Chapitre 5 : Arok (deuxième partie)

Notes de l’auteur : En se plongeant volontairement dans ses visions, Yana a vécu une parcelle d'existence appartenant à une autre conscience, celle d'un enfant.

Qui était cet enfant dont elle avait emprunté l’expérience ? Ses sentiments et ses pensées restaient accrochées à l’esprit de Yana, y laissant une vive empreinte.

Rien ne l’avait préparée à ce qu’elle venait de vivre, à ces émotions simples, joyeuses et profondes qu’elle avait enfouies depuis des années dans son enfance.

 

Elle revint parmi les Jorsel pour accomplir les cueillettes de tiges, le filage des fibres, le rouissage des racines stockées en prévision de l’hiver et qui servaient encore à la confection de soupes en ce début de printemps, tous les travaux qu’elle avait prévus. Elle vit en chemin que les nouveaux lichens, les plus tendres, commençaient à recouvrir la base des arbres. Elle en préleva quelques uns pour la Sestre et Trella, se promettant d’y revenir le lendemain.

 

Elle se sentait à la fois perdue et retrouvée, animée d’un sentiment étonnamment léger en ces jours teintés d’inquiétude.

 

Exaltée par le souvenir de sa dernière vision, Yana ne trouvait pas le sommeil. Redoutant les visions de cauchemar habituelles ces temps-ci, elle chercha anxieusement à diriger son esprit vers cet enfant. L’eau la submergea de nouveau, et Yana se retrouva enfin dans cette ambiance douce qu’elle recherchait. L’enfant était couché dans l’obscurité. L’émotion la plus poignante s’empara d’elle lorsqu’elle comprit qu’il était serré contre sa mère dont la voix feutrée récitait un air mi-chanté mi-parlé, probablement pour aider son garçon à dormir. Il n’allait d’ailleurs pas tarder à s’abandonner au sommeil. Yana se blottit avec lui, goûtant jusqu’à la lie cette joie inconnue. C’est ainsi qu’elle trouva le repos.

 

Au matin, elle était revenue au camp des Jorsel. Sa conscience avait dû insensiblement abandonner le Lien au cours de la nuit. Toute la journée, Yana garda en elle ce précieux moment. Elle n’en parla à personne, ni à la Sestre ni à Trella, craignant qu’on la juge légère à user de ce pouvoir pour elle-même, sans utilité pour la Harde. Dans le même temps, le manque de sa mère lui parut encore plus difficile à porter. Pourquoi certains enfants étaient-ils privés de cette proximité rassurante, tandis que d’autres en bénéficiaient sans se poser de question ?

 

Dans les jours qui suivirent, Yana poursuivit ses expérimentations. Elle varia les circonstances qui pouvaient provoquer des visions, elle entra même dans l’eau d’une mare de la forêt pour voir si le lien pouvait en être prolongé. L’eau étant cependant différente du liquide songeux, cela ne fonctionna pas autrement que les autres fois. Elle en apprit néanmoins un peu plus sur le garçon. Il s’appelait Arok et vivait dans une communauté Singe, mais Yana n’avait vu que ses parents et deux autres adultes du clan.

Arok était en apprentissage, il n’était pas toujours autorisé à voir d’autres enfants. Il était fréquemment occupé à apprendre ce que les Singes appelaient les Glyphes, des dessins simples qui ne représentaient rien, et consistaient en une succession de traits, de points, de lignes et d’empreintes de pouce. Arok devait les reproduire durant de longues heures, tandis que son père et un autre homme, le Chaman, venaient vérifier qu’il s’appliquait. Yana qui apprenait avec lui à maîtriser les glyphes, n’avait pas encore compris de quoi il s’agissait, pas plus qu’Arok qui ne faisait que reproduire ce qu’on lui indiquait.

À d’autres moments, Arok aimait regarder les adultes fabriquer des outils. Il se plaçait dans un coin discret et les observait longuement, ce qui permit à la jeune fille de faire de même. Yana savait elle aussi en fabriquer bien sûr. Tous les Jorsel apprennent l’art de tailler dans les bois tombés, ou même dans les pierres, des dagues courtes et pointues, des perçoirs, des aiguilles à coudre, des racloirs. Mais le savoir-faire des Singes était différent, et fascinant. Ils utilisaient une pierre particulière, le silex, qu’ils brisaient à angles aigus et tranchants par petits coups portés avec précision. La rapidité d’exécution des adultes pour fabriquer un outil était remarquable. Les Jorsel préféraient prendre le temps de bien poncer et lisser les surfaces, tandis que les Singes donnaient des coups secs et rapides qui détachaient les lames et les rejets.

