Au milieu de la nuit, le réveil de Lila fit des soubresauts sous son oreiller. Quel gâchis : dans son rêve, elle sautait d’étoile en étoile, délivrée des contraintes de la gravité.
Mais il y avait plus important que les voyages extraterrestres. Il y avait une baleine dans un lac.
Elle s’emmitoufla dans une tenue hivernale malgré le mois de mai et glissa sur la rampe d’escalier pour ne pas faire craquer les vieilles marches en bois. Elle récupéra en bas du frigo le petit casse-croûte qu’elle s’était préparé.
Elle se glissa dans le bureau de sa mère. Sur l’étagère du haut, sous une tasse qu’elle lui avait offerte pour la fête des mères, il y avait d’habitude les clés du hangar. Mille fois elle l’avait vue les poser ou les prendre. Mille fois elle avait rêvé de les récupérer en secret. Mais… il n’y avait rien. Pas la moindre petite trace d’une clé ou même d’un porte-clé.
Lila grogna et soupira mais dut se rendre à l’évidence : elle allait devoir forcer l’entrée.
Elle sortit dans le jardin. Le vent courait parmi les feuilles d’arbre. Les branches se penchaient vers elles comme pour l’attraper. Au loin, la Lune se reflétait sur le lac.
Un regard vers sa montre lui indiqua que dans dix minutes, les deux autres la rejoindraient au lac.
Pas le temps de tergiverser.
Elle tira sur la porte dans l’espoir que le verrou lâche, en vain.
Elle avisa la fenêtre au-dessus de la porte et se dit que la chute serait un peu douloureuse mais serait la façon la plus rapide d’entrer.
Des bûches étaient entreposées près de la maison pour l’hiver. Elle en ramassa quelques-unes et fit un tas près du mur pour pouvoir grimper.
Elle chercha une pierre sur le sol et la lança de toutes ses forces contre la fenêtre du hangar.
Son père avait le sommeil léger. Elle devait se dépêcher.
Elle se hissa et se glissa et atterrit dans le hangar en roulant sur elle-même. En une minute, elle fit le chemin qu’elle avait répété avant de s’endormir : allumer la lumière, ouvrir les grandes portes et enclencher la sorte de montgolfière que sa mère avait confectionnée pour la rendre extrêmement simple à manœuvrer et très résistante aux poids lourds. L’engin avait été un atout de taille pendant des expéditions dans des pays lointains - mais prenait la poussière depuis que sa maman s’était passionnée pour les fonds marins.
“Allez”, lui souffla Lila, et la toile du ballon se gonfla tandis que Lila l’entraînait sur rails vers l’extérieur.
Une lumière s’alluma au premier étage de la maison. Son père était réveillé.
Le tissu termina de se gonfler et la montgolfière commença à léviter en direction du lac. Là-bas, enfin, déjà, des phares indiquaient qu’une camionnette s’approchait. Du véhicule descendirent deux silhouettes, une grande et une petite.
Dans la tente où dormait Monsieur Méargue, une lumière s’alluma aussi. Décidément, tous les papas se réveillaient.
“Bourrique, c’est à toi”, murmura Lila.
Elle posa doucement la montgolfière sur la rive, descendit le ponton qui menait à la nacelle et fit signe à Lu et Angélique.
Celles-ci levèrent le pouce, passèrent les cordes autour de Bourrique, qui semblait se réveiller avec joie, et les attachèrent à la camionnette. En roulant vers la montgolfière et au-delà, elles parvinrent à faire glisser Bourrique sur un chemin de bouées qui la mena droit dans la nacelle.
Monsieur Méargue sortit, les cheveux en bataille, et commença à s’agripper à la montgolfière. Il insulta, cracha, menaça. Mais c’était sans compter sur le père de Lila, qui cavalait dans leur direction et entra droit dans Monsieur Méargue. Les deux tombèrent par terre et échangèrent des coups de poing - dont aucun n’atteignait sa cible - tandis que le ballon redécollait.
