Zenka semblait préoccupée.
Elle tentait de décoder la carte du monde. Les notations devaient être d’elle, mais la jeune femme peinait à se relire. D’après ce qu’elle avait pu en tirer pour le moment, ses diverses recherches dans les montagnes, avant l’incident, lui disaient de se rendre dans un village prénommé Eretaki. Le petit point qui le représentait y était entouré et souligné.
Sceptique, Zenka inclina légèrement sa tête. Puis, d’une griffe, elle tenta de se localiser.
Etant donné que la plupart des bourgs des montagnes n’y étaient pas indiqués, à cause de l’illégalité de la plupart de leur population, cette tâche était beaucoup plus ardue qu’elle ne l’aurait pensé.
Bizarrement, la carte indiquait un arbre singulier à l’ouest.
‘Un parmi la forêt… Comment pourrait-on le reconnaitre ? C’est absurde.’
Elle leva le nez un instant du parchemin et balaya le paysage, avec attention. D’ici, tout le royaume d’Harëkki s’étendait jusqu’à l’horizon. D’après Enera, l’Almaki était connu et redouté pour être la forêt la plus hostile et plus grande du monde.
À sa plus grande surprise, Zenka n’eut aucun mal à trouver ce qu’elle cherchait. L’immense arbre, qui surpassait de loin la cime plutôt uniforme de la forêt de Tanembor, se situait à sa droite. Il ne lui restait que quelques lieues à faire avant d’arriver à destination. C’était le premier village aux abords de la chaîne des montagnes. Chaîne qui commençait sérieusement à lui sortir par les yeux. Il n’y avait rien à chasser et encore moins d’endroit à couvert.
Sa hâte lui fit accélérer le pas considérablement.
Le village de Hanay était déjà complètement sorti de ses pensées, quand elle se décida enfin à ranger la carte. S’intéressant enfin un peu à l’environnement qui l’entourait.
Le climat austère et sans vie de la montagne laissait peu à peu place à la verdure. Un tapis d’herbe sauvage et fleurie recouvrait le sol. Il n’y avait pas encore d’arbre, mais Zenka pouvait apercevoir la lisière de la forêt à l’horizon. Ce coin floral pourrait même faire office de frontière naturelle.
Un vent frais provenant des hauteurs des montagnes vint la bousculer légèrement.
Instinctivement, l’hybride huma l’air.
Depuis qu’elle s’était réveillée de son sommeil profond, elle trouvait que ses sens étaient devenus plus sensibles, comme un animal sauvage.
Différentes odeurs vinrent dans ses sinus et l’une d’elle fit légèrement dilater ses pupilles.
- Pourquoi me suis-tu, petite ?
Elle ne se retourna pas et s’arrêta encore, mais ralentit d’une mesure.
Du coin de son œil draconique, elle vit l’esclave sortir de sa cachette, un vulgaire roché, gênée.
L’enfant se trouvait à quelques longueurs d’homme d’elle et se mit à courir pour la rejoindre. Sentant sans doute la réticence de Zenka, elle bafouilla :
-C’est que, messire, vous m’avez acheté l’autre jour. Je, je suis une esclave…Vous êtes mon nouveau maître… Alors heu, messire mon maître…
La jeune femme fronça les sourcils.
Elle n’avait cédé ses joyaux que pour que son bourreau cesse de la battre, en aucun cas elle n’avait fait de transaction.
A moins que…
‘ A moins que ça se passe comme ça ici… Quoiqu’il en soit, je ne peux pas m’encombrer de ce poids.’
Elle soupira, désabusée.
-Heum, je n’ai pas besoin de toi, tu es libre.
Elle fit un geste rapide, sommant l’enfant de déguerpir au plus vite.
Trottinant toujours à ses côtés, l’enfant semblait tenter de la dévisager sous son capuchon. En vain.
-Alors…Je suis libre de vous suivre ?
Zenka ne répondit pas, occupée à accélérer le pas.
La douce odeur de la forêt commença à chatouiller le nez de l’esclave. Celle des arbres arboricoles et celle des fleurs sauvages étaient largement prédominantes. Cela plaisait beaucoup à l’enfant.
Les yeux clos, profitant des senteurs, son esprit s’éveilla un peu :
‘Il, il m’a appelé petite…’
Elle se décida enfin à entrouvrir les yeux et découvrit le plafond de feuillage onduler au gré du vent. Les rayons du soleil, au zénith s’engouffraient dans les moindres écarts entre les feuilles et branchages.
Puis, peu à peu ses souvenirs des derniers jours refirent surface.
