Attablé dans l’Auberge du Sanglier Pimpant, dans la bourgade de Xélatul, le groupe goûtait un petit déjeuner bien mérité. Isilda, le dos bien droit, mangeait d’une allure distinguée, faisant attention à prendre des petites bouchées. La prêtresse avait changé sa robe tâchée par une nouvelle robe immaculée suite à ce répugnant passage par la bibliothèque. Tout le monde était calme pour le moment, y compris Maggy depuis qu’elle avait devant elle une bière et une patte de cochon entière.
Il n’était que sept heures du matin, mais il régnait dans la ville une atmosphère particulière. Il y avait déjà du monde dans l’auberge, et tous étaient sobres et étrangement bien habillés. Sur la place centrale, où ils étaient arrivés, se dressait une estrade richement décorée, avec des tables dressées pour un grand événement. Curieuse, Isilda s’était renseignée auprès de l’aubergiste, après qu’il lui eût apporté des litchis, parce qu’étrangement, dans cet endroit loin de la capitale, impossible de trouver de la goyave pour le petit-déjeuner.
— Ah ! Pour sûr, vous pouvez pas tomber mieux ! C’est-y pas qu’aujourd’hui, le p’tiot des Hélidalie il épousaille la fille Drassière ! Finies, les rivalités entre les deux duchés ! Finie, mon auberge brûlée tous les six mois parce qu’il y en a un qui a regardé un autre de travers ! Un temps de paix qui arrive, c’est-y pas magique ? »
Isilda avait hoché la tête avec enthousiasme. Elle avait entendu parler de tout cela, elle ignorait juste le jour et le lieu. Devant le regard interrogateur des autres, elle expliqua d’une voix claire et professorale :
— Les familles Hélidalie et Drassière dirigent deux des duchés méridionaux d’Almoria. Leur rôle est clé dans la défense des frontières, car ces deux duchés possèdent la majorité de la bordure avec les Steppes Sauvages. Mais dire qu’ils se détestent est un euphémisme. La raison initiale de cette dissension est incertaine. »
— Comment ça, incertaine ? », éclata la voix d’un homme à une table à côté. « Philippe Hélidalie a volé un des meilleurs chevaux du cheptel de Siegfried Drassière, il y a 453 ans de cela, ça vous paraît incertain, ça ? »
— Je ne peux pas vous laisser dire cela ! », répondit un autre à l’opposé. « Il ne l’aurait pas volé si Siegfried n’avait pas comparé Philippe à un âne bâté ! »
— Mais peut-être qu’elle n’aurait pas eu besoin de l’y comparer s’il ne s’était pas comporté comme tel lors du bal du Renouveau ? »
— Allons, allons, messires », intervint timidement l’aubergiste, « réjouissons-nous de ce jour à venir ! Les querelles, c’est du passé ! »
Mais les deux hommes ne semblaient même pas l’avoir entendu. Ils étaient désormais debouts, leurs visages à vingt centimètres l’un de l’autre, juste derrière Maggy, en train de se hurler dessus :
— Je n’en attendais pas moins d’un partisan bâté des Hélidalies ! »
— Et moi d’un corniaud affilié aux Drassières ! »
Isilda jeta un regard incertain autour d’elle. Tout le monde était debout, et son instinct lui murmura que le meilleur endroit où se trouver, c’était loin d’ici. Mais en même temps, il lui avait fallu plus d’un quart d’heure d’âpres négociations pour avoir ses litchis.
Elle n’eut cependant pas besoin de choisir. D’un coup, les deux têtes se rapprochèrent à toute vitesse de la table, qu’elles fracassèrent dans un bruit mat, avant de s’effondrer au sol tels deux pantins désarticulés.
Au-dessus d’eux, Maggy se tenait toujours assise, le visage dégoulinant de graisse de cochon. Elle s’essuya la bouche du revers de la main, puis sans se retourner, attrapa les deux gentilshommes par le col. Sa voix se fit dangereusement douce, alors qu’elle expliquait :
— Je suis levée depuis trois heures du mat’. J’ai passé une partie de ma nuit dans une bibliothèque pourrave et poussiéreuse, et je n’ai pas encore mangé. Alors si vous voulez vous battre, soit vous le faites en silence, soit vous allez le faire ailleurs. Sinon, je vous attrape tous les deux, et je vous balance au fond du puits de la place centrale. Et ça, c’est si je suis de bonne humeur. Est-ce que c’est compris ? »
Les deux hommes se regardèrent, médusés, encore sonnés par leur rencontre inopinée avec la table. Ils échangèrent un regard d’incompréhension, qu’Isilda ne sut comment interpréter. La voix de Maggy passa instantanément de cette voix douce à un hurlement :
— Je ne vous ai pas entendus. Est-ce que c’est compris ? »
Cette fois, ils hochèrent la tête avec véhémence, dans un réflexe de survie immédiat.
