Deux cycles lunaires s’étaient doucement écoulées, depuis qu’elle s’était réveillée dans la chaumière de la vieille sourceyère Enera.
Pendant la rééducation, elle dût apprendre à maîtriser sa force physique et mentale. Mais le plus difficile fut d’apprivoiser sa queue. Celle-ci semblait être très attachée vis-à-vis de sa jambe gauche. Elle ne cessait de s’enrouler autour.
Avant de partir, Enera lui avait donné une très belle pèlerine faite d’un tissu noir de jais muni d’un capuchon. Ni trop longue, pour ne pas se prendre les pieds dedans, ni trop courte, pour que l’on ne voit pas sa patte antérieure écailleuse.
‘Tiens, c’était sur toi quand je t’ai trouvé’ avait dit la vieille sourceyère en lui donnant une épée à deux mains, en un acier noir, à double tranchant avec son fourreau assorti. Celui-ci s’attachait dans le dos de sa maîtresse avec une lanière de cuir noir.
Avant de partir, la vieille femme lui avait également donné plusieurs bourses : l’une contenant une centaine de pièces de cuivre, l’autre avait des plantes médicinales, et la dernière portait quelques petits joyaux de diverses couleurs.
Tel une ombre dans la nuit, Zenka marchait à présent, sous les rayons d’une lune pâle. Elle avait jugé bon de faire le chemin la nuit, pour ne pas être vue et de dormir le jour, à l’abri des regards indiscret. Il lui restait un peu moins d’un quart de lieue, avant d’atteindre un petit village portant le nom de Hanay.
L’hybride descendait encore et toujours, sans s’arrêter. L’aube ne tarderait pas à pointer ses premiers rayons, quand Zenka arriva au village.
Ce dernier semblait très rudimentaire : pas plus d’une vingtaine de chaumières, semblables à celle de la vieille sourceyère, quelques enclos à bétails, une auberge…
Son regard perçant s’arrêta sur celle-ci. Puis, après quelques instants d’hésitation, la jeune femme s’y approcha à pas feutrer.
En rentrant dans l’entrée de l’auberge, elle sentit l’odeur âcre de fumée, lui agresser ses sinus, si sensible. Elle provenait sans aucun doute de la cuisine, et ne donnait pas du tout envie de prendre un plat ici.
La salle où elle se trouvait, était éclairée par deux lustres à bougies, et simplement meublée d’une armoire en bois massif, de deux tables en Ours assorties aux dix chaises qui se tenaient autours ; des tableaux moroses à la peinture craquelée tapissaient les murs et semblaient de très mauvais goût. Quant au sol, un parquet miteux et mal entretenu, avec une odeur de moisissure s’en échappait par grande vague.
Toujours caché sous la capuche et enveloppé de la cape, elle s’approcha du comptoir tenu par une bonne femme dodue, grotesquement vêtue d’une robe délavée.
- Qu’est-c’vous voulez ?
Elle lança un regard dédaigneux sur le fantôme noir.
-Une chambre, pour la journée. Susurra simplement Zenka d’un air dégagé.
La demande paraissait étrange.
L’hybride vit le visage adipeux de l’aubergiste effectuer un semblant de rictus, à la fois dégouté et perplexe.
-Hum… Désolé, c’est complet.
Sans dire un mot, l’hybride plissa les yeux, suspicieuse, puis repartit. Elle savait bien que ce n’était pas vrai, mais ne voulait pas faire d’histoire. Pas maintenant.
Dehors l’air frais caressa son visage avec douceur et la brise fit légèrement chavirer sa cape. Elle marcha un certain temps dans la rue déserte, avant de bifurquer dans une ruelle, entre deux bicoques. L’endroit était sombre, à l’abri des regards et couvert.
Cela pouvait faire l’affaire.
N’attendant plus, la jeune femme se laissa choir entre les caisses de provisions, prête à sombrer dans un sommeil profond.
Pourtant, les yeux clos, et éreintée comme jamais, Zenka ne parvenait à s’assoupir. Quelque chose la maintenait en alerte. Et ce, depuis son départ de chez Enera.
Une faim irascible.
L’hybride fronça les naseaux, agacée.
Les bols de mixtures de la vieille sourceyère, durant son séjour, n’avaient que retardé l’échéance.
