Chapitre 6 : Remboursement

Les arbres disparurent pour céder la place à une grande plaine à l’horizon bouché par de gigantesques montagnes aux sommets enneigés. Camille s’arrêta pour profiter du paysage et Ceïlan ne s’en agaça pas. L’elfe blond était adorable. La jeune femme appréciait énormément sa présence. Il se montrait attentionné, tendre et gentil. Il chantait merveilleusement et son corps ! Elle en aurait volontiers mangé !

Elle faisait de jolis rêves depuis son arrivée à Adesis. Il fallait dire qu’il y avait de quoi. Entourée d’êtres vivants magnifiques, Camille avait l’impression d’être au paradis. Même l’eau était délicieuse !

Et voilà maintenant qu’elle découvrait une ville, totalement normale avec des routes, des bâtiments en pierre et bois aux toits de tuiles en argile.

- Dalak ! indiqua Ceïlan. Le quartier des forgerons, celui des éleveurs et des meuniers. Là bas, le quartier général des Tewagi et l’immense bâtiment à l’est : les palais de coton, le lieu de résidence des femmes.

- Les femmes vivent toutes au même endroit ?

- Chez les elfes noirs, oui. Elles sont très peu nombreuses mais rassure-toi : si les hommes n’ont pas le droit d’entrer, les femmes, elles, ont le droit de sortir et elles le font souvent. Les rencontres sont agréables.

Camille sourit. Elle commençait à entrevoir un sujet principal sinon capital pour les elfes. Y avait-il un seul moment dans la vie d’une de ces créatures aux oreilles pointues ne tournant pas autour du sexe ? Camille ricana, amusée.

- Qu’est-ce qui te fait rire ? demanda Ceïlan.

- Rien. J’aime bien cet endroit.

- Je savais que Dalak te plairait.

- Je parle d’Adesis en général, précisa la jeune femme.

Ceïlan lui envoya un regard ravi.

- Ici, tu vas pouvoir manger de la viande. Je t’amène au « Canard savoureux ». Tu vas adorer !

Ce fut peu de le dire. Les plats servis dans cette auberge dépassaient très largement ceux du meilleur cuisinier d’Eoxit. Camille fut cependant gênée des regards insistants des autres clients.

- C’est flatteur, précisa Ceïlan. Ils te trouvent appétissante.

- Pardonne-moi si ma remarque est insultante mais j’ai l’impression que vous trouvez tout appétissant.

Les clients de l’auberge explosèrent de rire.

- De ce fait, poursuivit Camille, je n’y vois pas le moindre compliment. Ils agiraient de la même manière avec n’importe quoi ayant des seins… Quoi que, même pas vu que vous faites aussi ça entre hommes… Non vraiment, avec n’importe quoi.

- Pourtant, je choisis de passer du temps avec toi, indiqua Ceïlan.

- Ce qui, maintenant que je te connais un peu mieux, est très surprenant. Pourquoi agis-tu de cette manière ?

- Tu m’intrigues, admit-il volontiers.

- Je t’intrigue, répéta Camille en grinçant des dents. Je ne t’attire pas spécialement. Je suis juste un mystère à éclaircir.

- Ce n’est pas… commença Ceïlan mais il stoppa en voyant le visage fermé de son interlocutrice.

Un froid certain tomba sur l’auberge. Des elfes noirs se mirent à chanter et à battre en rythme des mains, des pieds, avec leurs pichets et leurs couverts. La musique ne ressemblait en rien à celles des elfes des bois. La mélodie des forestiers transperçait l’âme. Celle-là donnait envie de bouger, de danser, de remuer, de sauter. Camille imaginait volontiers des corps ondulants toute la nuit autour d’un grand feu. Elle ne comprenait pas les paroles mais dut s’admettre conquise par le spectacle. Les elfes noirs cessèrent en riant et le calme revint dans l’auberge.

- Merci pour ce très beau moment, dit Camille lorsqu’ils sortirent.

- Va dormir aux palais de coton. On repart demain. Ça te convient ? À moins que tu ne préfères que nos chemins se séparent ici. Je comprendrais que tu veuilles rester à Dalak.