Depuis qu’elle avait fait face à l’étrange individu qui l’avait ‘acheté’, elle n’avait pas cessé de le suivre du mieux qu’elle put.
Cependant, il ne lui avait laissé aucune chance, marchant à un rythme soutenu, beaucoup trop longtemps et surtout sans se préoccuper d’elle. Il n’avait pas tardé à la distancer de plusieurs longueurs d’homme, et malgré sa bonne volonté, elle avait fini par tomber et s’évanouir d’épuisement.
Brusquement consciente de son erreur, l’esclave se redressa d’un seul bond, effarée.
‘Mon maître m’a sûrement abandonné sur la route… Oh non… Qu’est-ce que je vais devenir ?’
Sentant la panique l’envahir doucement, elle passa son regard fiévreux sur les alentours.
Son premier constat fut sans appel.
Elle n’était plus du tout sur le sentier de terre battu.
Son visage se fronça en une moue dubitative.
Comment était-elle arrivée là, si ce n’était…
Son analyse se termina à sa droite où, au pied d’un arbre massif, une forme sombre y était adossée. L’étranger qui l’avait sauvé de son ancien bourreau. Une vague de soulagement atténua l’angoisse qui l’encombrait.
-Ouf…Je me suis fait peur toute seule…
Totalement éveillée et prête à affronter cette nouvelle journée, quoique déjà très bien avancée, elle épousseta négligemment ses haillons. Puis, partit en quête de petits animaux, facile à attraper et des baies sauvages.
Ces recherches ne furent pas longues. Après tout, la forêt était beaucoup plus propice à offrir de la nourriture en abondance, que ces horribles montagnes.
L’enfant frissonna en y repensant.
Elle se pencha vers un amas de buissons épineux, lui proposant diverses baies. Certaines étaient rouge, à peau lisse et charnues et d’autres étaient bleuâtre, voir violettes, petites et concentrées en grappe. Elle n’hésita pas un instant, mit son haillon en panier et cueillit la seconde variété.
‘Pourquoi ne m’a-t-il pas abandonné sur la route ? Pourquoi se cache-t-il sous une cape ? Qui est-il vraiment, un chasseur, un voleur, un fantôme ?’ Mais toutes ces interrogations restèrent sans la moindre réponse.
Agacée de ne pas savoir, elle hésita un court moment à retourner auprès de son maître et de lui retirer son capuchon.
-Non. Ça ne se fait pas, et en plus je risque d’être punie…
Elle se retourna vers une souche d’arbre recouvert de plantes sauvages et arracha leurs racines.
-Et puis, il m’a sauvé… Et a même dit que j’étais… Une fille.
L’enfant stoppa son travail. Il y avait assez de nourriture pour eux deux.
Habituellement, personne ne parlait à un esclave comme si celui-ci était une personne à part entière. Non… Ce n’étaient que des objets, du bétail…
‘A moins que l’on soit choisi comme esclave du plaisir...’
Cette pensée la fit tressaillir. Elle chasse très vite celle-ci de sa tête et se redressa pour se diriger vers le campement.
-Non… Il ne va pas m’utiliser pour ça aussi… Non, quand même pas… Enfin… heu…
L’incertitude faillit la faire fuir, mais elle revint malgré tout jusqu’à son nouveau maître. À son arrivée, celui-ci ne semblait pas avoir bougé d’un poil. Elle s’installa à distance raisonnable et divisa son butin en deux parts inégales. Une grosse pour son maître, la petite pour elle.
‘Zut, je n’ai pas trouvé de point d’eau…’
Tout en mangeant sa portion, l’enfant observait la chute du soleil.
‘Maître va très bientôt se réveiller…’
Sous ses yeux emplis d’interrogation, l’astre ardant s’inclinait, allongeant les ombres qui s’effaçaient peu à peu, laisser place aux ténèbres de la nuit.
Le chant des insectes nocturnes éveilla doucement l’hybride.
Son sommeil n’avait pas été des plus reposant, mêlant cauchemars obscurs et douleur inconnue. Cependant, il était plus que temps de reprendre la route.
La lune ne s’était pas encore levée, quand Zenka se redressa sans bruit, faisant sursauter l’enfant. Son œil rouge passa rapidement sur cette dernière, qui s’empressait de rassembler quelque chose dans ses mains.
-Tu es réveillée ? Bien, alors allons-y.
Sans ajouter un mot de plus, elle reprit la route.