Elle avait bien essayé de se rassasier avec des baies sauvages, trouvé sur le sentier qu’elle suivait, mais leur goût immonde l’avait plus fait régurgiter qu’autre chose…
‘Un gout de cendre et de putréfaction…’
Un frisson d’effroi lui parcourra l’échine à cette pensée.
‘Peut-être que j’ai mal choisi ma nourriture… Hum…’
C’était une possibilité. Cependant, dans son for intérieur, elle rêvait de croquer dans un morceau de viande juteuse. À cette seule idée, elle commença à saliver abondamment.
-Tiens, tiens, tiens… Qu’avons-nous là ?
La voix railleuse la tira brutalement de ses pensées et la fit sursauter. Elle leva légèrement la tête dans la direction du nouveau venu, évitant de justesse que son capuchon ne tombe.
Dans la pénombre environnante, son œil rouge détailla sans peine l’homme qui lui faisait face.
Au premier abord, il semblait aussi crasseux que les animaux qu’elle avait croisés un peu plus tôt, et qui se roulaient dans la fange. Ses habits, miteux, puaient l’alcool frelaté et les champignons, qui devaient recouvrir son corps. Sa barbe mal taillée et ses cheveux broussailleux semblaient recouverts d’une couche de… De gras.
Mais tous ces détails n’intéressaient pas du tout Zenka.
Son attention s’était instinctivement portée sur son cou, à découvert. Les pulsations de cœur étaient visibles sous sa peau mal lavée.
-Voilà une belle âme à dépouiller, hé, hé, hé. La bourse ou la vie, mon vieux.
L’éclat d’une lame fit à peine réagir l’hybride.
Devant ce spectacle, qui la fascinait étrangement, ses yeux s’étaient progressivement dilatés et sa respiration prenait de plus en plus d’ampleur. Bientôt l’odeur repoussante, que le bandit dégageait, fut supplantée par une toute autre fragrance.
De la chair fraiche.
Zenka serra sa patte avant avec force, sentant soudain une impulsion monter en elle.
-T’es sourd l’vieux. File-moi tes pièces d’or, fissa !
S’apprêtant à lui assainir un premier coup de dague, Zenka le vit venir et attaqua avant.
Avec la sauvagerie d’un prédateur, elle se jeta sur lui, tout en dégageant d’un violent coup de patte l’arme risible. Dans un seul mouvement, l’hybride le projeta en arrière et se posa lourdement sur lui. Le tintement timide de l’acier, sur les rares pavés restant dans la ruelle, sonna le glas de l’inconnu.
L’odeur appétant de la peur gargarisa un peu plus l’hybride, qui porta sa gueule sur le cou dénudé de sa proie. Le glapissement de celle-ci se noya instantanément, quand les crocs lui sectionnèrent les trois quarts de la trachée et la jugulaire.
Attentive à ses moindres soubresauts et attendant qu’elle meure enfin, Zenka osa un coup de langue râpeuse sur la chair qu’elle tenait entre ses crocs. Le gout ferreux du sang et la saveur délectable de la chair fraiche la fit grogner de plaisir.
Plus de sensation de pourriture dans sa gueule.
Elle allait enfin pouvoir se nourrir.
Elle allait enfin faire taire le monstre qui grondait en elle.
Le jour venait de se lever il n’y avait pas si longtemps. Mais ille n’avait pas dormit de la nuit. Encore secoué par les violences de la dernière fois, l’esclave gratta ses croûtes, anxieux.
Ille s’était volontairement éloigné du groupe et maintenant ille vit qu’ille était seul à l’intérieur de l’enclos.
Ille avait manquer l’appel !
L’angoisse l’envahit sans attendre.
Ille allait se faire frapper. C’était certain !
Malgré le froid qui engourdissait encore ses membres, l’esclave couru vite vers la porte, menant à la propriété de son maître. Celle-ci était encore déverrouillé, mais ille sentit quand même que ça n’allait pas passer. Mais, son dévouement poussa l’esclave à se rendre tout de même à l’arrière de la boutique.
Sous les tôles en fer qui protégeaient la forge extérieure, ses autres congénères s’étaient assis près de la fonderie crachant des braises brulantes et attendaient l’arrivé du maître sans bouger.
