – la distanciation fictionnelle comme outil de clarification morale.
"Noureddine pense que je suis brillant," je transmets, un peu fier.
"Pour une fois, je suis d'accord avec lui," dit maman. Puis elle se lève pour vérifier les pâtes. "Si j'étais un personnage dans un livre... Je pense que je refuserais le poste, mais que j'utiliserais l'offre comme levier pour négocier l'autonomie de Nouveaux Horizons."
"Comment ?"
"En menaçant d'exposer publiquement les vrais objectifs de l'ANIEE – standardiser et contrôler plutôt que vraiment aider."
Stratégie intéressante. Utiliser la menace de transparence comme arme contre un système qui prospère dans l'opacité.
"C'est quoi l'opacité ?" je demande à Noureddine.
Le contraire de la transparence. Quand les choses sont cachées, floues, difficiles à voir clairement.
"Oh, comme quand Farid explique pourquoi il ne peut pas venir me voir. Il utilise plein de mots compliqués pour dire qu'il a autre chose à faire."
Noureddine garde un silence que je trouve un peu bizarre, et maman me regarde avec des yeux trop brillants.
"Exactement comme ça, habibi," dit-elle doucement. "Tu es vraiment le garçon le plus intelligent que je connaisse."
Après le dîner, pendant que maman prend sa douche, je sors discrètement mon petit téléphone – celui que Farid m'a donné lors de notre dernière rencontre, en me faisant promettre de ne pas le dire à maman. J'ai un nouveau message de lui.
"Bonjour champion. Hâte de te voir dans deux semaines. J'ai une surprise pour toi. Papa."
Papa. C'est drôle comme ce mot sonne faux. Dans ma tête, il est toujours "Farid". C'est comme ça que maman l'appelle, et c'est comme ça que je pense à lui.
Intéressant choix lexical pour un enfant de ton âge.
"Tu parles comme un dictionnaire," je réponds à Noureddine dans ma tête.
Et toi comme quelqu'un de bien plus que sept ans et trois quarts.
"Est-ce que c'est mal ?"
Non. Simplement... notable. Les enfants des histoires sont rarement aussi lucides que toi.
Je réfléchis à ça pendant que j'écris une réponse à Farid : "D'accord. À bientôt." Je ne sais pas quoi dire d'autre. Je ne le connais pas vraiment, malgré tous les liens du sang et des noms.
Tu es méfiant envers lui. Ce n'est pas irrationnel, étant donné son comportement passé.
"Tu sais vraiment tout sur nous, hein ?"
Pas tout. Je connais la structure générale de l'histoire, les grandes lignes des personnages. Mais les détails... ceux-là m'échappent parfois. Comme ta capacité soudaine à m'entendre.
"Peut-être que c'est parce que je suis à moitié maman et à moitié Farid."
Une théorie intéressante. La conscience méta-narrative de Leïla combinée à l'esprit analytique de Farid...
"Ou peut-être que c'est juste parce que c'est ton histoire et que tu peux faire ce que tu veux," je réplique, et je sens une sorte de surprise venant de Noureddine.
Touché. Peut-être que j'ai simplement décidé que c'était le moment pour toi d'entrer dans la conversation.
J'entends la douche s'arrêter et je range vite le téléphone secret sous mon oreiller. Puis je prends mon carnet de dessins et fais semblant d'être concentré sur mon Archaeopteryx quand maman entre dans ma chambre, ses cheveux encore humides.
"Prêt pour l'histoire du soir ?" demande-t-elle en s'asseyant au bord de mon lit.
"Oui ! Celle avec le garçon qui devient ami avec un renard, s'il te plaît."
Elle sourit et prend le livre sur ma table de nuit. C'est une histoire que Édouard m'a offerte, sur un garçon qui apprivoise lentement un renard sauvage. J'aime quand maman me lit des histoires, parce que sa voix devient douce et calme, pas comme quand elle parle à d'autres adultes.
Pendant qu'elle lit, je me demande si Noureddine a aussi quelqu'un qui lui raconte des histoires. Ou si c'est lui qui raconte des histoires à d'autres gens, des histoires où nous sommes tous des personnages.
