Chapitre 6 : Statues

Lucy fixait le feu d’un regard vide.

Le refuge était empli des lamentations de Martha. La mère éplorée était secouée de violents sanglots, ponctués de cris déchirants.

- Non ! C’est impossible, pas encore, pas encore un de mes enfants ! répétait-elle depuis plusieurs heures.

Curtis la berçait dans ses bras, tentant de retenir ses propres larmes.

C’était lui qui, lorsque les loups avaient emporté Wolfheim, avait refusé d’aller le chercher.

- C’est trop dangereux, avait-il dit, ces loups ont osé attaquer deux humains en pleine santé malgré l’odeur d’un ours. Ils étaient désespérés, il pourraient très bien nous attaquer aussi. Ils doivent être loin maintenant, et puis ça ne sert à rien d’aller à la poursuite d’un cadavre.

Lucy avait sursauté au mot « cadavre », son estomac s’était soulevé. Elle avait eu très envie de gifler Curtis, mais un seul regard dans les yeux plein de tristesse du jeune homme l’en avait dissuadé. Elle s’était courbée sur le sol avec un sanglot douloureux. Depuis, elle était tombée dans une sorte de léthargie. La perte de Wolfheim avait éveillé quelque chose de plus profond en elle, comme si elle avait déjà vécu cette situation. Elle s’était prostrée près du feu, fixant les flammes comme pour y chercher des réponses, amorphe.

Martha était inconsolable. Elle qui était d’ordinaire si calme était devenue hystérique, il avait fallu que Craig et Philip la retiennent de toutes leurs forces pour l’empêcher de se précipiter dans la forêt. Curtis tentait en vain de la calmer. Au milieu de ses cris déchirants, un autre nom était apparu : Katharina.

Lucy avait alors compris que cette Katharina était la sœur de Wolfheim, et qu’elle était morte.

Lucy, dont la curiosité naturelle s’était effacée, n’avait pas réagi à ce constat, cela lui était égal. Ce qui lui importait, pour l’heure, c’était le vide de la place à côté d’elle qui plantait dans son coeur une lance incandescente.

Ajaruk finit par revenir de la chasse, longtemps après que la nuit soit tombée. Il balaya le refuge d’un regard lourd, ce qu’il voyait confirmait les traces qu’Oka avait découvertes. L’ourse se mit à rugir, dehors. On l’entendit donner de grands coups de griffes dans la neige, puis elle se roula en boule devant la porte, cachant sa tête dans ses larges pattes.

Ajaruk referma lentement la porte derrière lui. Il s’approcha du feu avec raideur, chacun de ses mouvements était sec et minimaliste. Tout dans sa physionomie inspirait la rigidité. Il plia son corps noueux pour s’asseoir aux côtés de Lucy, transperçant les flammes du regard comme s’il leur en voulait personnellement. La jeune fille pivota la tête vers lui, ses yeux étaient atones. Un instant flotta entre eux, elle avait envie de dire quelque chose, mais n’en avait pas la force. De son côté, Ajaruk, après un bref coup d’œil dans sa direction, ouvrit la bouche et déclara d’une voix rêche :

- Cela doit cesser.

Lucy ne comprit pas très bien le sens de cette phrase, elle arrondit légèrement les yeux. L’indien retourna son regard aux flammes coupables et se ferma à toute discussion. L’espace d’un instant, elle crut voir une larme au coin de son œil.

- Oui, c’est sûr, ça doit cesser, fit Craig qui était assis un peu en retrait.

Il faisait nonchalamment danser dans ses mains un couteau effilé qui lançait de temps à autre le reflet du feu dans un flash éblouissant.

- Klein est fou, ajouta-t-il. Il va nous mener à la mort. Il prétend qu’on pourra partir avant que la mer ne gèle, mais c’est peu probable. Je suis juste venu pour l’argent, je n’ai pas envie de crever ici comme un chien. S’il persiste malgré la mort de son fils, je pourrais bien le raccourcir.

Le couteau voltigea dans ses mains.

Ajaruk ignora totalement sa remarque, mais Lucy ouvrit de grands yeux effrayés. Philip jeta un regard gêné en direction de Martha et Curtis, qui, au milieu des lamentations, n’avaient rien entendu.

