Chapitre 6 les mères se cachent pour pleurer

6/ Les mères se cachent pour pleurer

J’ai enfin l’autorisation de rendre visite à mes proches chez les Recycleurs. Nous nous retrouvons dans la salle commune après notre passage obligé par la désinfection bien sûr ! J’ai demandé à voir Grand père en premier, il m’a tellement manqué ! Nous n’avons pas pu nous parler depuis la veille des affectations. Ce jour me semble déjà si loin ! Comme une ancienne vie, alors que c’est lui qui m’a tout appris. C’est l’homme le plus doux et malin que je connaisse et mon cœur se serre en le voyant claudiquer vers moi. Sa peau est maintenant presque entièrement recouverte de taches sombres. De loin on a l’impression qu’il a la peau noir charbon. Ce qui révèle encore plus intensément ses yeux turquoise qui semblent interroger la vie avec perspicacité. J’ai presque envie de lui sauter dans les bras mais je le salue respectueusement avec des étoiles dans le coin des yeux.

- Bonjour ma petite Agnès ! Oh tu ne pleures pas j’espère !

- Grand père je suis si heureuse de te voir !

- Moi aussi ma petite, moi aussi ! et je suis fier de toi ! Un mariage dans la famille ça faisait trop longtemps que je n’avais pas vu ça ! depuis…

- Euh oui c’est sûr. Depuis mes parents ?

- Non, je veux dire…  Oui ma petite. Tes parents, de sacrés personnages.

Il ne continu pas sa phrase mais semble replongé dans le passé, les yeux dans le vague. J’ose encore une fois lui poser LA question.

- Raconte-moi grand père, que leur sont-ils arrivés ? Je vais me marier moi aussi, raconte-moi comment s’était pour eux ?

- Oh sacré histoire, oui une sacrée histoire… Un virus ma fille, une satanée de virus tu sais.

Je n’aurais pas plus de détails. Je n’ai jamais eu plus de détails. Parler de mes parents semble le rendre malheureux. Moi je ne les ai jamais connus et comme tous les enfants de la bulle j’ai surtout été élevé par les Passeurs. Beaucoup de personnes différentes afin qu’on ne s’attache pas trop au cas où ils … disparaissent. Mais grand père a essayé de m’élever comme sa fille et m’a pris sous son aile pour m’apprendre le métier dès que j’ai su me débrouiller un peu seule. Aujourd’hui je sais qu’il tient autant à moi que moi à lui.  Je lui raconte un peu ma nouvelle vie. Il est curieux de tout et s’émerveille quand je lui parle des serres de culture hors sol. Plus la conversation avance et moins j’ai le cœur de lui parler de mes peurs, de mes doutes. Pourtant s’il y a bien une personne qui m’a toujours soutenu c’est bien lui. Je prends une grande respiration et me lance :

- Grand père à propos de ce mariage…

- Oh oui ça sera magnifique ! tu auras un enfant ma petite ! et ça les enfants c’est vraiment merveilleux ! oh oui merveilleux !

Je ne m’attendais pas à un tel enthousiasme surtout sachant dans quelle caste je suis propulsée.  Un peu déstabilisée je reprends sur ma lancée :

- Oui, merveilleux surement mais… c’est-à-dire je… j’aimerais… Tu sais je suis chez les Nourrisseurs et tu vois, ils sont… eh bien, ils sont… Tu sais hein ? Bref je suis douée comme dessinatrice et toi-même tu m’as dit combien j’étais… euh douée. Et euh…

- Oui ma petite, très douée ça s’est sûr ! mais qu’essais tu de me dire ? Tu n’as jamais été du genre à rechercher les éloges il me semble.

- Oui, tu sais je crois que je ne suis pas douée chez les Nourrisseurs et puis je me disais, que, après je pourrais, tu sais… peut être revenir ?

- Revenir ? Comment ça revenir ?

- Eh bien oui avec toi, mes amis, parmi les recycleurs. Je ne suis pas à ma place ici.

- Mais ma petite et ton enfant ? Tu n’y penses pas !!! Je viendrais vous voir bien sûr, bien sûr, mais tu te dois de rester avec ton enfant !

- Oh ce n’est pas encore fait et puis il y a les Passeurs alors… Et puis rien n’est encore définitif…

- Les Passeurs ! les Passeurs ! Ce n’est pas une excuse pour ne pas être maman ! Une maman doit rester avec ses enfants ! oui ça c’est sûr !

Je ne l’ai jamais vu s’énerver à ce point. Je reste atterrée, écoutant avec peine ses élans de ferveur pour l’élevage des enfants par leurs géniteurs. Moi qui cherchais du soutien, un allié indéfectible, voilà que grand père me regarde avec des yeux fous.