- Non, non. T’accompagner me convient. J’aime la façon dont tu me fais découvrir Adesis.

- Là où je vais, c’est la mort que tu vas découvrir.

Camille lui lança un regard interrogateur.

- Je travaille sur la frontière, en face des terres sombres.

- J’en ai beaucoup entendu parler. Les voir ne me déplairait pas.

- C’est déprimant, prévint Ceïlan.

Camille prit note. Elle rejoignit le lieu de vie des femmes, découvrant un palais magnifique, aux couleurs chatoyantes, aux mosaïques sans commune mesure, aux tapis merveilleux. Les bibelots incrustés de rubis, d’émeraude et de diamant la déroutèrent. Les femmes recevaient les plus belles choses d’Adesis. La nourriture dépassait toute comparaison.

Les résidentes lui firent bon accueil. Leur chaleur et leurs sourires ne parvinrent pas à éclipser leurs habits : ces femmes à la peau sombre portaient du tissu rouge moulant masquant à peine leurs formes, laissant leur ventre, leur dos, leurs bras et une bonne partie de leurs jambes, le tout tatoué, visibles. C’était une évidente invitation au sexe. Camille dut lutter pour ne pas exploser de rire.

Seule consolation : tout le monde ici semblait sur la même longueur d’onde. Tous les elfes, hommes comme femmes, passaient leur temps à baiser, quelque fut leur couleur de peau. Camille ne comprit pas un mot des échanges entre les femmes en rouge qui parlaient toutes en amhric. Elle resta en retrait et finit par s’endormir, bercée par leur langue gutturale sans être désagréable.

Le soleil l’éveilla. Un petit-déjeuner robuste et excellent lui fut proposé. Elle sortit en pleine forme pour retrouver Ceïlan qui l’attendait, tout sourire, à la sortie des palais de coton. Ils prirent la route sous un vent tiède et un ciel bleu traversé de quelques nuages légers.

Ceïlan parla beaucoup des plantes. Il lui racontait la vie d’un arbre, pas d’une espèce en général, non, de l’un d’eux. Il expliquait comment il s’était développé en tant que graine, quelle stratégie il avait mis en place pour survivre, quels alliés il avait contacté, quels ennemis il avait dû abattre. Camille en fut abasourdie. Elle n’aurait jamais pu imaginer qu’une plante put avoir une vie aussi aventureuse.

De ce fait, elle passa un excellent moment. Ceïlan était intarissable sur le règne végétal. Elle commença à le croire lorsqu’il disait avoir fait pousser cette fleur uniquement par envie de lui faire plaisir et non pour la séduire, par pure amour de la nature. Il ne tenta rien vers elle, se montra courtois et avenant, avec légèreté et douceur. Camille passa ses nuits à rêver de lui, des songes très agréables, plein de tendresse et de baisers divins.

Le soleil venait de passer le zénith lorsque la taille des arbres commença à baisser. La différence brutale frappa la jeune femme. Les troncs disparurent pour laisser place à des fougères puis simplement à de la plaine herbeuse couvertes de petites fleurs blanches. Camille se rendit à peine compte de leur présence, l’attention accaparée par ce qui se tramait au-delà.

Un fossé rempli d’eau séparait la plaine herbeuse d’une terre noire vide de toute vie. Il soufflait ici un vent chaud et sec très désagréable. Sur ces terres sombres, des elfes noirs et des animaux mi-chien mi-cochon travaillaient, creusant le sol suivant un tracé imprévisible. Deux elfes des bois supervisaient le tout, guidant les ouvriers, répondant aux questions, reprenant les erreurs.

- Je savais qu’elles existaient, dit Camille. Nos légendes en parlent toutes. Je ne m’imaginais pas… Je ne sais pas. Pas ça, en tout cas. Que ressent-on quand on est dessus ?

- De la douleur, comme si notre vie nous était lentement mais sûrement arrachée. Il ne faut jamais s’endormir sur les terres sombres. On ne se réveille pas. Les ouvriers s’entraident. Si l’un d’eux se sent trop faible, il est immédiatement ramené à Adesis et remplacé.

