Quelques jours plus tard, Yana fit une découverte concernant les Glyphes que les Singes faisaient apprendre au jeune Arok. Bien plus qu’un ensemble de marques décousues tracées sur une paroi de rocher, le sol, ou un autre support, c’était un ingénieux système de dessins simplifiés qui transmettait des paroles et des messages sans qu’aucune présence soit nécessaire pour les comprendre.
L’esprit de la jeune cervidée bouillonnait de pistes d’exploration, elle voyait des langages s’entrelacer, celui des Singes et aussi un autre, plus mystérieux, dont elle avait entendu parler petite. Les Mères des coutumes utilisaient une technique de tissage pour se rappeler tout ce qu’il y avait à savoir concernant la Harde, les règles et les traditions, mais aussi le souvenir des migrations.
Elle savait, pour avoir vu une fois la Mère des Coutumes s’en servir il y a longtemps, que les tissages des Mères présentaient des nœuds, des tressages et des broderies colorées sur un tissu portatif. Apparemment, ces nœuds et tresses indiquaient les chemins à suivre pour la Harde. Or, depuis la disparition du Père des Mémoires, les Jorsel avaient peu migré. Peut-être par manque de conseils donnés par un Père, supposait Yana.
Plus Yana apprenait à observer les Glyphes, plus elle s’interrogeait sur les tissus sacrés des Jorsel. À mesure qu’elle comprenait ce langage tracé, elle concevait mieux le rôle de ces tissages pour les guides de la Harde. Personne chez les jeunes jorsel, à sa connaissance, n’avait été formé à ces messages de textile, et même si la plupart savaient manier le métier à tisser, elle ignorait qui exactement dans la Harde était capable de déchiffrer les symboles d’une carte ainsi confectionnée, ni si ces techniques étaient encore possédées.
Elle en parla à la Sestre, la seule qui ne s’offusquait jamais de ses questions étranges.
— As-tu déjà vu ces bandes tissées qu’utilisait autrefois la Mère des Coutumes ? Elles étaient étonnantes, car elles renfermaient des messages silencieux. J’aimerais savoir les comprendre, c’est comme un langage que je pourrais essayer d’apprendre.
— Pourquoi désires-tu cela, Yana ? demanda sincèrement la Sestre.
— Si ces tissages permettent de dire des choses en notre absence, nos paroles peuvent alors traverser le temps, les enfants pourraient entendre les paroles de leurs parents… des ancêtres, se reprit Yana.
Aucun Jorsel ne l’avait jamais rejetée, chacun lui avait parlé et l’avait toujours considérée comme une enfant de la Harde. Malgré cela, Yana n’aimait pas appuyer sur le fait qu’elle n’avait plus ses parents, qu’elle n’était plus la fille de personne, même auprès de la Sestre des Herbes qui lui offrait son foyer.
Après un long silence, la Sestre se dirigea vers le fond de sa réserve, ouvrit l’un des pots d’argile brune et une odeur mentholée se répandit dans la pièce. Elle revint avec un petit bout de tissu soigneusement plié.
— J’en ai conservé une bande, je te la donne. Vois-donc si tu arrives à la comprendre.
Yana recueillit ce fragment avec précaution, tellement surprise qu’elle ne put tout d’abord articuler aucun remerciement. Un large chemin inconnu s’ouvrait devant elle. Bien sûr, elle devait être seule pour observer ce don inestimable, pour y consacrer toute son attention. Ensuite seulement elle en parlerait à Trella.
Bien calée dans sa clairière et certaine d’être tranquille, elle déplia lentement le textile fin. Il ne ressemblait en rien aux tissus des vêtements jorsel, conçus pour être robustes et résister aux éraflures des écorces lors des marches en forêt ou au frottement des paniers de transport, sur les épaules et les hanches. Celui-ci était d’une finesse inouïe, Yana ignorait que l’on put en tisser d’aussi fins. Elle l’observa en détail tout en faisant rouler les fibres douces entre ses doigts. Tresses, lignes de nœuds, fils colorés de nuances, chaque élément avait un sens particulier. Les bois sensibles de Yana se mirent en tension, dans le parfait prolongement de son esprit. Trois torsades bleutées, l’eau, sans doute. Les lignes marquaient les directions, les points, les jours de marche, les nuits. Dix points noués de teinte jaune indiquaient une étendue de sable, les broderies en spirale, les collines ou les montagnes en fonction du nombre de tours. Tous ces signes combinés formaient des instructions de déplacement, avec les saisons, la course du soleil, les étoiles à suivre. Mais chaque signe pouvait aussi vouloir dire quelque chose d’autre. Un verbe : se méfier, suivre, traverser, préparer quelque chose. Un nom : la mort, la maladie, la naissance, la trouvaille, le don. Comme elle le suspectait, il était possible de créer des messages complexes à l’aide de ce langage, pas seulement des consignes de voyage.