L’esclave en retard souffla de soulagement.
Ille n’était pas arrivé trop tard.
Sans attendre plus longtemps, ille se posa derrière la dernière rangée et ramena ses jambes maigrelettes sur son torse.
La chaleur de la machine la fit transpirer à grosses gouttes, mais comme tous les autres, ille ne bougea pas.
Brusquement, la porte de l’arrière-boutique s’ouvrit avec fracas, et un homme à la musculation impressionnante fit son entrée. Il portait un tablier de cuir, avec dans sa poche avant un fouet tressée et deux fers de marquage.
Il toisa ses larbins avec insistance, tout en allant vers la source de chaleur. Puis, il mit l’extrémité de ses instruments dans les braises.
L’esclave plaqua violement ses petites mains sur sa bouche. Il faillit crier de peur. Ille savait très bien ce que cela voulait dire.
Tout comme ses congénères, ille allait être marqué ! Comme à chaque été passés à ses services.
Discrètement, ille souleva son haillon et regarda les cinq marques de fer disposées n’importe comment, en dessous de son aisselle droite.
‘Un, deux, trois, quatre et heu… Cinq ?… Et après ?’
Ille releva la tête et vit que quelque chose n’allait pas.
Ce n’était pas comme les étés d’avant. Son maître semblait plus… Plus… Plus excité.
-La productivité se passe de mieux en mieux. Annonça-t-il enfin, en lissant sa barbe noire longue d’une main. Aussi ai-je décidé que douze esclaves étaient beaucoup trop pour cette tâche-là.
‘Oh non ! Il va nous vendre !?’
L’esclave ne fut pas seul à penser ça. Aussi, une légère vague de panique envahit l’assemblée.
-Aussi, je vais en choisir pour devenir mes esclaves de plaisirs. Hum… Oui, j’ai toujours rêvé d’en avoir…Hum, bien. Toi viens ici !
Sous ses yeux écarquillés, l’esclave assis devant se leva vite et alla jusqu’à son maître. Sans attendre, il le marqua avec cette fois-ci un nouveau symbole. Une croix.
Ille ne s’avait pas très bien ce que ça voulait dire. Mais au vu des réactions des esclaves plus vieux qu’ille, celle-là devait être bien pire que de s’occuper des lingots, plus lourd que son propre corps, ou de se bruler avec le matériel de forge.
Ille vit alors son maître passer sa grosse main calleuse sous le haillon du nouveau marqué. L’esclave devint blanc comme un linge et se mordit les lèvres pour ne pas crier.
‘Non. Je… Je ne veux pas être ça.’
Le maître laissa enfin partir son nouveau jouet, pour désigner le suivant. Il pointa son gros doigt poilu sur l’esclave le plus éloigné.
‘Non, pas moi. Je ne veux pas…’
Mais ille se redressa tout de même et marcha vers son bourreau. Son regard, rempli de tristesse, balaya l’assemblée déjà plaintive. Puis, ses yeux glissèrent sur la petite ruelle, entre l’enclos et la boutique. Elle était dégagée, et seules quelques foulées la séparaient de la fin du village.
Non, ille ne voulait pas devenir ce qu’on lui imposait d’être.
Ille en avait assez de se faire rouer de coups, par ses congénères ou son maître.
Assez de porter des lingots qui lui déboîtaient ses petits doigts.
Assez de crever de faim et de soif à longueur de journée.
Assez !
Soudain animé par l’esprit rebelle, l’esclave se redressa et se précipita vers sa seule porte de sortie, les larmes aux yeux.
‘Si je meurs, au moins je n’aurais plus rien à subir.’
Repus par ce repas inopiné, Zenka délaissa enfin la carcasse et la dissimula entre les caisses. Cela lui avait pris toute la matinée, néanmoins, elle était à présent pleinement apaisée.
Elle se redressa d’un bond, prête à reprendre la route et laissa un dernier regard vers le cadavre en charpie.
‘J’ai dévoré un homme… Suis-je canni… Non. Je suis un monstre, plus une humaine.’
Elle pinça les lèvres à cette pensée, puis retourna vers la rue principale. Malgré la journée bien avancée, personne ne l’occupait et cela l’arrangeait bien. D’un pas plus lourd et lent, elle se dirigea sans attendre vers la sortie sud du hameau.
