chapitre 5 les serres

5/ Les serres

J’émerge doucement du sommeil. Je regarde les murs de ma cellule recouverts de dessins immobiles et comprends alors où je suis. Pendant un instant à l’orée du réveil je n’ai plus su, j’ai tout oublié. Je sursaute lorsque qu’on tape soudain à ma porte. C’est Tadi. Il m’emmène pour la suite de mon apprentissage. Nous empruntons une large double porte. Le dessin d’une jeune plante orne son centre. Et voilà ce que je redoutais… Il fallait bien que je sois confronté à ça ! La porte s’ouvre en grand et le motif se scinde en deux. Je rentre précautionneusement à la suite de Tadi. Sa silhouette occulte tout d’abord le paysage. A l’intérieur c’est éblouissant. Je découvre un lieu étrange. Ici le plafond de verre est visible partout et on se croirait presque dehors dans le monde. Je n’ai pas l’habitude de voir autant de ciel au-dessus de ma tête. Chez les Recycleurs il n’y a que les ateliers qui bénéficient d’un plafond transparent et la salle commune bien sûr. Mais je n’y vais pas souvent… Partout ailleurs nous évoluons dans des pièces immaculées. Je regarde autour de moi et je me sens un peu perdue. Les grands couloirs desservent de gigantesques bulles de verre : les serres. Cela forme des mini-bulles sous la grande verrière comme les alvéoles d’une ruche. Elles sont tellement hautes que je dois me pencher pour essayer d’en voir le sommet.  Tadi me guide à l’entrée de l’une d’entre elle. Il présente son Pass à la porte et le voyant vert nous fait signe de passer. La chaleur moite m’accueille brutalement. J’ai presque du mal à respirer.  Tadi m’encourage d’un sourire et me dévoile mon nouvel espace de travail. Partout il y a des sortes de grands rails sur lesquels s’élèvent des plantes gigantesques jusqu’au sommet du toit en verrière. C’est magnifique je dois le reconnaitre. Vraiment immense et lumineux. Je me dévisse la tête à vouloir distinguer le ciel.

Pitié pas de terre…

Tadi sourit, j’ai pensé tout fort.

- Non ici il n’y a pas de terre. On appelle ça une culture hors sol. Tu seras chargée de la récolte aujourd’hui. On appelle ces fruits des tomates. Il faut les cueillir quand elles sont rouges. Je vais te montrer comment faire.

- Mais vous ne faites pas des gélules avec ça tout de même ?

Il se contente de sourire et me fait signe de le suivre. Nous montons sur une vaste plateforme qui s’élève jusqu’au sommet des plants dans un long glissement. La vue est vertigineuse, je me tiens à la balustrade. Nous sommes au sommet, au plus près des fruits. Au-dessus de ma tête il y a le toit de verre de cette serre et plus haut encore celui de notre bulle. Le ciel bleu semble être le seul horizon.  Tadi m’explique comment me servir de la plateforme puis me conseille de copier ses gestes. Nous nous mettons au travail. Je cueille les fruits mûrs et les déposent doucement dans une caisse.  Je suis un peu dégoutée mais heureusement j’ai mes gants. Ce nouveau travail est vraiment fatiguant. J’ai des courbatures dans les épaules et les bras au bout de quelques heures seulement. Tadi me laisse seule quand il estime que je m’en sors suffisamment bien. Je dois récolter toute la rangée pour ce soir. Il viendra me chercher. J’acquiesce en faisant semblant d’être flattée qu’il estime que je peux me débrouiller seule mais dans ma gorge le nœud se resserre. Je le regarde s’éloigner en allant de plateforme en plateforme, comme si elles lui obéissaient. Il me jette un regard avant de franchir la porte et je retourne précipitamment à mon ramassage rattrapant de justesse un fruit au vol. Je poursuis ma tâche sentant son regard peser sur moi.