- Depuis combien de temps creusent-ils ? demanda Camille.

- Trois générations environ.

- Je ne comprends pas ta réponse.

- La première fois que les terres sombres ont été repoussées par les elfes sous l’impulsion d’Elian, ton grand-père venait de naître.

Camille en eut le souffle coupé. Elle regarda ces gens qui sacrifiaient leur vie pour repousser le mal. Une intense peine l’envahit. Les larmes affleuraient. Anamerh lui avait dit que des gens comme elle, des sorciers non formés, étaient à l’origine de ce désastre.

- Vous en avez encore pour combien de temps ? demanda Camille.

- Ces elfes-là n’en verront pas la fin, leurs fils non plus, les fils de leurs fils non plus.

Camille en eut le tournis. Une nausée la saisit.

- Pourquoi le faites-vous ? Je veux dire… Pourquoi cette charge vous revient-elle ?

- Personne d’autre n’est en mesure de le faire. Elian a trouvé la solution par hasard.

- Pourquoi les humains ne vous aident-ils pas ?

- Parce qu’ils s’en moquent. De notre côté, c’est vital. Notre territoire est si petit. Il l’était encore plus au départ. Seule Dalak luttait contre le mal et encore, les conditions de vie étaient rude.

- Vous viviez tous à Dalak ?

- Non. Seuls les elfes noirs, chassés de L’Jor par les humains devenus les troliens y demeuraient. Nous, les elfes des bois, vivions sous la coupe des falathens après que les eoxans nous aient forcés à l’exil.

- Les eoxans vous ont… Quoi ?

- Ton pays actuel est notre ancien lieu de vie. Lorsque les vôtres sont venus y chercher refuge après l’apparition des terres sombres, ils ont traqués nos hommes pour les tuer et nos femmes pour les réduire en esclavage. Quelques uns ont réussi à s’enfuir pour créer une nouvelle communauté dans une forêt au sud de Falathon, nommée Irin, tellement petite qu’elle peinait à supporter notre nombre pourtant très faible, à peine quelques milliers.

Camille ne put empêcher les larmes de couler. Elle connaissait l’histoire de l’exode noir. Des sorciers avaient détruit la terre, la rendant stérile, obligeant tout un peuple à l’exil. Les falathens leur avaient refusé le passage. Les eoxans l’obtinrent par la force. Au nord, ils découvrirent des terres riches et fertiles et s’y installèrent. Nulle part n’était fait mention d’un peuple déjà présent ou d’une quelconque extermination de masse.

Ceci dit, les eoxans considéraient les elfes comme des animaux. Les textes indiquaient bien des terres bouillonnantes d’une vie riche et variée. Pourquoi spécifier la présence et l’usage d’une espèce parmi d’autres ? Camille hoqueta de mal-être. Son peuple avait commis un crime atroce.

Soudain, elle voulut ressentir l’origine de tout ça : le mal. Le savoir était une chose. Le voir la saisissait d’effroi. Elle voulait aller jusqu’au bout de la démarche. Elle avança d’un pas pour franchir le fossé la séparant des terres mortes.

À peine fut-elle de l’autre côté qu’elle s’écroula. Ceïlan bondit sur elle pour la prendre dans ses bras et la ramener sur le côté vivant. Il la déposa au sol, visiblement inquiet.

- Camille ? Ça va ? Les humains sont habituellement plus touchés que les elfes mais jamais à ce point-là ! Tu sembles incapable de te lever !

- Rien à voir avec les terres sombres, ricana Camille. Mon sort a juste disparu au contact du mal.

- Ton sort ?

Ceïlan fronça les sourcils. Il écoutait la nature autour de lui et grimaçait. Camille plongea sa main droite dans son aumônière et en sortit son petit carnet. Elle tourna quelques pages et arrivée à l’endroit voulu, se mit à lire à voix haute :

- La magie porta Camille, lui permettant de s’asseoir, de se tenir debout, de marcher, de courir, tout en l’enveloppant d’une illusion permettant à tout observateur, la sorcière y compris, de la croire en train de se mouvoir d’elle-même.