“Prends çaaaaa”, cria Lu en passant son téléphone portable à Lila, qui étira la main vers le bas jusqu’à l’attraper.
Puis, le ballon prit trop d’altitude pour se donner ou dire quoi que ce soit d’autre.
Lila prit la direction de la mer avec le cœur qui battait la chamade.
*
Entre les étoiles et les forêts, la montgolfière planait paisiblement.
Bourrique, cependant, s’asséchait. La mer était visible, elles y seraient bientôt selon les calculs de Lila - mais le vent ! Le vent était contraire et les ralentissait.
Les yeux de Bourrique la suppliaient pour un peu d’eau.
Lila se morigéna pour son plan si stupide. Elle paniqua, paniqua, envisagea des solutions : cracher à répétition sur la peau de la baleine jusqu’à ce qu’elle se sente assez hydratée (elle en mourrait elle-même probablement, à force), vider son jus d’orange et sa brique de lait sur elle, la nourrir de fruits pour la distraire, lui chanter des berceuses pour l’endormir, poser la nacelle dans la rivière où la baleine resterait coincée, appeler les dieux et les fées et les ogresses à son secours.
A son secours…
Lila sortit le téléphone portable, ainsi que son carnet où elle avait gardé la carte de la gardienne du phare.
“Daphné, Daphné, la baleine a soif et je n’ai pas assez d’eau pour elle”, dit-elle précipitamment au grognement endormi qui lui répondit.
“Soif ? Baleine ? Quoi ?”
“Il y avait une baleine dans mon lac et elle avait perdu sa maman et je l’emmène en montgolfière jusqu’à l’océan et j’ai oublié de remplir la nacelle d’eau et maintenant elle a soif et le vent est contraire et j’ai peur pour elle”, dit Lila très vite.
Le silence à l’autre bout du fil la fit désespérer, jusqu’à ce que Daphné reprenne le parole, d’un ton bien plus froid et déterminé cette fois. “D’accord, dit-elle comme si tout ceci était normal, laisse-moi regarder la carte des vents. Peut-être qu’en changeant d’altitude, tu trouveras un courant plus porteur.”
Mais bien sûr ! Lila avait tant eu peur qu’elle en avait oublié jusqu’au plus élémentaire. Comme dans l’eau, l’air avait des courants qui allaient dans différentes directions à différentes vitesses : il suffisait d’en trouver un propice. Elle donna à Daphné ses coordonnées exactes, y compris l’altitude.
La gardienne du phare lui répondit avec d’autres chiffres et indications. Lila descendit un peu, s’avança sur la droite, chercha à tâtons dans la carte du ciel le vent favorable, et soudain elle le sentit.
La montgolfière s’emballa en avant vers la mer.
“Oh, là, accroche-toi, Bourrique, on va arriver très vite !” s’exclama Lila, morte de peur de l’accélération soudaine.
Au-dessus de la mer, de la lumière commençait à germer ; le soleil sortait de sa cachette nocturne.
Lila caressa la tête de la baleine tout en cherchant des yeux sa maman. Elle l’avait vue là, la dernière fois, près de l’ilot à l’horizon. Là ! Une queue !
Lila commença les manœuvres d’amerrissage, en essayant de calmer ses battements de cœur. Le ballon allait trop vite, le poids était trop grand, et la seule fois où elle avait atterri avec sa mère elles avaient frôlé une colline, abimé la montgolfière et déclenché une dispute terrible entre ses parents.
Elle ne pouvait plus reculer, cependant.
Le ballon filait vers l’eau.
Alors qu’elle allait toucher la surface, un autre courant de vent la saisit, plus calme, et elle ralentit pour se poser sans mal sur les vagues.
Immédiatement, elle ouvrit le ponton et poussa Bourrique pour qu’elle glisse dehors.
Le ballon de la montgolfière hésita puis se dégonfla, sans attendre qu’elle redécolle. L’engin semblait bien parti pour se noyer dans la mer.
