Chapitre 59 : Le Cœur de l'Enchanteresse

L'entrée clandestine dans le Sanctuaire sous les traits de Loki. Le vol du Cœur de l'Enchanteresse. Le signal projeté dans le ciel. La fuite vers les bois. La course dans l'obscurité. Tout s'était déroulé tel que prévu. L'air glacé dans ses poumons, les muscles échauffés de ses jambes et l'étirement de ses bras. Du haut de la falaise, Sygn n'éprouvait que le tremblement, le vertige incrédule de la réussite. L'euphorie l'avait consumée et désormais elle flottait au-dessus du monde comme un nuage de fumée. Il lui tardait de revivre cette nuit-là. De la raconter à Loki. D'être celle qui avait quelque chose à narrer. Un exploit à exposer. Un auditoire à satisfaire. Son cœur pulsait violemment dans sa poitrine et contre sa tempe, au fond de sa gorge ; en elle se propageait un sang bouillant mais dans la longueur de ses doigts, c'était autre chose. Ses os brûlaient de cette magie qui lui avait répondu. Qu'est-ce qui avait changé ? Un verrou avait sauté et ce qu'il avait libéré se déversait comme un torrent. Enfiévrée, Sygn se laissa glisser dans l'herbe couverte de rosée en jouant avec ces étincelles qui jaillissaient de ses paumes et qui tourbillonnaient autour de ses phalanges. Le continent battait contre son dos, aligné sur sa propre excitation. D'ici peu, le soleil étirerait l'ombre victorieuse de Loki sur le sentier, fendant les lieues à grandes enjambées pour la rejoindre. Il serait ravi. Il la jugerait digne de l'accompagner, ils iraient partout, des racines d'Yggdrasil à ses plus hautes cimes.

La fraîcheur nocturne apaisa quelque peu Sygn et sécha la sueur perlant dans ses cheveux. Un large sourire courbait ses lèvres. Une chose invisible l'étreignait. Une chose rassurante, chaleureuse. L'impossible qui ne l'effrayait plus, le monde qui se déroulait sous ses pieds et qui, enfin, lui offrait une place. Un vertige lui tournait la tête. Elle avait chaud, elle avait envie de rire. De laisser éclater sa joie, aussi folle, aussi démesurée fut-elle. Loki serait bientôt là. Et elle, elle se laisserait convaincre de porter son nom de naissance. Elle ferait mine d'y rechigner. Il insisterait et elle finirait par convenir que dans de telles circonstances, Sigyn, Compagne de la victoire, sonnait peut-être bien et qu’après tout, elle ne serait pas une usurpatrice de le revêtir.

Aux prémices de l'aurore, son impatience redoubla bien qu'aucun mouvement ne fut à relever sur le sentier. L'heure était encore particulièrement matinale et les festivités avaient coutume de s'éterniser à Asgard. Loki l'avait prévenue. D'ailleurs, avant de la retrouver, il avait également prévu un détour afin de semer les potentiels curieux et garder secrète leur collaboration. Sygn se savait déraisonnable de l'attendre de si bonne heure mais elle ne pouvait faire autrement.

La menace de l'ennui approchant, elle glissa la main dans la large poche plaquée contre sa poitrine.

Le Cœur de l'Enchanteresse tenait dans la main et au travers de son prisme, la peau paraissait d'or. Le Cœur se gorgeait de la couleur sanguine et de la chaleur du soleil. Sygn jurait le sentir, se dilatant contre ses doigts. Longuement, elle scruta sa surface gravée des caractères primitifs de la langue ancienne d'Yggdrasil ; et ces irrégularités rugueuses lui conféraient l'adhérence d'une patte d'araignée. Il agrippait la main de la sorcière et prit bientôt l'odeur de sa peau ; en imita les gerçures et la timide saillie des veines gonflées. Son poids s'estompait. Si elle n'était pas en train de l'examiner, Sygn aurait pu estimer sa présence aussi naturelle que celle de ses propres membres. Elle eut le désir irraisonné de le blottir contre sa poitrine. De le laisser se fondre en elle. Ce Cœur avait connu la plus terrible douleur, l'isolement, la colère ; la fureur suintait de ses parois de verre. Qu'avait-il d'autre à raconter ?