Camille se redressa en soupirant. Ceïlan trembla de partout.

- Tu n’es pas capable de te redresser sans l’aide de la magie ? bafouilla-t-il.

Camille fronça les sourcils. Elle se leva.

- J’ai essayé de rajouter « sauter », « s’accroupir », « nager », « grimper ». Ça me pompait trop d’énergie. Je sentais ma vie m’échapper. J’ai failli mourir. J’ai beaucoup testé. Celui-là me fera mourir jeune mais je ne peux pas faire moins.

- Retire l’illusion, proposa Ceïlan. Tu en avais besoin à Eoxit, je l’entends. Ici, tu n’as pas besoin de faire croire.

Camille prit son carnet et écrivit une nouvelle phrase. Elle se remit au sol et lança :

- Ce sort prit fin.

Elle se sentit bien mieux. Le sort lui prenait tellement d’énergie. Elle se sentait fatiguée en permanence. En revanche, son handicap lui était difficilement supportable. Elle préférait largement être fatiguée mais pouvoir se mouvoir.

- La magie porta Camille, lui permettant de s’asseoir, de se tenir debout, de marcher, de courir, tout en l’enveloppant d’une illusion permettant à la sorcière de se croire en train de se mouvoir d’elle-même.

Camille se redressa et fit quelques pas. Le visage de Ceïlan se couvrit de rides et il frissonna.

- Ça donne l’impression que tu voles.

- Parce que c’est le cas, indiqua Camille. Mes pieds ne touchent pas le sol.

- Tu sembles bien plus maigre, remarqua Ceïlan. Cependant, la dissonance a disparu.

- Dissonance ? répéta Camille.

- J’ai toujours ressenti une fracture entre mes différents sens en ta présence. Ça va mieux. En revanche… Camille, je suis guérisseur. Je peux peut-être faire quelque chose pour toi !

- La nature m’a voulue ainsi. Tu ne peux pas aller à l’encontre de sa volonté.

- La nature n’est pas aussi cruelle, répliqua Ceïlan.

- Bien sûr que si, répliqua Camille. Est-ce parce qu’il est insultant qu’une eoxanne et un elfe des bois se reproduisent ? Ça ne me surprendrait pas. Nous avons fait tellement de mal aux elfes. La nature indique sa contrariété. Cela n’aurait pas dû être. Je suis une infamie.

- Non ! s’écria Ceïlan en s’approchant de Camille.

Il prit la jeune femme dans ses bras avant de prendre son doux visage entre ses mains.

- Tu n’es pas une infamie. La nature ne te rejette pas. Laisse-moi au moins essayer, s’il te plaît ! Coupe ton sort que je puisse voir et sentir la réalité de ton état. Je t’en prie !

Camille secoua négativement la tête. En réponse, Ceïlan déposa ses lèvres sur les siennes. Elles avaient un goût sucré et l’odeur des roses. Camille ne put s’empêcher de lui rendre le baiser, tellement désiré avant de le repousser.

- Pourquoi te le refuser ? demanda-t-il. Tu mérites un peu de tendresse !

Camille recula d’un pas et Ceïlan grimaça. Elle savait qu’à ses yeux à lui, elle venait de léviter en arrière.

- Je vais relancer l’illusion globale. La différence est minime sur l’énergie qui m’est prise. Je ne veux pas déranger les gens autour de moi.

- Camille ! lança Ceïlan, la voix tremblotante, hoquetant de peine.

Elle s’allongea au sol. Elle ouvrit son carnet à la page correspondante, posa son doigt dessus et annonça :

- Ce sort prit fin.

Ceïlan lui arracha le carnet des mains. Elle observa le guérisseur qui déposa l’ouvrage derrière lui avant de fermer les yeux, les bras en avant au-dessus du corps de la sorcière. L’elfe blond à la voix séraphique fronça les sourcils et son magnifique visage se couvrit de rides. Lorsqu’il rouvrit les yeux, il pleurait.

- Tu ne peux rien pour moi, dit Camille et ce n’était pas une question.

En silence, il lui rendit son bien. Il s’assit, anéanti. Camille relança le sortilège et se releva.

- Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en désignant des bâtiments au loin.

Elle n’avait jamais vu de constructions en dehors de Dalak à Adesis. Ces grandes palissades attiraient son attention.

- Les fermes à orc, dit Ceïlan en se relevant, le souffle court et la voix chevrotante. Tu veux rencontrer les éleveuses ?

- Éleveuses ? répéta Camille, surprise par le genre choisi.

- Lorsque les sauveteurs ramènent des elfes tenues en esclavage et torturées par les eoxans, ils les amènent ici. Les orcs sont des bêtes fidèles, calmes et tranquilles. Ils ne jugent pas, ne critiquent pas, écoutent sans couper la parole et ne refusent jamais un câlin. Ils sentent quand leur dresseur ne va pas bien et viennent le soutenir. Ce contact aide les traumatisées à reprendre goût à la vie. Certaines n’y passent que quelques jours. D’autres y restent une génération entière. Cela les aide à surmonter.

Camille pleurait.

- Laisse-moi. Je veux rester seule.

Ceïlan se tourna vers la sorcière. Il comprenait qu’elle veuille prendre le temps de digérer un peu tout ça.

- Je reviendrai vite vers toi. Camille, je ne perds pas espoir. Il y a d’autres solutions. Je trouverai comment te soigner.

- Il ne faut pas s’opposer à la nature sinon elle crée ça ! lança Camille en désignant les terres sombres.

 

##############################

 

Ceïlan recula et disparut sous les arbres. Il refusait d’admettre sa défaite. Il était le plus grand guérisseur au monde. D’accord, le corps de la jeune Camille était anéanti et ne ressemblait plus à rien. D’accord, aucun muscle n’existait en dessous de son estomac et ses nerfs ne fonctionnaient pas. Et alors ? Il y arriverait. Il trouverait une solution. Il rendrait à cette innocente sa capacité à marcher, à ressentir et à baiser.

Il dut traverser la moitié d’Adesis mais il retrouva Elian. Elle lui lança un regard lascif auquel il ne répondit pas. Elian fronça les sourcils.

- Que la lune et le soleil guident tes pas, mon amour. Theorlingas se plaint que tu n’as pas rejoint ton poste.

- Que la lune et le soleil guident tes pas, ma reine. Theorlingas se plaint tout le temps.

Elian sourit à la réplique mais cessa en constatant le visage grave de son frère. Il poursuivit :

- Je viens te demander l’autorisation de donner à boire du wiha à Camille, beaucoup.

- Pourquoi veux-tu qu’elle en avale ? demanda Elian.

- Depuis quand quiconque a-t-il besoin de notre autorisation pour boire du wiha ? intervint Dolandar. Nous avons conseillé aux elfes de ne pas en consommer mais en aucun cas il n’y a la moindre interdiction.

- Camille est un cas à part, rappela Ceïlan. Elle n’est debout que grâce à l’aide de la magie. La moitié inférieure de son corps est morte, depuis sa naissance apparemment.

Elian et Dolandar en eurent le souffle coupé.

- Alors vous ne pourrez rien faire, lança Anamerh. La nature l’a créée ainsi. Elle restera ainsi.

- Vous n’en savez rien. Je veux essayer.

- Mes eoshen ne vous aideront pas, prévint Anamerh.

- J’ai l’habitude que vous ne serviez à rien, grinça Ceïlan.

Il se prit un regard noir de l’eoshen mais ni Elian ni Dolandar ne défendirent l’honneur de leur compagnon de pouvoir.

- Tu peux lui… Oh ! s’exclama Elian en fronçant les sourcils.

Ceïlan enfonça sa tête dans ses épaules. Lui aussi souffrait. La cacophonie lui créait une profonde migraine.

- Ah ! Mais taisez-vous ! hurla Elian, sans succès.

Ceïlan vit Anamerh fermer les yeux.

- Qu’est-ce qui se passe ? s’exclama Elian. Je ne comprends rien dans ce capharnaüm.