Elle sentit l’esclave se mettre trottiner à ses côtés tout en présentant des victuailles. Le regard froid et sanguinaire de Zenka analysa les présents de la jeune fille et d’une voix cassante elle murmura :
-Je n’ai pas faim…
Vexée l’esclave baissa la tête.
-Mais tu peux les manger, si tu veux… Ajouta Zenka légèrement mal à l’aise.
Un sourire rempli de reconnaissance illumina alors le visage de l’esclave, qui s’empressa d’engloutir tout d’un coup.
Enfin tranquille, l’hybride prit la carte du monde de sa main humaine et la déplia d’un mouvement sec. Elle ne voulait pas risquer de se faire repérer par celle qui la suivait, même si cela aurait été facile de la faire taire.
En en coup de croc.
Si le sentier était encore à jour, il ne lui restait qu’une nuit pour atteindre les portes de la ville. Même si son attention portait sur la route, l’hybride sentait les multiples regards furtifs de l’enfant, qui tentait de la dévisager. Cependant, sa capuche rabattue sur la tête et la noirceur de la nuit rendait la tâche quasiment impossible.
-Nous arriverons en ville à l’aube. Nous n’aurons pas vraiment le temps de dormir. Dit-elle en rangeant le parchemin. As-tu un nom ?
Son regard dévia enfin sur la jeune fille, qui s’empressa de tourner le sien vers la cime des arbres alentours, l’air de rien.
-Non, on ne donne jamais d’identité aux esclaves… Nous ne sommes que des objets… Et vous, messire ?
Le ton triste et plaintif de l’enfant fit tiquer l’hybride. Elle n’avait pas spécialement envie qu’elle la suive et, étrangement, elle ne voulait pas non plus l’abandonner.
‘Je ne l’ai pas sauvé pour rien…Si elle se fait dévorer par un animal sauvage…Hum…’
Agacée, l’hybride s’arrêta et se mit à sa hauteur. Les ténèbres environnantes lui conféraient un camouflage parfait. De son œil draconique, elle analysa rapidement la petite fille. Son haillon était déchiré sur le côté, dévoilant des marques de fers. En inclinant la tête, Zenka pouvait deviner le début de deux lettres.
‘H…Y…’
-Je me nomme Zenka. Si tu veux un nom, je vais t’en donner un. Ce sera plus pratique pour t’appeler, non ?
Le visage de la petite fille s’illumina de nouveau et un large sourire se dessina alors sur son doux visage.
Le temps s’égraina avec lenteur, alors que Zenka cherchait l’inspiration. Les deux lettres reviennent voletées devant ses yeux.
-Hyruka. Qu’en penses-tu ?
Brusquement, l’esclave s’accrocha au pan de la cape de son maître, les larmes aux yeux.
-Ô Maître, merci infiniment ! C’est un honneur. Merci, merci, merci.
Mal à l’aise, l’hybride se redressa et se dégagea doucement.
-Oui, heu… Ça suffit, lâche-moi maintenant.
L’enfant secoua énergiquement sa petite tête. Toute contente, elle sautilla gaiement à côté d’elle.
L’hybride la considéra un instant, désabusée, puis reprit sa marche.
Alors qu’elles contournaient un rocher solitaire, l’hybride s’arrêta nette. D’un geste vif, elle rattrapa Hyruka par le col de son haillon et lui plaqua sa main moite sur la bouche.
Quelque chose n’allait pas.
L’atmosphère venait soudainement de changer. Et elle le sentit de suite, comme un électrochoc.
De son œil gauche nyctalope, elle analysa autour d’elle. A l’intérieur du sentier il n’y avait qu’elles deux, hormis de la poussière et des cailloux. A l’extérieur du sentier, la forêt plongée dans une noirceur inquiétante, peuplée de bruits étranges, de mouvements invisibles, de murmures incompréhensibles et infinis…
Seuls les rayons de la lune trahissaient l’agitation que faisait la brise nocturne, sur le feuillage des arbres lugubre. Dans cette prospérité ténébreuse, une odeur anormale planait depuis peu, des mouvements même involontaires trompaient le ou les individus dissimulés dans la flore sauvage.
Attentif aux moindres bruissements, Zenka était devenue invisible. Au-dessus du sol de quelques pieds, Hyruka ne bougeait plus d’un seul pouce. Soudain, un vrombissement s’élança de derrière les deux jeunes filles.
D’un mouvement vif, Zenka lâcha l’enfant et sans même se retourner arrêta de sa patte supérieur la flèche qui lui était destinée, juste à temps avant qu’elle ne lui transperce le crâne.