 

D’autres visions se présentaient à Yana, qui étaient explorées consciencieusement, et rapportées assez vite à la Mère des Coutumes. Mais elle se gardait bien de partager avec l’Aïeule tout ce qui concernait le garçon Singe, pour elle cela n’avait aucun lien avec les événements, seulement avec sa propre blessure d’enfance.

 

La pousse soudaine de ses bois avait éveillé un grand intérêt de la part de la Sestre des Herbes, qui se souciait beaucoup plus de Yana et de ses visions et moins de Trella, sa propre fille — bien qu’elle ait rarement fait preuve d’une grande affection, c’était bien perceptible. Yana repensait au jeune Arok tendrement entouré par ses parents et songeait avec tristesse à Trella qui n’avait plus de père et dont la Mère ne lui prodiguait pas l’attention qu’elle aurait peut-être souhaité. Puis elle pensait à elle-même, sans mère ni père, plus ou moins recueillie par la Sestre, se sentant toujours redevable des soins qu’on voulait lui accorder.

 

La Sestre avait un rôle essentiel chez les Jorsel, elle connaissait les plantes et leurs usages. Mieux encore, elle supervisait toutes les grossesses de la Harde et veillait à ce qu’elles se passent bien, elle soignait en outre les plaies et les fractures qui ne manquaient pas de survenir au cours des explorations. Chaque année à la repousse, les bois de la Sestre revenaient à une taille moyenne, inférieure à celle d’un Père, mais plus développée que celle des autres Jorsel, y compris la Mère des Coutumes. Yana comprenait à présent le rôle des bois dans le don le plus important de la Sestre : elle avait développé un Lien avec les Herbes et, dans un lieu nouveau, savait toujours à peu près quelles plantes les Jorsel pouvaient utiliser ou non. Au cours de la dernière migration de la Harde, Yana se souvenait de la fois où, petite, la Sestre l’avait emmenée herboriser à l’écart du chemin. Elle s’était plainte que les herbes ne parlaient pas. Dans les plaines herbeuses et sèches, les plantes étaient dures et taiseuses, n’avaient pas développé de langage ou ne disaient rien d’amical. Les Jorsel avaient néanmoins été contraints de s’en nourrir, faute de mieux, et en avaient vu réduire la croissance de leurs bois.

 

Malgré ses efforts — et ses quelques progrès —, Yana se reprochait son impuissance. Elle ne pouvait pas encore choisir la vision qu’elle suscitait, n’obtenait que peu d’éléments utiles. En dehors de ses visites chez les Singes, elle n’avait que des visions partielles, énigmatiques, qu’elle pouvait à peine décrire à la Mère des Coutumes ou à la Sestre.

Le printemps avait réveillé la Harde d’une pesante inertie des habitudes où elle s’était engourdie depuis qu’elle n’avait plus de Père des Mémoires, où le deuil des absents s’était lui aussi figé dans un moment sans passé ni avenir. Yana craignait de ne jamais maîtriser complètement le pouvoir du Lien, ni les effets ou les conséquences qu’il pourrait avoir, de décevoir les attentes qu’il suscitait malgré elle.

 

L’origine extérieure de sa mère avait déjà fait d’elle une Jorsel d’adoption, mais cela s’était accentué. Elle se sentait de plus en plus à part dans la Harde. Et même Trella se sentait de plus en plus exclue de l’expérience qu’elle menait. Yana avait beau essayer de lui expliquer ce qu’elle vivait, elle sentait Trella plus distante. Des pensées anxieuses tournaient dans son esprit, accentuées par ses cauchemars. Son épuisement n’arrangeait rien.