De retour, Yana chercha son petit métier à tisser, souvent délaissé. Il fallait qu’elle essaie de reproduire ces tissages, mais c’était plutôt le domaine de Trella, qui avait toujours aimé entrelacer les fils ou broder — l’aiguille fut le premier outil qu’elle avait poli dans ses premières dagues, lorsqu’elles étaient tombées à l’hiver de ses dix ans ! — elle était d’ailleurs considérée comme très habile par la Harde. Chaque Jorsel était en principe capable de confectionner un textile ou de réparer, s’il le fallait, ses propres vêtements. Mais certains, préférant d’autres activités, laissaient avec confiance à la fille de la Sestre le soin de réaliser des motifs ornementaux plus complexes, notamment pour les tenues de cérémonie, dont le fameux tablier de la Mère des Coutumes, une pièce de tissu brodé rigide, qui donnait à la Mère une silhouette d’arbre.
Trella fut mise dans la confidence dans les instants qui suivirent. Yana se procura facilement des fils à tisser assez fins, en puisant dans ses propres réserves. Elle en défit les fibres, les carda de nouveau pour former des fils deux fois plus fins. Quant aux plantes tinctoriales, les deux jeunes filles s’y connaissaient aussi bien que la Sestre des Herbes, et sans plus de discours allèrent cueillir les feuilles et les écorces qui en coloreraient les fibres, firent les bains de teinture, et mirent les longs fils à sécher. En deux jours, elles eurent assez de matériel pour commencer leurs expérimentations. Trella, curieuse des secrets des Jorsel, voulut apprendre aussi l’art de ces entrelacements mystérieux. Quelques adaptations étaient nécessaires, mais bientôt les deux jeunes filles purent combiner les tresses, points et nœuds, éléments majeurs de cette grammaire. Pour se tester, elles se tissèrent des messages simples à déchiffrer, ce qui les amusa beaucoup. Trella apprenait vite. Pas autant que Yana, qui se liait au langage, mais par ses propres moyens, sa mémoire, ses gestes et son sens de l’observation.
Yana fut bientôt en mesure d’élaborer sa propre carte des alentours. Chaque unité de tissage prenait du temps à réaliser, beaucoup de significations s’y trouvaient concentrées avec ce fil qui était particulièrement fin. Elle voulait transcrire en signes tissés ce que la Lune lui laissait comprendre. Trella la seconda efficacement en prenant le métier sur ses genoux dès que Yana s’engourdissait. Yana pouvait ainsi plonger afin d’affiner ses connaissances tandis que Trella poursuivait selon ses indications. Cette activité déboucha aussi sur une révélation.
Plus Yana prenait connaissance de la géographie du lieu, plus il lui apparaissait qu’il fallait enfourcher le fleuve et le laisser conduire les Jorsel. Tous les signes pointaient vers cette eau mouvante et les terres qui se trouvaient en aval.
C’était là qu’il fallait se réfugier, voilà l’idée qui s’imposait à sa conscience. À l’évidence, il fallait suivre ce cours d’eau, puis aller jusqu’au bout, bien qu’elle n'en comprenne pas concrètement la portée. Il existait donc un endroit où l'eau trouvait sa conclusion !
L’homme qu’elle avait vu flotter sur un assemblage de bois, en descendant le courant, semblait trouver cela facile, autant qu’elle pouvait en juger, mais cela supposait qu’il faudrait construire de tels assemblages, apprendre à les manœuvrer, convaincre les Jorsel de monter dessus et de quitter le camp actuel, alors que les femmes attendaient leur enfant, à quelques semaines du terme, même. Une tâche considérable qui intimida fortement Yana.
