Chapitre 5 : Une équipe de choc

“Angélique ?”, chuchota Lila tout en tambourinant à sa porte d’entrée.

Une femme sévère ouvrit. Elle avait un crayon à papier dans son chignon, dont aucune mèche ne dépassait (un talent rare), et un chandail bien trop chaud pour la saison. “On attrape froid avec un rien”, expliqua-t-elle face au regard insistant de Lila.

La petite haussa les épaules. Elle aimait bien le rhume : c’était la maladie qui faisait le moins mal et garantissait autant de lecture au lit qu’on le voulait. “Angélique est là ?” demanda-t-elle.

La dame réfléchit si longtemps que Lila se demanda si elle s’était trompée de maison. Peut-être que ce n’était pas sa mère et que la réplique exacte de leurs traits de visage n’était qu’une formidable coïncidence ? Après tout, il y avait bien une baleine dans le lac, donc tout était possible (malgré ce qu’en disait son père). “Elle n’a pas le temps de jouer, répliqua la femme, on va à la messe aujourd’hui.”

En effet, Angélique (mais était-ce vraiment elle ?) surgit dans le couloir à son tour, le même chignon sur la tête, un gilet blanc épouvantablement épais, un faux sourire sur le visage et une barrette en forme de croix dans les cheveux.

Pour la première fois, Lila se demanda pourquoi ses parents et elle n’allaient jamais à l’église. Elle sortit son carnet - le vrai ! celui qu’elle avait récupéré des mains de Monsieur Méargue ! - pour noter la question dans un coin de l’enquête. Tout mystère valait la peine d’être résolu, croyait-elle fermement.

“Angélique ?” demanda-t-elle pour confirmer que c’était bien elle.

La réponse ne fut pas convaincante : ni un oui, ni un non, ce fut comme un couinement, et la petite fille se colla si près du mur qu’on aurait dit qu’elle essayait de se cacher.

“Angélique, voyons, mais qu’est-ce que tu fais ?” s’irrita sa mère. “Tu vois bien que cette petite te parle. Vous faites l’exposé ensemble ?”

“Non, répondit Lila, elle le fait avec la meilleure de la classe.”

“Je pensais que c’était toi, la meilleure de la classe”, s’étonna la dame au chignon.

Lila grimaça en se disant qu’il fallait vraiment qu’elle arrête de parler aux parents d’élèves : ça tournait tout le temps mal. En même temps, si les parents connaissaient un peu mieux leurs enfants, on n’en serait pas là.

Angélique ne répondait décidément pas et toute la scène devenait franchement gênante. Un homme à chapeau et veston se joignit au tableau (le papa, probablement) et le trio sortit de la maison d’un pas synchrone. Ce ne fut qu’au moment où Angélique passa près de Lila qu’elle lui souffla, si bas, si bas qu’elle ne l’entendit presque pas : “Dans quinze minutes au catéchisme”.

Lila ouvrit de grands yeux et salua de la main la petite famille qui partait vers la place du village. Angélique était-elle son amie ou une traîtresse dans les rangs d’Anton ? Que cachait ce rendez-vous secret et pourquoi ressemblait-elle à une oie en marche militaire ?

*

“Pourquoi t’es toute poussiéreuse ?” chuchota Angélique lorsqu’elle la rejoignit.

“La petite porte était fermée, alors je me suis glissée par le tunnel du canal à Dédé”, expliqua Lila.

“Mais… pourquoi t’es pas venue par l’église ?”

“Je sais pas, fit Lila en haussant les épaules, j’y suis jamais entrée.”

Angélique dut trouver l’idée farfelue car elle garda la bouche ouverte quelques instants, avant d’embrayer. “Je pouvais pas parler devant ma mère, dit-elle enfin, qu’est-ce que tu voulais me dire ?”

“J’ai besoin de ton aide ! J’ai une mission secrète et une amie à sauver. Mais… ça ne va pas être facile.”

A peine avait-elle dit ça qu’Angélique l’entraînait plus bas encore dans le sous-sol sombre et humide de l’église, vers une pièce remplie de coloriages et banderoles. Elle prit une craie et se mit au tableau noir, puis lui fit signe d’expliquer.

Tandis que Lila raconta, Angélique prenait des notes, dessinait des flèches, griffonnait des dessins. C’était l’amie idéale. “D’accord, répondit-elle, donc il faut une corde, un guet et une camionnette.”

“Bien évidemment, dit Lila, et aussi récupérer les bouées dans l’eau, distraire Monsieur Méargue et quelqu’un qui sait conduire.”

“Facile”, trancha Angélique en fixant le tableau.

*

Lila découvrit vite qu’Angélique était extrêmement optimiste pendant les préparatifs et extrêmement paniquée dès qu’il fallait passer à l’action.

La toute première étape de leur plan consistait à faire semblant de se croiser après la messe et convaincre ses parents de les emmener à la mer.