J'imagine un grand livre où notre vie est écrite, page après page. Est-ce que les pages suivantes sont déjà écrites ? Ou est-ce que Noureddine les invente au fur et à mesure ?
"Maman," je l'interromps soudain, "est-ce que tu crois que notre futur est déjà décidé ?"
Elle s'arrête de lire, surprise par ma question. "Qu'est-ce qui te fait penser à ça, habibi ?"
"Ben, si on est dans une histoire, et que Noureddine est l'auteur, est-ce qu'il sait déjà comment ça va finir ?"
Elle pose le livre et réfléchit sérieusement à ma question, ce que j'adore chez elle. Maman ne me traite jamais comme si mes questions étaient stupides.
"Je pense," dit-elle lentement, "que même si nous sommes dans une histoire, ce n'est pas une histoire déjà écrite jusqu'à la fin. Je pense que nous la créons en partie par nos choix, et que même Noureddine ne sait pas exactement où elle va."
Elle a raison, Rayan. L'histoire s'écrit à mesure que vous vivez. J'ai des idées, des intentions, mais les personnages comme ta mère ont leur propre... gravité narrative. Ils influencent le récit autant que je le guide.
"Il dit que tu as raison," je transmets à maman. "Que vous créez l'histoire ensemble."
Elle sourit, un vrai sourire cette fois. "Eh bien, au moins nous sommes d'accord sur quelque chose."
Elle reprend la lecture, et je me laisse bercer par l'histoire du garçon et du renard, par cette relation qui se construit lentement, patiemment, avec des revers et des moments de joie.
Juste avant que je ne m'endorme, une pensée me traverse l'esprit : peut-être que Édouard est comme le renard de l'histoire. Quelqu'un qui était sauvage et distant, mais qui a appris à faire confiance, à s'approcher lentement. Et peut-être que maman est comme le garçon, apprenant que "apprivoiser" veut dire "créer des liens".
Belle analogie, jeune Rayan. Tu as un don pour les connexions significatives.
"Merci," je réponds silencieusement tandis que le sommeil me gagne. "Mais ne fais pas souffrir maman dans ton histoire, d'accord ? Elle a déjà été assez triste avant."
Noureddine ne répond pas immédiatement, et quand sa voix revient, elle semble plus douce, presque triste elle-même.
Je ne peux pas te promettre ça, Rayan. Les histoires qui comptent comportent toujours de la souffrance. Mais je peux te promettre que cette souffrance aura un sens.
Je ne suis pas sûr que ça me rassure, mais je suis trop fatigué pour argumenter. Mes yeux se ferment tout seuls, et le livre dans les mains de maman devient flou.
La dernière chose que j'entends avant de m'endormir, c'est sa voix lisant la phrase que j'aime tant : "On ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux."
Et je me demande si Noureddine, qui voit tout, peut aussi voir ça – l'essentiel invisible.
Au milieu de la nuit, je me réveille en sursaut. Il y a quelqu'un dans ma chambre. Je peux sentir une présence, entendre une respiration légère.
"Maman ?" je murmure dans l'obscurité.
"Non, Rayan. C'est moi, Noureddine."
Je me redresse d'un coup, le cœur battant. Une silhouette se tient près de ma fenêtre, éclairée par la lumière des réverbères qui filtre à travers les rideaux. C'est un homme, grand et mince, avec des cheveux grisonnants et des lunettes qui reflètent la faible lueur extérieure.
"Tu... tu es réel ?" je balbutie, la gorge serrée par la peur.
"Aussi réel que toi, d'une certaine façon," répond-il en s'approchant doucement. "Ne t'inquiète pas, tu es en train de rêver. Ou peut-être que c'est moi qui rêve. Les frontières sont floues à cette heure de la nuit."
"Qu'est-ce que tu veux ?"
Il s'assoit au bord de mon lit, et je sens le matelas s'enfoncer sous son poids. C'est tellement... concret. Pas comme la voix désincarnée que j'entendais jusqu'à présent.
"Je voulais te voir," dit-il simplement. "Te voir vraiment, pas juste t'écrire ou t'entendre. Tu es... une surprise dans mon récit, Rayan. Un développement que je n'avais pas anticipé."
"Je pensais que les auteurs savaient tout sur leurs histoires."