 Les heures passent et il fait de plus en plus chaud. Six caisses remplies trônent à côté de moi mais il semble y avoir toujours autant de fruits à cueillir. La journée est interminable et toujours ces fruits rouges qui me narguent partout autour de moi ! J’en ai vraiment marre ! Il fait drôlement chaud ici. J’actionne la plateforme pour redescendre un peu mais je me trompe car elle me redescend jusqu’au sol. Je suis fatiguée, j’ai besoin d’une pause et de boire un peu. J’en profite pour chercher un endroit où m’allonger un moment. Je me glisse dans un chariot : là personne ne me verra. Une fois étendue le sommeil s’empare de moi. Mes yeux me piquent de fatigue et j’ai du mal à lutter. Une demi-gélule de nuit devrait faire l’affaire afin de faire une courte sieste. Je plonge aussitôt dans le sommeil.

Le soir c’est Tadi qui me retrouve endormie, pelotonnée au fond du chariot. Il n’a pas l’air content de ce que j’ai récolté mais ne dit rien. Je tente de sourire un peu penaude. De retour dans ma cellule je me désinfecte plusieurs fois les mains et tout le corps dans la douche ionisante. Je me sens mieux mais une trace de honte me colle à la peau. Mes ruminations ne font que l’étendre un peu plus. Je mange seule à ma table et me m’éternise pas. J’ai hâte de replonger dans l’oubli de la nuit.

 

Le lendemain ça recommence mais cette fois je ne suis plus seule dans la grande serre. Il y a une autre équipe de jeunes de mon âge. Grand, les cheveux longs et sombres, la peau mate j’ai d’abord du mal à les différencier filles ou garçons. Leur chef est un grand type aux yeux sombres qui n’a pas l’air commode. Ils sont très à l’aise, rigolent et surtout ramassent les fruits à une vitesse affolante. Tout semble être un prétexte pour s’amuser et ils se lancent des défis en permanence. Je me tiens un peu à l’écart et tente de continuer comme si de rien n’était. Malheureusement je ne passe pas inaperçu même accroupie derrière mes rangées de tomates et ils me rattrapent vite. Soudain ils tombent sur moi, évidement…

- Oh ! bonjour ! qui es-tu ?

Je marmonne mon prénom du bout des lèvres. Il ne porte pas de gants ni de masque et je suis un peu gênée de le voir me parler de si près. Il ne semble quant à lui pas troublé le moins du monde et apostrophe ses compagnons :

- Hey les gars il y a une nouvelle qui était cachée ici ! Venez voir !

Je tente de disparaitre dans les feuillages mais sans succès. Je fais alors mine d’être totalement absorbé par ma tâche. Les autres rappliquent bien trop vite à mon gout.

- Alors la limace tu en es où ? Quoi tu as ramassé que ça ! et bien…. Hey les gars venez voir la nouvelle ! elle ramasse avec le bout des doigts !

- Regarde Kotori ! madame sainte nitouche !

Leur chef les rejoints et se penche sur ma récolte d’un air dédaigneux. Il regarde intrigué mes mains gantées et mon masque.

- Bonjour Mamzelle Nitouche ! Aurais-tu peur de te salir les doigts ?

Il jette ensuite un œil sur le remplissage de ma cagette et ajoute :

- Ce n’est pas à ce rythme que tu vas t’en sortir !

Puis il se détourne d’un air narquois et s’éloigne tranquillement, en sautant agilement d’une plateforme à l’autre. Son équipe reste collée à mon dos et continu leur harcèlement.

- Tu as perdu ta langue en plus de ça ?

- Et tu viens au fait ? Tu t’es perdu ?

Harcelée de question je me relève et réplique avec la voix la plus forte que j’arrive à obtenir :

- Laissez-moi tranquille !

Malheureusement le résultat n’est pas probant. Devant ma petite voix tous éclatent de rire. Je m’éloigne alors en les repoussant pour passer.

- Oh attention elle va mordre !

Ils s’enfuient alors en courant en tous sens comme des enfants effarouchés et je les entends encore longtemps rigoler.

- Je ne risque pas de te mordre j’aurais peur de choper une maladie !

Pourquoi les répliques me viennent elles trop tard ? Vexée je poursuis ma tâche avec beaucoup de mauvaise volonté.