Je reste évasive sur le déroulement du futur mariage. Je me rends compte que je ne m’en suis absolument pas soucié jusqu’à présent. Comme s’il était de toute façon qu’une mauvaise farce de la vie et que je trouverais à échapper à ce destin. Une porte de sortie vient d’être cruellement fermée. Grand père insiste et je n’ai plus trop le cœur de lui ouvrir le mien. La conversation finit par être inconfortable et nous avons d’un coup l’air de deux étrangers. Il me semble que je viens de me couper de ma dernière famille. Mon monde vient de s’écrouler en quelques instants et je ne peux que regarder ma vie telle du sable qui me coule entre les doigts encore sonnée de ce tremblement.

Nous nous quittons toujours fâchés, chacun restant sur ses positions. Je l’entends qui marmonne toujours en s’éloignant.

 

C’est ensuite au tour de Gérald et Constance de venir à ma rencontre. Grand-père les croise en sortant mais il continu de bougonner dans sa barbe et ne leur adresse même pas un regard. Je suis toute à ma fraiche déception et les revoir ne suffit pas vraiment à me changer les idées. Gérald est inquiet pour ma sécurité et me harcèle de question sur mon nouveau mode de vie, les Nourrisseurs, le travail… Je reste factuelle, faussement enjouée, en ne racontant que les grandes lignes de ma nouvelle vie et en éludant les moments pénibles. Constance est ravie de me retrouver et a toujours les mots pour positiver toutes les situations. Ça m’énerve encore plus que tout. Je reste morose et n’arrive pas vraiment à me dérider. J’écoute à peine ce qu’elle me raconte. Un sentiment d’abord diffus se précise. Je me rends compte que c’est de la jalousie. Même sans écouter son discours, elle comme Gérald, semblent vraiment heureux et à leur place. Encore cet éternel insatisfaction pour moi ! Décidément j’attendais que tout change et j’ai été servi mais le malaise m’a suivi. Je ne me sens pas plus à l’aise de ma nouvelle position. J’ai l’impression de passer à côté de quelque chose. J’ai l’impression une fois de plus d’être laissée de côté par la vie et d’oublier de dire que je suis là. Oui c’est ça. La vie m’a oublié en quarantaine. Je suis passée d’une caste à l’autre mais le jeu se fait sans moi.

Au moment de se quitter, Gérald me regarde longuement et, fait inhabituel, me serre brièvement dans ses bras avant de s’en retourner aussi confus que moi. Il avance doucement vers la sortie comme s’il essayait de retarder le plus possible notre séparation. Mon meilleur ami est juste là devant moi. J’ai tellement attendu ce moment ! J’ai tellement besoin d’eux, de lui en ce moment. Qu’est-ce qu’il me prend de ne rien dire, de jouer la brave alors que je n’arrive qu’à fuir cette vérité douloureuse, cette vérité qui crie que oui je suis malheureuse. J’ai peur et je me sens si seule à présent. Toujours différente et toujours à douter. J’ose même penser qu’une erreur a été commise pour moi. Que je mérite autre chose, que je suis quelqu’un que même l’ordinateur n’a pas su reconnaitre, et que moi aussi je ne connais pas. Mais je sais que mon ami le plus cher va sortir de cet endroit et que je n’aurais pas eu le courage de lui livrer ce que j’ai sur le cœur. Tout à coup l’horreur d’une telle rupture me submerge et dans un élan de vrai courage je rattrape Gérald par le bras avant qu’il ne sorte. Etonné il se tourne vers moi. Chacun de nous attendait un geste pour enfin se dire les choses. Je prends une brève respiration et lui récite rapidement à l’oreille :

- Tu dois me sortir de là. Je t’en prie aide moi !

Cela n’a duré que quelques secondes avant que je le relâche mais nos regards se sont croisés et je sais qu’il a entendu la vérité dans cette supplique : je suis malheureuse et j’ai vraiment besoin de mes amis.

Constance, toujours souriante comme à son habitude, me rejoint avec emphase et d’un clin d’œil me lance :

- Ne te laisse pas impressionner par leur réputation Agnès !  Tu es la personne la plus capable que je connaisse !

Sur cette phrase énigmatique elle franchit le seuil et mes deux amis disparaissent derrières les portes blindées du sas.

 

De retour dans ma cellule je m’allonge sur mon lit. Je me sens confuse. Heureuse et malheureuse je ne sais plus vraiment quoi penser. Je reste un long moment à fixer le plafond sans bouger. Les heures passent et finalement je me décide à bouger un peu. Hors de question de continuer à m’apitoyer sur mon sort ! Je tâte mes poches pour chercher mon crayon afin de dessiner pour me vider la tête quand je tombe sur une enveloppe froissée. Intriguée je la défroisse brièvement : il y a quelque chose à l’intérieur. Mon nom est inscrit d’une écriture fine. Je reconnais bien là la patte de Gérald. Il a dû me la remettre discrètement lors de notre visite ! C’est un de mes dessins. Lorsque je le retourne je découvre au dos la maquette qu’il en a faite. C’est magnifique. Je souris et ferme les yeux pour savourer cette sensation. Je me revois ce matin-là aux ateliers et Gérald qui cache précipitamment son travail. Il devait travailler là-dessus ! Ce souvenir en appelle un autre : c’était le matin de l’affectation. Ce matin, ce dernier matin parmi les miens. Les larmes veulent m’envahir à nouveau mais je revois la joie de Gérald et j’arrive à les contenir. Je me concentre sur son image. Ce dernier souvenir de lui devant son établi. Je serre ce dessin contre moi puis après une grande inspiration je m’installe à ma table de travail. Je sors une nouvelle feuille et un crayon. Je vais répondre à son message.