 

Le soir venant, Yana retrouva le garçon dans un songe consolateur, mais cette fois Arok était seul, recroquevillé dans une anfractuosité. Il ressentait une immense peine, elle le perçut immédiatement. Il avait le souffle court et la poitrine oppressée. Les pensées se bousculaient dans la tête du jeune garçon, Yana eut du mal à en démêler les fils. Il se sentait isolé, seul, incompris. Il voyait avec envie les autres enfants jouer et s’exercer à sauter, courir. Yana comprit subitement qu’Arok ne le pouvait pas pour une raison bien précise à laquelle elle n’avait jamais fait attention auparavant. L’une de ses jambes ne pouvait pas bouger aussi facilement que l’autre, elle était plus fine et aussi plus courte. C’est au moment où Yana réalisa la malformation que le chagrin du garçon explosa d’une façon qu’elle n’avait jamais vue. Les traits de son visage se contractèrent, sa bouche se tordit et un liquide chaud s’écoula de ses yeux. Yana, affolée, pensa tout d’abord que c’était du sang. Cependant quelques gouttes tombèrent sur les jambes d’Arok et elle vit qu’il s’agissait de gouttes d’eau. La poitrine du garçon se mit à se contracter de hoquets bruyants, et sa voix à gémir sur une longue note aiguë. Yana était déconcertée. Elle observa, sans pouvoir ni comprendre ni agir, le comportement énigmatique du jeune garçon, jusqu’à ce qu’une silhouette adulte se profile en contre-jour.

— Ah, tu es là… je te cherchais. Oh, mais, tu pleures ?

— Maman… ! s’écria-t-il avant de s’élancer vers elle.

Il resta un moment dans ses bras, continuant de déverser du liquide tiède par le coin des yeux et à hoqueter nerveusement. Contre cette femme avec Arok, Yana se sentit emplie d’un sentiment de bien-être et de tristesse étrange. La mère d’Arok alors lui glissa un petit objet dans la main :

— C’est une petite figure de bison, il te protégera contre les pensées malheureuses. Regarde, il soigne ses blessures.

Au creux de sa main, elle découvrit avec lui une petite pierre blanche assez plate représentant un bison qui se léchait le pelage, quelques traits gravés suggéraient les yeux, l’oreille et la corne, les pattes formaient deux pointes sous le corps arrondi.

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Arnica
Posté le 20/01/2025
Ce chapitre est super ! J'aime beaucoup l'introduction du personnage d'Arok : je sens un lien entre eux et me demande qu'est-il... ça donne envie de continuer ! Bravo !
(Les mots en italique, ça fait très mystérieux, c'est top !)
Grande_Roberte
Posté le 21/01/2025
Merci encore d’être revenue si vite :)
Pour les mots en italiques : choix épineux. Parce qu’ils ont un sens particulier qui s’éloigne un peu du sens courant, on peut imaginer qu’ils sont inspirés par la Lune Verte directement dans l’esprit de Yana, plaqués sur un langage qui ignorait ces mots jusque là.
Le petit garçon : il a un rôle à jouer par la suite, mais il est aussi là pour évoquer l’évolution humaine « classique », notre préhistoire Sapiens du Magdalénien, face à la culture imaginaire des Jorsel. Les peintures rupestres et la petite sculpture du bison s’inspirent des œuvres retrouvées par l’archéologie ;)
Banditarken
Posté le 12/01/2025
C'est intéressant de voir Yana développer une forme d'affection pour ce jeune garçon infirme. Côté lecteur, on s'interroge sur lui, sur le "pourquoi" de la vision, sur ce qui peut bien lier Arok à Yana. Est-il la personne qui menacerait l'avenir des Jorsel ou au contraire celui qui pourrait les aider ? Ou encore autre chose ? (J'avoue, la fan de la série Vikings en moi a pensé à Ivar, longtemps sous-estimé pour son infirmité et qui s'est révélé des plus féroces par la suite 🙈).
J'ai bien aimé ce chapitre. Tu décris simplement et très efficacement une sorte de vide qui est assez universel, ce qui rend Yana touchante. Bref, tu me reverras dans les commentaires de ton prochain chapitre 😁
Grande_Roberte
Posté le 13/01/2025
Coucou,
merci pour ton retour, je suis contente que ça te plaise toujours 🥰
Je ne connaissais pas ce personnage que tu cites (ni la série Vikings, sauf de nom) alors je suis allée me renseigner pour te répondre. À ce stade de l’histoire, il n’est pas prévu pour Arok qu’il évolue en un « Ivar »… (mais je n'en dis pas plus ☺️).
C'est un représentant des Sapiens du Magdalénien, au départ il sert de point de comparaison face à la culture imaginaire des Jorsel. Le lien entre Yana et Arok sera expliqué, par contre. 😉
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