Il rit doucement. "Oh non, loin de là. Parfois, les personnages prennent vie et font des choix que l'auteur n'aurait jamais imaginés. Ta mère est comme ça – impossible à contrôler complètement. Et maintenant, toi aussi."
"Est-ce que maman sait que tu peux... apparaître comme ça ?"
"Non," répond-il en secouant la tête. "C'est notre secret. Un secret de rêve, qui s'effacera au réveil comme des empreintes sur le sable à marée montante."
"Alors pourquoi venir ?"
Il réfléchit un moment, et dans la pénombre, son visage semble changer subtilement, comme s'il essayait différentes expressions.
"Parce que j'avais besoin de te dire quelque chose d'important. Quelque chose que ta mère doit comprendre, mais qu'elle n'écouterait pas venant directement de moi."
Je fronce les sourcils, soudain méfiant. "Quoi ?"
"Dis-lui que parfois, entrer dans le système est le seul moyen de le changer. Que la pureté morale est un luxe que les révolutionnaires véritables ne peuvent pas toujours s'offrir."
"Tu veux qu'elle accepte le travail avec Aurélie," je comprends immédiatement.
Il sourit, et ses lunettes reflètent étrangement la lumière. "Tu es vraiment perspicace, Rayan. Oui, je veux qu'elle accepte ce poste. Parce que c'est là que l'histoire devient vraiment intéressante."
"Pas intéressante. Importante," je corrige, et son sourire s'élargit.
"Exactement. Important."
Il se lève et retourne vers la fenêtre. "Je dois partir maintenant. Les rêves de ce genre ne doivent pas durer trop longtemps, ou ils laissent des traces."
"Attends !" je l'appelle. "Est-ce que je vais encore t'entendre ? Après cette nuit ?"
Il s'arrête, à moitié dissimulé dans l'ombre. "Peut-être. Peut-être pas. Cela dépendra de ce qui sert le mieux l'histoire."
"Pas l'histoire. Nos vies," j'insiste, et pendant un instant, il semble presque... fier ?
"Tu as raison, Rayan. Vos vies. Qui sont aussi mon histoire. Les deux à la fois, comme la dualité onde-particule."
Il commence à se fondre dans l'obscurité, devenant presque transparent.
"Une dernière chose," dit-il, sa voix déjà lointaine. "N'aie pas peur de Farid. Il est aussi perdu que n'importe lequel d'entre nous, peut-être même plus. Derrière ses chiffres et ses métriques, il y a un homme qui ne sait pas comment être père, mais qui essaie à sa façon maladroite."
Et puis, il n'est plus là. La chambre est vide, à l'exception des ombres familières de mes jouets et de mes livres.
Je me rallonge, le cœur battant. Était-ce vraiment un rêve ? Ou Noureddine peut-il réellement traverser la frontière entre les mondes, entre la fiction et la réalité ?
En me rendormant, une pensée me traverse l'esprit : si Noureddine peut entrer dans notre monde, peut-être que nous pouvons entrer dans le sien. Peut-être que les frontières entre ce qui est écrit et ce qui est vécu sont plus poreuses que nous ne le pensons.
Dans l'espace entre veille et sommeil, je murmure : "La Papesse observe les architectes du consentement construire leurs labyrinthes de papier. La Justice attend, son épée levée au-dessus des illusions bureaucratiques. Mais c'est Le Fou qui avance, insouciant, dansant sur le fil entre les mondes, montrant qu'un autre chemin est possible."
Ce sont des mots trop grands pour un enfant de sept ans et trois quarts. Des mots qui ne sont peut-être pas les miens, mais qui résonnent en moi comme une vérité à moitié comprise.
Demain, je me réveillerai et je ne me souviendrai de tout cela que comme d'un rêve étrange. Mais quelque chose aura changé, quelque chose d'invisible mais d'essentiel.
Et peut-être que c'est ça, finalement, l'histoire que Noureddine essaie d'écrire à travers nous tous : comment l'invisible devient visible, comment le rêve devient réalité, comment les personnages deviennent vivants au point d'échapper à leur créateur.
Ou peut-être que ce n'est qu'un rêve d'enfant, après tout.