Chapitre 60 : Ceux qu'on laisse (Fin)

La fumée s'élevait à l'Est et le clapotis des vagues chuchotait à l'Ouest. C'était arrivé. Du revers de la manche, Freyr polissait le bastingage du Skidbladnir. La fraîcheur de la nuit flattait les voiles du navire, qui, se balançant d'une vague sur l'autre, saluait le retour de son véritable capitaine. Freyr ne partageait pas son optimisme. Son regard ne quittait pas la voûte incandescente du ciel.

En brisant le Sort d'Odin, il avait entraperçu ce qui se déroulait présentement au cœur des montagnes. C'était la bonne chose à faire, le choix juste, s'était-il longuement répété. Mais le choix juste pour qui ? Pour Loki, qui en fuyant les griffes de l'Enchanteresse, avait attiré son courroux sur tout un royaume ? Un choix juste pour les Asgardiens qui avaient largement exploité sa détresse ? La justice avait-elle seulement sa place ? Un jour était-il passé sans que l'équilibre d'Yggdrasil ne soit assuré par l'injustice ? N'était-elle pas garante d'ordre ? N'était-elle pas nécessaire ?  Tous méritaient-ils leur sort pour autant ? Pouvait-on punir les héritiers et les instigateurs avec la même sévérité ? N'était-ce pas le prix que Loki avait accepté ? N'avait-il pas, lui aussi, tiré les bénéfices de cette situation ? Car enfin, il n'avait pas eu à craindre Angrboda plusieurs décennies durant. 

Sa décision avait été bonne ; aussi bonne qu'un être possédant sa nature et son histoire ne pouvait l’espérer, mais sans doute en existaient-il de meilleures. Les Ases connaissaient le même sort que les Vanes et Freyr ne pouvait se réjouir d’une telle tragédie. Deux peuples semblables, deux peuples à l'indéniable éminence, aux portes de l'extinction. Leurs derniers survivants, contraints de quitter leur territoire.

Une détresse inconnue s'empara de lui. Soudaine comme l'orage ; impitoyable comme l'Océan. Le dieu de la Vie, de toutes ses formes, étourdi par la chaleur poisseuse du sang au creux de ses paumes vacillait. Comment avait-il pu se laisser convaincre de bafouer ainsi sa nature ? Il se frotta compulsivement les mains dans sa tunique, obsédé par le nuage de cendres qui s'élevait, qui s'épaississait. Il fallait partir avant d'y être englouti. Que Loki soit maudit ! La terreur grossissait au fond de son estomac. Elle enflait et il la crut sur le point de déborder. La nuit s'enfonçait dans les plus épaisses ténèbres. Des nappes de brouillard effleuraient la surface de l'océan. Freyr se vit devenir un spectre valsant parmi d’autres fantômes.

Sur le point de sombrer, Freyr se raccrocha à la lueur de la plus scintillante étoile, filant sur la plage, portant la lumière argentée de la lune comme une tiare ; s'il avait eu à se fier à sa seule démarche, il aurait peiné à reconnaître sa sœur, tant elle semblait roide. Le fait des deux larges couffins qu'elle portrait à bout de bras et dont elle refusait d'admettre l'encombrant poids. Ce n'était pourtant pas la faute de sa suivante, Eir, qui la suppliait de la laisser se décharger de ces fardeaux.

« Mes fardeaux ! » s'écria Freya avec emphase.

Quelle terrible idée avait eu Eir d'appliquer un mot si terrible sur les deux princes de Freya ! Outragée, la Belle Vane rouspétait, soutenue par les ronronnements sourds de ses chats, dont les yeux jaunes sondaient la fraîcheur des embruns. Eir s'aplatit en excuses mais naturellement, cela ne suffisait pas.

A leur approche, Freyr ordonna au sable de créer un pont afin d'épargner leurs jupons de l'écume. Ainsi Freya et Eir enjambèrent-elles la marée et gagnèrent sans peine le plancher fraîchement lustré du Skidbladnir.

« Mon frère, soupira Freya en déposant les couffins au sol et en se jetant dans ses bras. Promets-moi que c'est la dernière fois que nous entamons un tel voyage. Mes pauvres amours sont à bout de force !

Les deux chats avaient déjà bondi des couvertures et jouaient à se pourchasser sur le pont. A bout de forces. Freyr rencontra le regard d'Eir. A bout de forces. Tous deux en doutaient. Toutefois, Freyr s'abstint de tout commentaire, trop préoccupé qu'il était par la pâleur maladive de Freya. Il savait sa sœur trop fière pour soigner sa propre faiblesse, aussi la reportait-elle sur ses deux diablotins de chats. Au moins n'avait-elle pas trahi la vocation de sa nature : Freya aimait toujours.

Freyr frictionna doucement ses épaules avant de reporter son attention vers la plage déserte.

« Est-ce tout ? N'y a-t-il personne d'autre ?

— Njörd n'est définitivement plus des nôtres, répondit Freya sans laisser paraître de regrets.

— Skadi et Tanagra sont parties de leur côté, compléta Eir.

— Ne sois pas défaitiste, mon frère. Certains ont su entendre raison. »

Entre les ombres mouvantes que peignaient, sur le sable, la lune et les nuages, progressait un laborieux cortège. En tête, se tenaient Nerthus et Torunn. L'aînée des Vanes avançait, soutenue par le bras de sa compagne. Suivaient la spectrale déesse Nanna à la longue chevelure de nacre, et Sif, drapée dans une cape de voyage dont ne dépassait que son épaisse tresse dorée. Ses trois enfants paraissaient affreusement maussades. Mödi pleurait dans les jupons de sa mère. Magni observait un silence obstiné. Thrud refusa de poser un seul pied sur le pont de sable. Elle réclamait son père. Saga fermait la marche, le nez sur des notes qu'elle prenait en marchant.

Lorsque tous furent enfin à bord, personne ne sut se saluer. Quelle émotion était-il approprié d'exprimer en de si singulières circonstances ? Le soulagement du départ devait-il prévaloir sur ceux que l'on laissait derrière soi ? Qui pouvait affirmer qu'il s'agissait d'un exode et non d'une cavale ?

Derrière eux, leur continent suffoquait, empoisonné par une fumée noire. L'incendie qui le consumait portait un nom ; et bien que par le passé, il fut souvent accusé, condamné à tort et à travers, aucune lèvre n'eut l'audace de se froisser pour le blâmer.