Effrayée, Hyruka se jeta sur le sol et rampa à l’abri dans les fourrés, tandis que la jeune femme, le sang bouillant, le souffle court et le goût amer dans la bouche, fit un demi-tour pour faire face à l’ennemi.
Ils étaient trois. Trois hommes armés de lances aux tranchants recourbés, d’épées finement aiguisées et dagues rouillées. Leurs cheveux crasseux et longs cachaient, bien heureusement, leurs têtes plus affreuses que jamais. L’hybride percevait néanmoins leurs dents pourries et le menton mal rasé. Les habits délabrés flottèrent sur eux…
-La bourse ou la vie ! Railla l’un d’eux, en la menaçant de son arme.
‘Encore… ?’
Zenka hésita un instant. Elle ne pouvait pas utiliser ses griffes. Avec autant d’adversaire en face, elle risquerait de se faire prendre par derrière. Malgré son interrogation sur comment manier une arme, elle dégaina son épée, d’un geste souple.
-Ne m’obligez à l’utiliser !
À sa gauche, Hyruka émit un petit cri strident, apeuré. Déconcentrée, l’hybride ne vit pas les trois brigands fonçaient sur elle.
Et, juste au moment où la lance du premier allait lui perforer le bras droit, tendu à l’horizontal, Zenka se remit en fonction.
Délaissant toutes ses pensées et ne faisant plus qu’un avec son épée de jais.
D’un mouvement précis elle sectionna le manche de la lance. Le tintement de la lame retentit près du corps de son détenteur, la gorge tranchée de moitié. Sa lame l’avait touchée en même temps. Des gerbes de sang s’échappèrent à grand effusion, sur le sentier en terre battue.
Puis, alors que les deux autres malfrats pilèrent d’effroi, face au cadavre de leur ami, Zenka enchaina.
Avec une vitesse folle et une précision étonnante, elle empala l’un d’eux, avec sa propre dague. D’un geste brusque, Zenka remonta la lame jusqu’à buté sur la cage thoracique. Un flot de sang jailli, en même temps qu’une bonne partie des entrailles fumante, lorsqu’elle retira son arme du cadavre envahi de soubresauts.
Tout en esquivant le corps sans vie, elle effectua un tour complet sur elle-même, décapitant cruellement l’homme à l’épée, et réduisit à néant la vie du dernier.
Haletante, les yeux exorbités, presque tremblante, Zenka essuya le tranchant de son épée maculé de sang avec sa cape mouillé.
Le calme revint peu à peu dans la forêt.
Un peu plus calmé, l’hybride chercha Hyruka des yeux.
Cette dernière, qui avait assisté au massacre, sortit de sa cachette. Malgré l’obscurité, Zenka pouvait voir sa pâleur et sa mâchoire inférieure tremblotante. Après avoir dégluti avec une certaine lenteur, elle balbutia :
-Tout va bien, maître ?
Le ‘maître’ fit revenir à la raison l’hybride, subjugué par la scène morbide qui s’étendait devant elle. Elle rengaina son épée et se remit en route, comme si de rien n’était. Cependant, dans sa tête tout se bousculait.
‘Comment est-ce possible ? Pourquoi cette sensation de rage féroce et incontrôlable… Pourquoi est-elle aussi enivrante et vivifiante ?’
Alors que la nuit s’étirait tranquillement, son maître marchait de plus en plus vite, comme animé par l’envie de fuir le massacre qu’il venait faire. Cependant, pour l’esclave cela était beaucoup plus dur de le suivre. Que ce soit par rapport à la vitesse, ou au massacre qu’il avait fait.
Au début, elle était véritablement tétanisée par l’ampleur des dégâts, n’ayant jamais vu de combat de sa courte existence ni cette quantité de sang impressionnante. Puis après maintes réflexions, elle se mit à l’admirer, car personne n’avait pu fournir un tel spectacle !
‘Maintenant que je suis avec mon nouveau maître Zenka, je n’aurais plus de problème !’ Songea-t-elle heureuse.
Tandis que la lune disparaissait une fois de plus, et que la pâleur de l’aube colorait les cieux, elle et son maître entrevirent enfin les faibles et rares lumières de la ville d’Eretaki.
Bon chapitre encore une fois, j'aime le duo entre la petite esclave et Zenka, leur relation les humanise autant l'une que l'autre et c'est très intéressant notamment du fait qu'un esclave n'a pas d'identité (maintenant si, grâce à Zenka, elle a un nom et un genre), et Zenka partagée entre monstre/homme, éprouve grâce à elle des sentiments humains