- Les terres sombres viennent de subitement reculer, annonça Anamerh. Salam, qui se trouvait sur la bordure prêt à faire pleuvoir, vole au-dessus du continent afin de trouver la nouvelle frontière, si celle-ci existe. Il a déjà parcouru une grande distance. Le désert est franchi. Il continue sa descente vers le sud.

Ceïlan n’en revenait pas. Comment ? Pourquoi ? Les terres sombres avaient-elles enfin accepté leur défaite ? La corruption s’était-elle apaisée ? Sa colère passée ?

Anamerh frémit et le canal sonore redevint incompréhensible.

- Anamerh ? demanda Elian.

- Salam a trouvé la nouvelle frontière. Il faut se dépêcher de tout amener là-bas. Les terres sombres remontent, lentement, mais sûrement. La ligne est immense. Chaque instant de perdu nous demandera des lunes d’effort. Tout le monde est réquisitionné.

- Allons-y alors, ordonna Elian.

Ils retrouvèrent les fermes à orcs, prévues pour être déplacées pour suivre la frontière. Devoir tout ranger et déplacer aussi loin, aussi vite, déroutait tout le monde. Elian et Dolandar se répartirent la tâche pour diriger les travailleurs. Anamerh coordonna les eoshen, venus en renfort pour transporter les planches et les machines, soutenir magiquement les ouvriers vers le nouveau lieu.

Elian demanda à Anamerh de contacter Bintou et lui demander l’intervention des kwanzas disponibles et même de quelques msumbis si certains se portaient volontaires.

- Quelle est la taille du nouveau territoire ? demanda Elian une fois la situation sous contrôle.

- Ceïlan, pourriez-vous faire apparaître une carte du continent ? demanda Anamerh.

Ceïlan hocha la tête. Il contacta la nature et les plantes du coin se tordirent pour créer une réplique miniature des terres au sud du fleuve Vehtë. Anamerh traça une frontière de son doigt, un trait rouge restant visible après son passage.

- Les deux tiers des terres sombres ont été soignées d’un coup, comprit Elian.

- La surface d’Adesis vient d’être multipliée par cinq, confirma Anamerh. Les msumbis vont pouvoir obtenir gain de cause. Leur territoire va pouvoir s’agrandir et les elfes s’ébattre enfin en toute liberté.

- Le désert sec est débarrassé de la corruption, constata Elian, les larmes aux yeux. Il s’agissait de notre plus grande difficulté à venir : vaincre les terres sombres dans un désert chaud alors que notre technique nécessite l’usage d’eau. Pourquoi les terres sombres ont-elles reculé ainsi d’un coup ?

- Où est Camille ? demanda Ceïlan, se rendant soudain compte de sa disparition. Je l’avais laissée ici. Anamerh ? Pourriez-vous la trouver ?

- Non, répondit Anamerh. Je ne suis pas un truffier.

Ceïlan grimaça.

- Theorlingas ? appela Ceïlan sur le canal sourd redevenu disponible.

- Quoi ? répondit méchamment le nilmocelva. Je suis occupé. J’ai de la vie à remettre sur des terres.

- Vu l’immensité à couvrir, une pause ne changera rien. Pourrais-tu demander aux animaux de me trouver Camille ?

- C’est qui, Camille ? gronda Theorlingas.

- La demi-elfe venue demander asile à Adesis. Elle se trouvait à mon emplacement en début d’après-midi.

Il y eut un long silence. Ceïlan n’entendit rien. Le guérisseur n’entendait pas le chant du nilmocelva et inversement. Maîtres dans leurs compétences, aucun ne percevait la mélodie de l’autre. Le soleil commença à disparaître à l’horizon, colorant le ciel de rouge et d’orange.

- Elle se trouve à trente pas de toi au sud. Par contre, je te préviens : elle est morte, annonça Theorlingas.

- Quoi ? s’écria Ceïlan.

- Suis cette araignée. Elle va te guider jusqu’à son cadavre.

Ceïlan sentit une grande peine dans le ton de Theorlingas. Il lui en fut reconnaissant. Les décès étaient rares à Adesis et toujours emplis de tristesse. Qu’elle fut à moitié humaine, sorcière et arrivée depuis peu ne changeait rien.