Les jours de récolte se poursuivent. Des salades, des haricots… je ne les avais jamais vus ainsi. Toutes ces plantes… Il y en a beaucoup et elles sont toutes différentes. Elles ont des odeurs aussi. Parfois agréable comme les haricots parfois plus détestables comme celle des tomates. Toutes les formes, les couleurs. Certaines me piquent même au travers de mes gants. Je commence à m’habituer un peu à tout ce vert, à ces plantes vivantes devant moi. Ce n’est pas si terrible. Rien qui ne grouille, rien de vraiment salissant à vrai dire. Il me laisse tout de même une grande part pour rêver car les gestes deviennent répétitifs même pour moi et je peux laisser mon esprit vagabonder.  Mais c’est un boulot très physique et exigeant. Le soleil cogne sous les verrières et ma peau blanche n’aime pas ça. Le peu qui dépasse de mes vêtements à rougit comme une tomate bien mure. Ça me fait des lunettes autour des lunettes, la grande classe. Les Géniteurs ont dû me donner une lotion afin de réparer les dégâts.  Depuis je garde ma capuche rabattue et ça va mieux.

Malheureusement je suis constamment harcelée par mes nouveaux « amis », dont Kotori est le chef d’équipe. Il n’est pas le dernier pour les pousser à me harceler. Tous les prétextes sont bons pour se moquer de moi. Tadi m’emmène le matin et vient me chercher le soir. Il ne dit jamais rien mais je vois son regard désapprobateur. Surtout lorsque un soir il se rend compte que j’ai ramassé toutes les fanes des carottes seulement… les petits malins contiennent bien mal leurs rires. La colère longtemps contenue au fond de mon ventre bouillonne.

La fois suivante je renverse par mégarde ma récolte. Elle s’écrase par terre en grand fracas. Paniquée j’essaie d’en ramasser le plus possible. Le mal est fait et la plupart n’est pas récupérable. Il me faut alors tout nettoyer et recommencer ma cueillette. C’est alors que je remarque que la caisse a été entaillée ce qui l’a fragilisé. Chargée elle n’a pu que se rompre.

Puis c’est mes gants que je ne retrouve pas, mon sécateur de cueillette, mes bottes… Ces enfantillages ne fatiguent mais je fais comme si de rien n’était pour ne pas leur donner la satisfaction de m’atteindre.

Ce matin je récolte des haricots. Ils s’élancent le long de fils de métal et montent en tourbillonnant pour atteindre la verrière. Je grimpe sur la première plateforme et l’actionne grâce à mon badge. Aussitôt elle s’élève vers le ciel. Je regarde le plafond de verre se rapprocher à grande vitesse. La lumière est tellement intense que je dois plisser les yeux. C’est un ballet de vert et de blanc éblouissant, une mosaïque de lumière magnifique comme un vitrail géant à la couleur des Nourrisseurs. J’ai la sensation d’être moi aussi une liane qui monte en ondulant jusqu’au soleil.  Les heures passent et ma plateforme redescend en spirale autour des plantes au fur et à mesure de ma cueillette. C’est une lente danse, une lente transe qui rythme ma journée. J’arrive de nouveau sur le sol. Au loin là-haut le soleil brille à son maximum. Je suis assoiffée. Je m’octroie une petite pause puis me dirige vers la plateforme suivante. Je suis perdue dans mes pensées lorsque je sens que l’on me bouscule. On me pousse et je bascule dans un grand chariot. Me voici roulant à toute vitesse ! J’ai à peine le temps de me redresser un peu que le monde disparaît dans l’obscurité. Ils m’ont fait entrer dans une sorte de remise et je les entends qui verrouillent la porte. Autour de moi je distingue de vagues formes : elles brillent un instant avant que toute lumière ne disparaisse. Je dois être enfermée avec les outils de récolte. Les rires s’attenues. Je me redresse et enlève la poussière qui macule mes gants. Je la sens qui me recouvre même si heureusement je ne la vois pas. Je sors précautionneusement de mon chariot en tâtant le sol avec la pointe de mes pieds. Me voici debout dans le noir. J’avance vers ce qui me semble être l’encadrement de la porte. J’essaie en vain de pousser ou d’actionner la poignée mais je sais que je suis bel et bien enfermée. Je suis envahie d’une immense colère et hurle et tambourine sur le battant en les traitants de tous les noms. Je m’arrête un instant pour écouter et reprendre mon souffle mais il n’y a plus un bruit. Cette fois je suis vraiment seule. J’ai le souffle court et la colère remonte petit à petit en vague dans mon ventre. Je crie, je hurle, je cogne. Bon sang mais quels crétins ! Faut-il que la vie soit encore compliquée par des stupidités aussi mesquines !