- Ne dis pas ça, on ne tue pas les gens comme ça…

- Si c’est une question de survie, je n’hésiterai pas. Je ne vais pas mourir pour des chimères.

- Oui mais…

- Arrête de jouer aux petits anges, me dis pas que t’es prêt à crever pour Klein ?

- Non… je…

- T’étais là quand sa gamine a clamsé, non ? Et qu’est-ce qu’il a fait, hein ?

- Il a arrêté l’expédition…

- Parce qu’elle était morte ?

- Parce que, sans elle, Ajaruk ne voulait plus nous guider jusqu’à la Maät…

- Voilà ! Tu parles d’un père !

Philip ne répondit rien, ses yeux se perdirent dans les flammes.

Lucy ne pouvait en entendre plus, cette discussion lui avait donné l’impression d’étouffer. Elle se leva, laissant les deux hommes et la statue qu’était devenue Ajaruk, et sortit du refuge.

La lumière glacée des étoiles l’accueillit, mais elle garda les yeux fixés sur le sol argenté. Elle frissonna et enfonça son cou dans son épais manteau en peau de phoque. Oka releva la tête, la considérant de ses petits yeux noirs larmoyants. La jeune fille eut un pâle sourire et caressa distraitement la tête de l’ourse.

- Toi aussi tu es triste, hein ? souffla-t-elle. Nous partageons la même douleur…

Alors qu’elle finissait ce mot, la sensation d’avoir déjà vécu cette douleur jaillit en elle. Elle se mit à trembler tendit qu’une vision l’engloutissait.

 

- Abe !

Elle hurlait, mais dans la tempête chaque cri était un soupir.

- Abe !

Elle croulait sous le poids d’un deuxième manteau, qui suffisait à peine à conserver la chaleur de son corps. Elle secouait, le visage déformé par la détresse, son ami. Le givre sur sa peau noire lui donnait un aspect grisâtre le faisant ressembler à une statue endormie, les paupières chargées de glace.

- Abe !

Sa voix se déchirait, les larmes gelaient sur ses joues et y traçaient des sillons sanglants.

- Abe !

Mais c’était inutile, il était mort.

 

Lucy tomba à genoux dans la neige, le corps soudain très froid. Elle demeura ainsi, sous le choc de ce souvenir. Elle tenta de ramener à elle tout sa mémoire, mais celle-ci s’enfuit.

Abe est mort, se dit-elle. Et malgré le fait qu’elle ne savait pas qui il était, elle se mit à trembler sous le coup de la douleur. Dans sa tête se mélangeaient le visage souriant de Wolfheim et celui, figé, d’Abe.

Elle se recroquevilla sur elle-même, secouée de violents frissons. Elle crut revivre son cauchemars quand un souffle chaud vint chasser le froid de son coeur.

C’était Oka, qui s’était relevée, le museau en face des yeux de Lucy. L’ourse présenta son flanc à la jeune fille, qui se blottit dedans en pleurant à chaudes larmes.

- Le monde est injuste, hoqueta-t-elle.

Au bout d’un temps qui parut durer une éternité, l’animal fit signe à Lucy de monter sur son dos. La jeune fille obtempéra, intriguée et tremblante. Oka se mit alors à galoper loin du refuge. Secouée en tous sens, sa passagère dut défaire ses gants pour s’accrocher de toutes ses forces aux longs poiles de l’ourse. Malgré le vent glaciale qui s’insinuait dans ses vêtements, elle n’avait pas froid.

Après quelques minutes de course, Oka s’arrêta au sommet d’une corniche. De là, on avait une vue imprenable sur les contours argentés du paysage. Un silence duveteux régnait, Lucy avait l’impression d’être hors du temps.

L’animal lui donna un coup de museau et leva la tête vers la voûte céleste. La jeune fille l’imita, et en eut le souffle coupée.

Un dôme profond, d’un noir infini, enveloppait de son manteau doucereux un cortège de miroirs qui s’échangeaient leurs éclats opalins, sous le regard souverain d’une lune presque ronde. Lucy tendit la main, pleurant d’émerveillement et de tristesse mêlée.