Ceïlan suivit seul l’araignée. Elian, Dolandar et Anamerh géraient le déménagement des soigneurs vers le sud. Une longue marche les attendait. Le travail devait être fait vite. Ceïlan n’était pas nécessaire. Il faisait pousser les plantes sur les terres soignées. Il n’aidait pas à faire reculer la corruption. Son absence ne gênerait en rien.

Il parcourut les derniers pas en tremblant. Camille reposait sur le sol, allongée, sereine, le visage radieux. Il s’agenouilla à côté d’elle. Elle ne portait aucune blessure visible. Que s’était-il passé ? Il avisa qu’elle tenait son carnet dans la main droite. Il s’en saisit.

Les dernières pages étaient couvertes de textes raturés, rayés, corrigés pour aboutir au dernier : « Les terres soignées reculèrent, s’inclinant devant la pureté des elfes des bois, reconnaissant leur valeur, alliés de la nature, contre ce mal détruisant la vie. La corruption s’échappa vers le sud, poursuivant sa fuite jusqu’à atteindre l’océan ou que Camille ne meurt en lançant ce sort. »

La seconde option s’était produite. La sorcière avait manqué d’énergie pour soutenir un tel effort. Elle l’avait payé de sa vie.

- C’est Camille, lança Ceïlan dans le canal sourd de communication commune.

- C’est Camille quoi ? demanda Elian.

- Tu pollues ce canal ! gronda Theorlingas. Il y en a qui bossent !

- C’est Camille qui a fait reculer les terres sombres. Elle a lancé un sort mais trop puissant pour elle, elle en est morte, indiqua Ceïlan.

Un silence de mort tomba sur Adesis.

- Elle s’est suicidée, en conclut Ceïlan.

- Elle s’est sacrifiée ! répliqua Anamerh.

- Ce n’était pas à elle de le faire, pleura Ceïlan. Elle était innocente.

- Qu’une sorcière eoxanne meure pour soutenir les efforts de générations d’elfes ne me semble pas complètement injuste, rétorqua Anamerh. Nous honorerons son sacrifice. Quand nous aurons stabilisé la nouvelle frontière, elle recevra les honneurs correspondant à son don.

- Que sais-tu du sacrifice ? siffla Ceïlan profondément blessé.

Il se souvint du goût des lèvres de la jeune femme sur les siennes. Elle désirait bien davantage. Elle s’était retenue. Elle était morte sans connaître ce bonheur. Ceïlan aurait pu la soigner. Il en était certain. La situation le rendait fou de rage.

- Il me semble que nous savons tout deux très bien ce dont il s’agit, indiqua Anamerh d’une voix triste.

- Je te trouve injuste, Ceïlan, intervint Elian sur le canal sourd sur lequel il ne faisait aucun doute que tous les elfes étaient branchés.

La reine soutenait l’eoshen. Une première ! Ceïlan fondit en larmes en fermant les yeux de la sorcière. Une innocente arrachée trop jeune pour une cause qui n’était pas la sienne. Cette injustice lui arracha un hurlement retentissant puis seul le silence l’enveloppa.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
blairelle
Posté le 13/09/2023
Oh pauvre petite... La fin est assez brutale quand même.
J'aime bien le dilemme entre "faire semblant d'être valide mais en dépensant de l'énergie et en mettant sa santé en danger" et "accepter de ne pas pouvoir marcher ni bouger et ne pas pouvoir profiter", même si j'aurais bien aimé une troisième possibilité, avec un fauteuil roulant/volant par exemple

De notre côté, c’est vitale. => vital
Qu'une sorcière eoxane meurt => meure
Nathalie
Posté le 13/09/2023

Bonjour blairelle

La fin est brutale, en effet, et c'est voulu.

Camille a dû vivre avec ce dilemme. Elle a choisi une voie. Elle est discutable, certes, mais son choix est acceptable. Elle s'est sacrifiée. Ca n'empêche pas que ça soit très triste, en effet.

J'espère en tout cas que tu auras encore passé un bon moment en compagnie de mes mots.

Merci pour les coquilles !
Vous lisez