Dans les jours qui suivirent, tout en continuant à tisser et broder sa carte avec Trella, elle se concentra sur l’idée des embarcations. Elle chercha désormais à susciter des visions spécifiques sur le fleuve, et sur le peuple qui savait courir dessus.
Tout ce que les songes lui révélaient, Yana désirait le réaliser de ses mains, dans lesquelles débordait son esprit tissé de questions. Si la Lune conférait des dons aux humains, quels étaient les siens ? Voyant que son amie la suivait avec confiance dans la réalisation d’objets tirés de ses songes, Yana lui reparla des bois flottants des peuples du fleuve. Elle lui avoua qu’elle voulait essayer elle aussi de flotter sur l'eau, de savoir concrètement s’il était envisageable que les Jorsel puissent en faire autant. Trella était bien sûr méfiante.
— Cette idée ne m’inspire rien de bon. Ne crains-tu pas les eaux tumultueuses ?, se récria-t-elle. Le fort courant avait déjà emporté des membres de sa famille sous ses yeux.
— Je vois que tu es réticente, et je le comprends fort bien. Je ne suis pas convaincue non plus, mais les visions s’obstinent à m’indiquer ce chemin. Je suis persuadée que c’est une invitation de la Lune à quitter le camp par les eaux. Et puis je sais comment le Peuple du fleuve navigue, j’ai vu aussi leurs techniques pour fabriquer les barques.
— Il faudrait s’assurer que nous pouvons les fabriquer aussi. Essayons d’abord de voir s’il est possible de flotter sur ces eaux, avant de penser à voyager dessus, proposa Trella.
Les deux amies se munirent d’outils de taille et retournèrent au bord du grand fleuve où Yana, poursuivant son idée, avait aperçu des traces de travail du bois. Dans son souvenir, les bois flottants étaient constitués d’un assemblage de jeunes branches imbriquées selon une technique dont elle espérait percer le secret par une vision utile. Trella fut ainsi le premier témoin de la façon dont Yana parvenait désormais à les susciter.
J'ai juste une petite réserve sur le "deroulé" des découvertes. Enfin, pas du tout sur le fond mais sur la forme, j'avoue à mal me représenter la scène de Yana et Trella et sur ce tissage... mais il faut voir avec d'autres lecteur.ices pour avoir d'autres retours, cest peut-être juste moi 🙈
En tous cas, toujours très intriguée par la suite de l'enquête de Yana 😊
Comme les Jorsel sont encore nomades dans leurs coutumes, ils ont des appareils de tissage portatifs, chacun ou presque en possède un, très facile à transporter donc. Et les broderies, comme aujourd’hui, seraient réalisées à l’aiguille (de bois). Si la question porte sur la forme finale du tissage, j’ai préféré laisser les lecteurs/lectrices l’imaginer, mais peut-être que je devrais : rajouter une scène avec un dialogue d’instruction entre Yana et Trella… ou une illustration du tissage en question (j’ai prévu de réaliser des illustrations). Mes sources d’inspiration sont les tissages et broderies médiévales slaves dont les motifs symboliques pourraient remonter au mésolithique. Je suis allée déterrer une ancienne théorie de l’archéologue Boris Rybakov (cf. Le Paganisme des anciens slaves), contestée aujourd’hui mais très inspirante.
Dans les romans qui abordent une culture dont on ne connait rien, je pense que ça marche toujours bien quand on nous fait comprendre de quoi ça se rapproche.
Pour ne citer qu'un exemple : dans le 1er tome de Dune, on se retrouve dans un univers dont on ne connait rien, avec des planètes et des peuples dont on ne connait rien, mals dès lors qu'on nous suggère une culture largement inspirée de la culture arabe, tout le reste de la saga "coule" mieux parce qu'on ne passe pas son temps à se creuser la tête sur "à quoi tel objet peut bien ressembler" (excepté les "canisièges" qui divisent encore la communauté ahaha). Enfin bref je m'égare mais ce serait vraiment mon seul conseil. Tu as un sacré boulot en arrière plan, alors exploite le, montre le ! 💪🏻
On dit bien qu'une image vaut mille mots, ce n'est pas pour rien 😁