- Le monde est si injuste… alors… pourquoi est-il si beau ?

Oka ne réagit pas, fixant les étoiles comme perdue dans ses souvenirs.

 

***

 

Le visage de marbre de Klein s’était un instant détendu. Ses sourcils froncés s’était arqués avec une lenteur difficile, révélant ses iris d’acier qui brillaient de surprise, sa bouche aux lourdes lèvres  épaisses s’était entrouverte sans n’émettre aucun son. Il fixait l’animal que lui présentait sa fille.

- Je peux savoir ce que c’est que ça ? demanda-t-il d’une voix raide.

Katharina lui servit un sourire d’une joie enfantine, désignant fièrement Oka et Ajaruk.

- Nos nouveaux employés ! clama-t-elle.

- Pardon ? grinça le colosse.

Wolfheim, debout près de sa soeur, fronça les sourcils d’un air inquiet. Quand la voix de son père se chargeait ainsi d’orage, ce n’était généralement pas bon signe.

- Ils s’étaient réfugiés en ville, mais il se sont faits prendre au marché aux poissons et ont frôlé la mort, expliqua Katharina.

Le regard de Klein se durcit encore.

- Et ? dit-il dans un bruit qui ressemblait à un raclement de gorge.

Katharina ne cilla même pas, c’était comme si l’animosité de son père glissait sur elle.

- Ils peuvent nous mener à la Maät, affirma-t-elle en élargissant encore son sourire.

Klein sursauta, du moins ses épaules massives se haussèrent-elles légèrement. Dans ses yeux écarquillés ses prunelles paraissaient minuscules.

- N’est-ce pas ? s’enquit sa fille en virevoltant vers Ajaruk.

Celui-ci acquiesça raidement, une étincelle d’incertitude dans les yeux.

Klein se leva lentement, il dominait même l’indien, pourtant élancé. Son regard d’acier transperça Oka qui hérissa ses poils. Ajaruk lui posa une main apaisante sur l’épaule, mais l’ourse se mit à gronder sourdement.

Le chef de la troupe ne cilla pas, il finit par lâcher au bout d’un temps interminable :

- C’est d’accord.

Puis il se retourna, rompant le contact visuel avec Oka, qui eut un mouvement de recule presque soulagé.

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Pluma Atramenta
Posté le 14/04/2020
Espèce d'écrivaine hors du commun !
Même dans les situations les plus dramatiques, tu arrives à poétiser ! J'espère que Wolfheim est adepte de magie noire et qu'il a plein d'Horcruxes, comme Asha ;)
C'est génial, j'enchaîne !
Puisses -tu chevaucher éternellement les étoiles,
Pluma.
AudreyLys
Posté le 14/04/2020
*^^*
Faut toujours poétiser c'est la base :P
Merci beaucoup tu me fais très plaisir <3
Et voler entre les nébuleuses ~
Helios Croc
Posté le 16/12/2019
J’attends la Maät avec autant d’impatience que les personnages je crois ;-)
Très beau le ciel étoilé, mais pas très prudent compte tenu de la dangerosité des lieux...(je suis encore un peu fâchée.)
AudreyLys
Posté le 16/12/2019
Contente de voir que ça te plaît^^
Bon, je pense qu'avec un ours comme garde du corps, elle n'a pas grand chose à craindre XD
Sorryf
Posté le 08/02/2019
Chaud que personne ne soit allé chercher Wolfheim ! enfin en meme temps c'est le plus crédible.
la pauvre mère.
Klein est vraiment affreux, son absense de réaction par rapport a Kat, putain :O
Le passé de Lucy commence à lui revenir... je me demande si ce serait pas mieux pour elle qu'elle ne se souvienne jamias de rien :(
J'aime bien qu'on voie un peu parler les autres membres du groupe, et leur révolte
Ajaruk <3
 
AudreyLys
Posté le 08/02/2019
Et oui... 
Et oui...
Et oui...
Et oui... heu... non, enfin tu verras
N'est-ce pas ? Moi aussi j'aime bien les fire discuter entre eux
 <3 Merci pour ton com, la suite ets postée ! 
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