Tant pis, la joie valait bien la punition qu’elle recevrait.
La maman-baleine se rapprocha et soudain Lila vit son visage. Les deux créatures, mère et fille, se retrouvèrent et virevoltèrent de soulagement. Les vagues se multipliaient tandis que Lila s’accrochait à la nacelle, le bras en l’air, des larmes dans les yeux.
Elle se disait qu’il allait quand même falloir rentrer (mais comment ?), lorsqu’elle vit un petit bateau moteur s’approcher à toute vitesse. Daphné lui faisait des grands signes de la main.
Lila fit un câlin à la gardienne de phare et salua les baleines jusqu’à atteindre la plage, puis encore depuis le banc où elle s’assit pour se remettre de ses émotions. Du sac, elle sortit l’encas qu’elle avait préparé pour le vol et le partagea avec Daphné.
Lila ne fut pas étonnée quand son père arriva pour la chercher mais fut très surprise qu’il ne la gronde pas et qu’il ait amené Lu et Angélique. Il ne les félicita pas mais ne les punit pas non plus, et il n’y eut même pas de long sermon pour leur expliquer comment marchait la vie ou le monde.
Tout le monde regarda la mer jusqu’à ce que le soleil devienne trop fort et trop chaud.
Ensuite, Lila rentra à la maison et dormit pendant dix-huit heures.
Quand elle arriva à l’école, avec quelques jours d’absence et un visage bronzé, la maîtresse lui fit remarquer : “Votre exposé est en retard, jeune fille. J’espère au moins que vous avez choisi un sujet.”
Son père, qui pour une fois l’avait accompagné à l’école, surgit du couloir pour répondre : “Pas encore, mais je l’aiderai à s’en occuper ce soir, promis. Vous pouvez mettre le mauvais point du retard sur mon carnet.”
Lila, ébahie par la plaisanterie (son père savait plaisanter ?), en oublia même de lui sourire et s’installa simplement à sa table pour cette nouvelle journée qui commençait. Elle était à côté d’Angélique, désormais.
“Pssst”, dit-elle à son amie alors que la classe avait commencé, “ma maman m’a appelée : elle rentre dans deux semaines !” Elles échangèrent un grand sourire, puis écoutèrent, puisqu’il le fallait, Madame Dufléau parler de la division euclidienne.
En voilà un dernier chapitre mouvementé : )
J'ai un petit doute sur la montgolfière, ne devrait-elle pas fonctionner avec une flamme ? J'ai l'impression ici d'un mélange entre montgolfière, parapente et dirigeable... m'enfin ce n'est pas bien grave ^^
Je suis contente que le sauvetage ait fonctionné, et aussi que les enfants ait eu tout de même besoin de l'aide d'adultes pour s'en sortir, cela me semble plus raisonnable : P
En tout cas Bourrique est sauvée et à rejoint sa maman, ouiiii ! ^^
Lila est toujours aussi mignonne et le texte plein d'humour, j'admire aussi ta capacité à aller direct à l'essentiel.
J'ai passé un très bon moment de lecture,
et je souhaite une longue vie à ce projet ! : )
Oui, la montgolfière / dirigeable / parapente est la digne héritière de mon cerveau qui ne pige rien-du-tout au monde physique. Je voulais un machin qui volait et qui se pilotait facilement + qui pouvait supporter beaucoup de poids + qui soit joli. Dans ma tête, l'illustration d'une montgolfière sur un ciel étoilé avec une baleine qui pendouille en-dessous était si chouette. Et en essayant de l'écrire, je n'arrêtais pas de faire face à des "c'est impossible", et comme tu peux le voir, ma réponse a été "eh ben tant pis". J'ai l'espoir secret que quelqu'un fasse des recherches scientifiques à ma place ahahahahahaha. Je ne saurais même pas par où commencer. Je m'y collerai peut-être un jour de grande motivation et ça me mènera à des mois d'investigation sur les moyens de transport julesvernesques.
Merci d'être venue lire, ça me fait super plaisir ♥