 

Le lendemain je transmets ma lettre pour Gérald. Ce n’est pas commun comme moyen de communication mais personne ne trouve rien à en redire. Je sais que les Passeurs vont vérifier mon courrier mais personne à part Gérald n’y verra le moindre message. Tout juste une œuvre artistique un peu inhabituelle. J’attends avec anxiété sa réponse. Va-t-il seulement me répondre ? Va-t-il comprendre ? Va-t-il osez contourner le système lui qui est si conventionnel ? Dans mon dessin se cache un plan pour nous permettre de nous voir en dehors des rendez-vous officiels. J’ai besoin de pouvoir lui parler sans risquer de me faire remarquer des Régulateurs ou même des Tuteurs. Surtout pour aborder des sujets si sensibles. Je dois lui faire part de mes découvertes et de mes soupçons. J’ai besoin de son pragmatisme pour ne pas sombrer dans une folle suspicion en plus du doute de mon affectation et des difficultés de ma nouvelle vie. Oui j’ai vraiment besoin d’un ami à qui ouvrir mon cœur en toute sincérité. Le dessin technique m’a permis d’apprendre entre autres l’architecture et en particulier celui de la bulle. Cà et les récits de mon grand-père, grand réparateur de conduits d’aération, me donne une vision assez bonne des différents systèmes et de leurs interactions. Je ne suis pas trop sûr de moi pour le schéma mais Gérald pourra corriger mon calcul au cas où. Cependant il a un esprit logique et scientifique mais pas aventureux. Espérons que le challenge technique saura lui faire dépasser ses appréhensions morales !

 

Je reprends ma routine de travail à la serre en me gardant bien de me rapprocher des autres groupes. Je choisi les plateformes les plus hautes pour m’évader et ne pas croiser l’équipe de Kotori ou le moindre chariot. Ces serres immenses me plongent dans un bain quotidien de lumière verte. C’est apaisant cette couleur et cette lumière ! Toutes ces plantes semblent vouloir monter toujours plus haut vers la splendeur du soleil. Mais elles sont en cage elles aussi et ne pourront pas franchir la zone qui leur a été assignée. J’en viens à me dire qu’on se ressemble plus qu’il n’y parait finalement. Leur unique tache ici est de produire de quoi nous nourrir dans le périmètre qui leur a été dévolu. Chacune a son chemin propre pour s’enrouler vers le ciel et lancer ses feuilles à la chaleur du soleil. Elles produisent des feuilles, des tiges puis des fleurs et des fruits. Elles grandissent encore et s’étirent au maximum vers la verrière qui nous surplombe. A la fin pourtant tous leurs efforts seront récoltés pour le bien de toute la communauté. Aujourd’hui j’ai lancé une petite graine le plus loin possible dans l’attente de trouver un chemin inattendu.

 

Lorsqu’on me remet une enveloppe à mon intention je ne peux m’empêcher de sourire. Je la garde contre moi bien serrée dans mes vêtements en attendant la fin de la journée de travail. Je suis de très bonne humeur et cueille mes tomates en chantonnant. Le soir venu je me dépêche de retourner à ma cellule pour avoir tout le loisir de l’ouvrir en paix. Dos contre la porte, dont je m’assure qu’elle est bien fermée, je sors l’enveloppe de sa cachette. Elle a pulsé de joie contre mon cœur toute la journée et j’ai très envie de l’ouvrir. Par transparence je distingue un petit objet et une lettre. Soudain excitée comme une enfant je déchire rapidement l’enveloppe. A l’intérieur je trouve un plan et un minuscule tournevis. C’est un plan pour me permettre de le rejoindre par les circuits de refroidissement. Je souris en moi-même : il a trouvé mon chemin et l’a même amélioré il me semble. C’est moins artistique mais diaboliquement efficace. Le petit tournevis est astucieusement transformé en une sorte de petit stylo. Il doit surement me permettre d’accéder à une zone de maintenance. Je lève son dessin à la lumière pour bien voir les circonvolutions de son tracé.  Au bas de la page il y a des chiffres. Je prends une loupe grossissante dans mon tiroir : oui c’est bien des chiffres. C‘est même une date et une heure si je ne me trompe pas. Je jette un coup d’œil sur l’horlogenda. C’est bien ce qui me semblait : demain soir j’ai un rendez-vous !

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