Soudain, il y eut un bruit. Le lointain galop d'une monture dont on agitait les brides. Sygn fourra le Cœur de sa besace et rampa jusqu'au bord de la falaise, tapie dans ses herbes folles. Elle ne distingua qu'une ombre, s'enfonçant dans la Forêt de Fer. Sur le sentier, elle ne tarda pas à reconnaître le spectre pâle de Skadi, sur les traces du premier cavalier. Bien qu'inquiète, Sygn ne s'avisa pas de changer de cachette, et plus tard dans la matinée, elle s'en félicita car de toute évidence, nul n'avait relevé sa trace.

Pareil au reste du Monde, le Grand Fleuve lui tendit les bras et sans s'en apercevoir, Sygn se laissa emporter par le doux courant de ses Eaux. Sur la berge, elle ne trouva rien d'autre que de l'herbe tendre derrière une frange de joncs verdoyants. L'air doux sur ses joues sembla emporter les doutes qui n'avaient eu de cesse de l'assaillir. Ils n'existaient plus et c'est comme si son corps avait oublié comment les manifester.

Un battement lourd la rappela à sa tâche. Elle n'avait pas prévu de le faire si vite mais le Fleuve l'avait accueillie. Un présage à ne pas ignorer. Loki n'en serait que plus rapidement soulagé. Elle aussi. Ils n'en partiraient que plus vite. Elle plongea la main dans sa besace. Le Cœur de l'Enchanteresse palpitait au creux de sa paume et, révélée par le Fleuve, sa monstruosité laissa Sygn interdite.

L'organe, car il n'avait plus rien de l'œuvre des forgerons de Nidavellir, avait maintenant la semblance d'une bête ratatinée. Une chose estropiée, raccommodée par de grossières cicatrices, encore habitée par la noirceur de sa maîtresse. Une chose qui n'acceptait pas son inanition, et dont émanait un râle. De quelle bouche, de quelle gueule s'échappait-il ? La chose cherchait dans l'air de quoi se nourrir. Elle sondait son environnement et convulsait comme un poisson sorti de l'eau. Elle s'emplissait de vide et sa souffrance n'en était qu'accrue.

Sygn s'agenouilla et le déposa dans un lit de trèfles. A mains nues, elle arracha par touffes le tapis de verdure. Les râles du Cœur lui inspiraient le plus profond malaise. Il lui fallait se débarrasser de cette chose. Vite. Elle grattait, elle creusait la terre noire comme une bête affolée, consciente de détenir un butin maudit. Un murmure lui chatouillait la nuque. Elle se fit sourde à sa rumeur. Et gratta. Creusa. Et enfin, le trou fut assez large. Le Cœur gémissait. Sygn l'enfonça dans la terre en le pressant, en le suppliant de se taire, en étouffant son agonie. La chose visqueuse se débattit mais en fin de compte, elle s’éteignit.

Sygn tremblait, blême. Prise de vertige, elle recouvrit la preuve de son crime avec un tapis de feuilles et de joncs.

Elle se releva, les genoux trempés. Et se figea.

De l'autre côté du Fleuve, deux yeux bruns avaient tout vu.

Les yeux bruns, pénétrants, d'une idole à la peau dorée et à la chevelure d'airain. De fins bijoux d'os polis sertissaient sa gorge et ses poignets. L'idole marcha sur l'eau comme elle marchait sur la terre ; sa longue robe de lin déposait un voile diaphane sur la rondeur de ses seins et la courbe de ses hanches. Son corps avait créé la vie, il l’avait portée, il l'avait endurée et affichait avec fierté la douleur de sa victoire.

« On m'a brûlée. On m'a transpercée. On m'a maudite mais jamais on ne m'avait enterrée.

Une force offrait Sygn à la contemplation de l'idole. Elle entendait ses mots, ressentait la caresse suave de son timbre derrière les battements du Cœur enfoui.

« Pensais-tu me tuer ?

Le battement. Lourd sous la terre, sous ses pieds. Elle avait commis la plus terrible des erreurs en s'en emparant. Loki le savait-il ? Savait-il ce qu'une telle audace engagerait ?

« Il t'a abandonnée.

Non. Non. Ils avaient fait cela ensemble. L'idole était rancunière et chacun de ses mots, un venin.

« Ensemble ? Tu es pourtant la seule que je vois, ici.