Plus loin elle serait quand ils découvriraient le corps, mieux elle se porterait.
Brusquement, alors que le sentier abrupt commençait à se faire voir, derrière les dernières demeures, quelque chose se mit en travers de son chemin, l’obligeant à piler nette.
S’assurant rapidement que sa pèlerine la recouvrait bien, la jeune femme baissa son regard bicolore sur l’importun.
C’était une jeune fille, très jeune, plus jeune que Zenka, horriblement amaigrie. Seulement vêtue d’un simple drap troué et sale, elle était couverte de bleue et de croûtes épaisses. Ses cheveux, assez long, brun et plus qu’en bataille, recouvraient son visage arrondi et candide.
Elle leva son regard noisette vers elle, les larmes aux yeux. Mais à peine eut-elle entre ouvert la bouche, qu’un colosse enragé arriva. La main gauche serrant avec force son martinet.
-Reviens ici, p’tit larbin !
Il lui asséna plusieurs coups de fouet dans sa direction.
Après un rapide coup d’œil, Zenka en déduisit qu’il devait être forgeron.
Autrement dit, un abruti avec des muscles et sans cervelle, s’en prenant à plus faible que lui.
L’hybride plissa les yeux et repéra la trajectoire du fouet. S’approchant doucement, elle l’attrapa en vol de sa main humaine. La morsure du cuir lui arracha un semblant de rictus.
Interloqué le forgeron tira plus fort que jamais sur le manche, mais en vain. La main de Zenka, toujours tendue en l’air, ne bougea pas d’un pouce.
-Yeh ! L’étranger c’est pas tes affaires, alors dégage de là ! C’est mon esclave !
Intriguée, la jeune femme posa de nouveau son regard sur l’enfant. Elle n’avait ni les saisons ni la carrure pour être une main œuvre efficace. Et ce n’était pas non plus en la battant qu’il en tirerait quelque chose…
Zenka fit la moue, puis lâcha le fouet, alors que l’enfant se décomposait devant elle.
‘Dois-je la sauver ? Pourquoi ?’
Soudain, le souvenir de l’homme qu’elle avait tué revint.
‘Une vie prise, pour une vie sauvée ?’
Content que la situation tourne en son avantage, l’homme imposant allait reprendre sa vile besogne. Il leva de nouveau son arme, paré à l’attaque. Cependant, Zenka délia en vitesse sa bourse rempli de petites pierres précieuse et la lui lança. Cette dernière s’ouvrit au contact du sol, laissant échapper tout son contenu. Des étoiles se mirent alors à scintiller de mille feux, le stoppant net.
-Cela devrait suffire ?
Interdit, l’homme laissa choir son fouet. Il reluqua, la mine soudain avide, le trésor qui s’étalait à ses pieds. Sentant qu’elle avait enfin gagné, l’hybride commença à repartir. Elle tourna le dos aux deux individus insignifiants.
Le forgeron la héla violement, la faisant grincer des crocs d’énervement :
-Tu, tu crois pouvoir ach’ter tout à tout le monde, com’e ça, l’étranger ?! Même pas capable de s’frotter à moi ! Peuh !
Son crachat fit la moitié de la distance qui les séparait.
La fureur, pourtant dument apaiser avec le repas de la matinée, grignota sa patience. Zenka regarda par-dessus son épaule, avec un angle bien ajusté, dévoilant juste son iris rouge-sang.
-Viens tenter ta chance. Je t’attends.
Le forgeron sembla avoir aperçu un monstre. Il devint pâle comme un linge et se décomposa sur place. Tremblant comme une feuille, il ramassa son nouveau trésor, sans la quitter des yeux.
Un sourire satisfait en coin, Zenka reprit sa route, sans plus tarder.
Et le passage : une vie prise, une vie sauvée, j'adore (et tant mieux pour le/la petit esclave)
Quelques petites fautes repérées, je te les liste :) :
à l’abri des regards indiscret(s)
la jeune femme s’y approcha à pas feutrer (feutrés)
lui agresser ses sinus, si sensible(s)
toujours caché(e) sous la capuche et enveloppé(e) de la cape
attendaient l’arrivé(e) du maître sans bouger.
un fouet tressée => tressé
plus lourd(s) que son propre corps