— Bien », reprit la guerrière. « Maintenant, vous retournez chacun de votre côté, et je ne veux plus vous entendre. Mon cochon refroidit, et je déteste manger froid. »
Maggy les lâcha soudainement et reprit son repas comme si rien ne s’était passé. Dans la salle, on n’entendait plus que le mâchonnement rythmé de la guerrière. Et deux cris stridents alors que celle-ci leur collait deux nouvelles calottes :
— Et allez gémir ailleurs ! »
Isilda regarda Léopold, doutant de la conduite à tenir. Le regard du mage semblait lui lancer un avertissement muet. Ne sachant qu’en faire, elle décida de se taire et de se rabattre sur ses litchis. Autour d’elle, personne n’avait osé réagir, choqué par la situation. Les deux clans étaient repartis dans leur coin et chuchotaient entre eux, jetant de temps en temps un regard inquiet vers le groupe. Et Isilda comprit alors.
Les deux individus n’avaient pas prévu d’en venir aux mains. Dans des conflits séculaires, il était nécessaire, pour éviter un désastre démographique, que chaque conflit ne donne pas lieu à une bataille sanglante. Il s’était donc développé au fil du temps une sorte d’accord tacite qui dictait les conditions nécessaires pour faire éclater un conflit. Les deux parties avaient seulement souhaité faire chauffer un peu l’ambiance en vu des célébrations à venir. Un peu comme deux groupes de supporters de balle-trappe, le sport le plus populaire d’Almoria. C’était un peu leur façon de se souhaiter la bienvenue, de reconnaître la présence de l’autre. Il aurait fallu plusieurs heures à ce rythme, ou un incident majeur pendant la cérémonie, pour que cela ne crée un vrai conflit. Personne n’avait imaginé que cela irait au-delà. Ni que les protagonistes finiraient la tête fracassée sur une table.
Une telle violence avait plombé l’ambiance, et après une certaine délibération, les deux clans décidèrent de quitter l’auberge et de se rapprocher de la place où la célébration allait bientôt débuter.
— Ce n’était pas nécessaire », expliqua Isilda à Maggy, doctement.
— Peut-être. Mais ça fait un bien fou ! », répondit la guerrière alors qu’elle reposait l’os rongé sur le plateau. « Bon, notre légende peut commencer ! »
— D’ailleurs », interrompit Tobias, « Léopold, tu ne nous as pas dit quelle transmutation Razelgor a découvert ? Qu’est-ce qui va nous rendre riche ? »
Tous les regards se tournèrent immédiatement vers le mage, qui leva la tête, surpris.
— Oh ! C’est vrai ! Tenez-vous bien, car cette révélation va vous laisser pantois. Durant ses recherches… »
Léopold laissa une longue pause avec un sourire énigmatique, et Isilda se pencha en avant, comme si l’information arriverait définitivement plus rapidement à ses oreilles.
— … le grand Razelgor a trouvé la formule permettant… »
Nouvelle pause. Isilda serrait maintenant le bord de la table à s’en blanchir les jointures des doigts. Elle était crispée. Du coin de l’œil, elle vit Tobias la bouche grande ouverte. Duke qui semblait avoir cessé de respirer et menaçait de faire un malaise. Et Maggy, qui commença à lever son poing de façon menaçante, ce qui mit fin à la volonté de Léopold de maintenir le suspense.
— … de transmuter le sel en sucre ! »
Encore un chapitre ma fois très divertissant. Les blagues font mouches, les personnages démontrent leurs caractères avec fracas et la dispute entre clans est très marrante. Leur rivalité insensée avec son absence de raison donne l'impression que ça va dégénérer, je ne m'attendais pas à l'intervention de Maggy, surtout pas aussi vite xD
Les échanges de la troupe et la chute de chapitre sont aussi sympas.
Mes remarques :
"La prêtresse avait changé sa robe tâchée" -> remplacé ?
"encore sonnés par leur rencontre inopinée avec la table" la tournure m'a fait rire xD
Un plaisir
À bientôt !
Mes petits commentaires sur la forme :
- Paragraphe 2 : j’ai eu du mal à comprendre qui était « la jeune femme » (j’ai cru que c’était Maggy, finalement Isilda?)
- Paragraphe 4 : elle avait entendu parler de tout cela (tu as mis toutE)
Maintenant ton style est toujours aussi efficace et hilarant, entre Isilda et ses litchis, la voix douce terrifiante de Maggy, le suspense forcé de Léopold et la chute, la « rencontre inopinée avec la table »… C’est un humour construit et intelligent, tu utilises tant tes personnages que tes mots pour nous faire rire, et comme d’habitude ça fonctionne. En clair : j’ai hâte de la suite !
C'est bien Isilda la jeune femme, et merci pour la typo ! Merci pour ton enthousiasme. J'ai pris un peu de retard sur mon planning d'écriture, mais j'ai bon espoir de réussir à poster quelque chose dans les jours qui viennent. À voir si je tiens mon objectif !
Merci pour ton retour !
LX