Mais où était-il à présent ? Pourquoi ne s'était-il pas joint à elle pour accomplir le dernier acte de sa libération ? Non. C'était une réaction hâtive. Plus encore, de la trahison. Il allait arriver. Elle ouvrirait les yeux et là, elle le verrait en contrebas, sa silhouette aiguisée par le soleil fendant les lieues.

« Et après ? »

Ils partiraient, tous les deux.

Ils partiraient, tous les deux ? Pour faire quoi ? Pour aller où ? Que ferait-il avec elle qu'il ne pourrait accomplir seul ? 

« Lazare. Siegfried. Lokten et maintenant lui.

Ils étaient partis. Et ils avaient tout pris. Ils l'avaient démantelée, pièce par pièce et désormais qu'il ne restait rien.  Pourquoi Loki s’encombrerait-il avec elle ? Il l'avait dupée. C'était la seule réponse. Il l'avait utilisée. Il avait menti. Il avait triché et il la savait trop faible pour se donner la peine de la craindre.

« Qu'ils soient pères, frères, amis ou amants, les hommes ne s'illustrent que dans la déception.

Sa poitrine était vide. Vidée comme un poisson. Laissée putride. Ce vide effrayant. Ce vide dans lequel résonnait le battement du Cœur. Ce vide qui accueillait tout ce qui passait à sa portée en espérant se remplir. Il pourrait l'accueillir. Il la complèterait. Il la guérirait.

« Prends-le. Prends-le et il retiendra ceux que tu désires aimer ou punir. »

Sygn ressentit un délicieux relâchement dans chacun de ses muscles. C'était pour lui qu'elle avait ce trou béant dans les entrailles. Pour nul autre. N'était-ce pas évident ? Torunn lui avait fait le plus précieux des présents.

« Prends-le. »

Sygn se sentit dépossédée de ses jambes. De ses bras. De ses gestes. De son corps. Elle répondait à la voix d'un mirage, elle s'animait par la volonté de l'idole. Sygn plongea les mains dans la terre humide. Elle déterra la chose terrible qui palpitait, ressuscitée. L'idole contemplait ses battements, un sourire carnassier entre ses lèvres pleines. Sous sa caresse, le Cœur redevint de verre. Une outre dont les parois renfermaient un éclat d'or. Du pouce, l'idole releva le menton de Sygn.

« Je ne suis pas lui. Je ne te mens pas. »

Vois-le, partir.

Sygn s'éveilla sur la falaise. La nuit était tombée depuis plusieurs heures et pourtant, le ciel brillait d'un terrifiant éclat turquoise. L'équilibre lui manqua. Elle peina à se relever. En contrebas, ce qu'elle vit la fit retomber à genoux. Lui rompit le souffle.

La Cité brûlait. Engloutie par une avalanche de flammes affamées. La Cité se noyait au fond de son bassin de pierre. Condamnée par un envoyé des Brasiers de Musspelheim. Dévorée par celui qu'elle avait trop souvent blâmé et qui s'était finalement libéré de ses chaînes. Le feu la dévorait, il éventrait les toits, éclatait les vitraux en une symphonie macabre et il s'infiltrait, se répandait partout et prenait tout ce qu'il pouvait. Il avalait les chemins, les sanctuaires, les êtres sans jamais se repaître. Son appétit grondait. Les hurlements des dieux rebondissaient entre les murs de leur forteresse, s'élevant vers des cieux dont aucun sauveur ne descendait. Mortel ou divin, nul ne vint à leur secours et leur châtiment dura jusqu'aux dernières heures de la nuit, ne cessant qu'une fois la dernière voix implorant miséricorde éteinte.

Il n'y eut alors plus rien. Que la fumée. Que la cendre en suspension. Que l'odeur nauséabonde de la mort. Que l'écho des suppliciés. Que le désespoir.

« La fille des Eaux se trompait. Sol aimait le reflet que lui renvoyait l'Océan mais aux côtés de sa liberté, cela n'avait pas la moindre valeur. Et la fille des Eaux s'est éteinte dans les abysses, incapable de se venger, trahie par un cœur si vide qu'il lui glissa des mains. »

Sygn comprit que l’idole disait vrai car alors, Loki ne vint pas la rejoindre. Au creux de ses paumes, le Cœur gonflé de l'Enchanteresse battait lourdement.

 

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