Une étrange odeur envahit l’espace. Très légère, diffuse et pourtant là. C’est une odeur qui se colle à mon palais, douceâtre, un peu écœurante. Je me redresse de nouveau aux aguets.  Une des parois de mon réduit semble trembler. Je me colle à la paroi pour écouter. De l’autre côté il me semble entendre un cri rauque mais le temps que je le capte c’est de nouveau le silence. La colère fait place à la peur. Que se passe-t-il ? Je reste contre la paroi dans l’attente d’un nouveau son mais je n’entends plus rien à présent. C’est la deuxième fois que je rencontre un évènement que je ne m’explique pas. C’est sûr qu’il se trame des choses étranges ici. Cette farce est celle de trop. Est-ce une simple farce ou me menace-t-on ? Je finis par m’angoisser bloquée ici. Je tourne en rond dans ma cage et mes pensées font de même au fond de ma tête. J’ai peur je veux sortir ! Je tente à nouveau d’ouvrir la porte mais elle reste close. Même les outils présents ne me sont d’aucune utilité. La fatigue commence à gagner du terrain. Toutes mes tentatives d’ouverture s’avèrent infructueuses. La peur est bientôt remplacée par la lassitude. Je m’allonge dans mon chariot et tente de définir dans combien de temps on va commencer à se demander où je suis. Les heures passent. Je me roule en boule dans un coin, frappant de temps à autre contre la porte avec mon pied. Au secours ! Encore.

Ça y est la porte s’ouvre ! C’est Tadi qui a fini par m’ouvrir. Exaspéré de ne pas me trouver à ma tâche il m’a cherché partout et a entendu mes coups. Je le remercie de m’avoir sortie de là mais mon soulagement rencontre peu de considération. Il me reproche de me cacher pour dormir. Mes explications décousues sont peine perdue. Il arrête mes protestations d’un geste sec. Il semble réellement peiné et en colère que je ne mette pas plus de bonne volonté pour intégrer sa caste. Soufflée par tant d’incompréhension je reste interdite.

- Notre travail ici est essentiel. Je sais ce que tous pensent de nous, ce que tu penses de nous. Mais tu es de notre famille à présent. Essaie de te montrer à la hauteur.

Ces paroles pénètrent mon cœur comme des flèches empoisonnées. Le ton est doux et le regard bienveillant et pourtant j’ai l’impression de recevoir une claque. Vexée je tente de ravaler ma colère et entame mon travail à contre cœur. Je dois rattraper mon retard. Le soleil est en train de décliner. J’ai dû rester plusieurs heures enfermées ! Maintenant que je suis hors de danger mon estomac reprend du service et me signifie que j’ai loupé le déjeuner. Tant pis je vais devoir attendre le soir. Je retourne sur ma zone de travail et essuies rageusement les larmes qui viennent perler au coin de mes yeux. Je me défoule en ramassant le plus vite possible. J’arrache certaines feuilles et des larmes viennent troubler ma vue mais je serre les dents et m’acharne à poursuivre. Il est tard quand je termine enfin ma corvée mais le travail a été accompli et je me sens victorieuse. Ce sentiment ne tient cependant pas longtemps après avoir retrouvé l’intimité de ma cellule. Mes larmes me brouillent la vue sitôt seule et je prends ma pilule de nuit rapidement dans l’attente de l’oubli.

Cette journée a vraiment été une catastrophe. Tadi semble être constamment déçu par moi. Je regarde mes mains toutes abimées malgré mes gants de protection. Cette journée en tant que cueilleuse m’a montré à quel point je ne suis pas adapté au travail manuel. Mais ce qui me bouleverse le plus c’est la réaction des autres cueilleurs. Pourquoi m’avoir enfermé ainsi ? Ce n’est pas la première fois malheureusement que d’autres se croyant plus malins me malmènent mais cette fois c’était vraiment angoissant en plus d’être stupide. Je ne sais pas ce que j’ai senti cet après-midi dans la remise mais plus j’y pense plus je revois ces mains gantées de sang que j’avais aperçu dans les couloirs des labos. Gérald va encore me dire que je suis parano mais moi je suis sûr qu’il y a quelque chose à découvrir qui n’est pas très net chez ces Nourrisseurs.

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