Lila fit mine d’observer la fontaine, se retourna précisément au bon moment, salua le couple encore réjoui du sermon du prêtre : tout se passait merveilleusement.

Et puis, au moment où Angélique dut entrer en scène, un long silence s’éternisa entre elle et ses parents. Ils la regardaient, elle les regardait, et absolument rien ne se produisait. Avait-elle une maladie très spéciale ? Était-elle parentophobe ?

“Ce qu’Angélique essaye de dire, sourit Lila, c’est est-ce qu’on peut aller à la plage ?”

A ce mot, le visage déjà pâle des parents devint livide. La plage ? On aurait dit qu’ils avaient avalé une chenille. La plage ?! Lila plissa les yeux. “Ce n’est tout de même pas très éducatif, finit par dire Monsieur Tâtillon, que d’aller à la plage.”

“C’est un écosystème entier”, répliqua Lila du tac au tac, qui avait beaucoup appris là-bas. Il y avait des animaux marins, des algues, des coquillages, du sable, des angles de rayons du soleil, les morphologies des baigneurs, sans compter les additions et soustractions au stand de limonades pour récupérer sa monnaie et ne pas se laisser avoir par Jérémie (dont elle avait conclu qu’il était, malgré ses sept ans, non pas mauvais mathématicien mais brillant enfant d’affaires).

“Ce n’est pas comme un musée”, insista Madame Tâtillon.

“Ou comme la chapelle Sainte-Marie”, tenta Lila qui commençait à comprendre à qui elle avait affaire.

“Ah, là, sourit Monsieur Tâtillon, je dois dire…”

“Oui, sourit Madame Tâtillon, il faut bien dire…”

Angélique n’avait toujours pas dit un mot, et pourtant l’expédition avait été votée à la (quasi) unanimité. Lila s’engouffra dans la voiture avec la petite famille.

Sur la banquette arrière, elle fit les gros yeux à Angélique, qui se prit la main dans la tête, joignit ses mains pour s’excuser, inclina la tête pour montrer qu’elle le pensait vraiment et imita un état de panique tout en pointant ses parents.

La même chose advint à la chapelle, lorsqu’il fut temps de dire qu’elles allaient juste aux toilettes sur l’avenue et qu’elles reviendraient tout de suite. Ce fut à Lila de débiter le monologue, ce qu’elle fit admirablement (était-elle destinée aux planches de théâtre ? Serait-elle héroïne des foules en tournée à travers la France ?).

Dès qu’elles mirent un pied au soleil, elles coururent en direction de l’aquarium. Au guichet, l’adolescente était bien là. C’était certes la sœur d’Anton, certes la fille de Monsieur Méargue, certes la petite-fille de Papy Méargue, mais c’était surtout une rebelle aigrie qui ferait tout pour désobéir.

“Encore toi !” s’étonna-t-elle en reconnaissant la queue de cheval de Lila. “Tiens, et un double maléfique.”

“Je m’appelle Angélique”, protesta la petite.

“Naturellement”, acquiesça l’adolescente comme si ça confirmait toutes ses théories. “Moi, c’est Lu.”

Les deux enfants se regardèrent, convaincues que ce n’était pas son prénom, mais d’accord aussi sur le fait que ce n’était pas le moment de discuter. “Est-ce que tu sais conduire ?” demanda Lila.

“J’ai le permis conduite accompagnée”, répondit Lu en plissant les yeux. “Qu’est-ce que vous me faites, là ? Une fugue ?”

Angélique se tourna vers Lila, qui soupira. Combien de fois allait-elle raconter la même histoire ? Elle tendit plutôt son cahier à Lu, qui le parcourut d’une traite tout en mâchant une guimauve. “Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda-t-elle à la dernière page. Une montgolfière ?”

Les deux petites acquiescèrent.

“Et ça ferait perdre un pognon dingue à mon père ?”

Les deux petites acquiescèrent.

“On se retrouve quand ?”

Lila et Angélique se tapèrent dans la main, débitèrent les détails logistiques à toute vitesse, puis coururent sur le chemin du retour jusqu’à la chapelle.

Transpirantes et essoufflées, elles entrèrent dans la maison de Jésus Christ tout-puissant, où les parents Tâtillon se pâmaient devant des fresques.

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itchane
Posté le 30/07/2024
Hello !

Trop fort ce chapitre ! Je n'ai rien à redire, j'aime beaucoup l'entrée en jeu de Lu, personnage fort sympathique. Quant aux parents d'Angélique, hahaha, c'est juste parfait ! Le nom de famille, le prénom de la gamine, j'adore !

J'ai beaucoup rit à la lecture de ce chapitre, il fonctionne très bien : D
Nanouchka
Posté le 02/08/2024
Oooooooh merci ♥ Ravie de voir que ça fonctionne ! Youhou !
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