Liam retira difficilement sa lame du dos de la créature qu’il venait d’achever et cligna plusieurs fois des yeux, désorienté. Il s’écarta d’elle d’un pas tremblant, troublé de ne pas parvenir à reconnaître le lieu où il se trouvait. Depuis combien de temps était-il là ? Sa tête était terriblement douloureuse et ses souvenirs absents, s’était-il blessé pendant le combat ? Il porta ses doigts à sa tempe et grogna en les découvrant couverts de son sang. Liam regarda autour de lui, mais ses yeux manquaient étrangement de précision, certainement due au mauvais coup qu’il avait reçu.
Le jeune commandant réfléchissait à toute allure, s’il se trouvait bien sur un champ de bataille, alors il ne pouvait pas être seul. L’épée à la main, il avança avec prudence, guettant chaque bruit qui pourrait l’avertir d’un éventuel danger ou d’une aide bienvenue. Sa démarche était hésitante, il boitait et ses vêtements étaient souillés de sang. Il ne doutait pas qu’ils devaient probablement cacher de vilaines blessures, tout son corps lui faisait mal. Retrouver ses compagnons n’était pas une option.
Liam marcha longtemps, luttant contre la douleur qui menaçait de le faire tourner de l’œil. Pourquoi était-il seul au milieu de nulle part ? Cela n’avait pas de sens. Malgré tous ses efforts, sa mémoire restait hors de portée, comme si elle refusait de lui apporter des réponses.
Et ce silence. Il détestait le silence de mort dans lequel il évoluait et où résonnaient sa respiration chaotique et son pied traînant sur le sol. Tout ça n’était pas bon signe. Liam était mal en point, il en avait conscience. S’il se faisait attaquer dans cet état, seul dans cet étrange endroit dont il ne se souvenait de rien, il n’avait aucune chance de s’en sortir.
Comme si cela ne suffisait pas, un épais brouillard se leva et l’entoura, l’empêchant de voir à plus d’un bras devant lui. Liam jura, la situation ne pouvait pas être pire. La lumière du soleil s’évapora pour ne devenir qu’une lueur diffuse, le laissant évoluer dans un univers vaporeux et grisâtre, totalement privé du moindre repère. Il redoubla de prudence, ignorant la douleur qui irradiait dans tout son corps, et continua d’avancer. Lorsque son pied buta soudain contre un obstacle invisible, Liam manqua de s’écrouler et peina à retrouver son équilibre. L’élancement dans sa jambe lui coupa le souffle et il dû se servir de son épée pour se maintenir debout le temps que les étoiles qui dansaient dans ses yeux s’estompent. Quand il redressa enfin la tête, le brouillard faiblissait, laissant progressivement place à une brume moins opaque.
Liam distingua d’abord des formes floues, sombres, à mesure que son champ de vision s’élargissait autour de lui. Puis celles-ci devinrent plus nettes, plus précises, révélant leurs véritables natures. Le jeune homme se trouvait bel et bien sur un champ de bataille. Le visage déformé par l’horreur, Liam réalisa qu’il se tenait au milieu de dizaines de cadavres. Qu’avait-il bien pu se passer ? Il tourna sur lui-même, effaré, découvrant sans le vouloir certains visages beaucoup trop familiers. Des soldats, des Ombres et même… Il ferma les yeux et s’appuya de nouveau sur son épée pour ne pas défaillir. Non, ce ne pouvait pas être possible, certains n’auraient même pas dû être là.
Un hurlement désespéré déchira le ciel et ce n’est que lorsqu’il cessa qu’il se rendit compte que c’était lui qui l’avait poussé. Sa gorge érayée le brûlait, mais il s’en moquait. Liam refusa de poser à nouveau ses yeux sur les corps, préférant se convaincre qu’il ne pouvait s’agir que d’une étrange ressemblance, d’une hallucination causée par la fatigue et la douleur. Il s’accrocha à cette pensée pour ne pas laisser le désespoir l’étreindre et pria de toute ses forces pour que quelqu’un réponde à son cri. Qu’un survivant se cache parmi toutes ces nombreuses vies perdues.
Liam se sentait mal, mais le silence qui l’entourait était bien plus douloureux. La large plaie de sa jambe s’était remise à saigner abondamment et sa tête tournait de plus en plus. Du sang coulait le long de sa tempe, effleurant son œil et disparaissant le long de son cou. Il passa une main dans ses cheveux poisseux et serra le poing de frustration et de rage, comme s’il voulait les arracher.
Par pitié, que quelqu’un me réponde.
Et puis, un léger craquement perça ce silence mortel. Devant lui, une ombre s’approchait, mais sa forme n’avait rien d’humaine. Le corps tendu, Liam releva son épée et regarda la créature franchir la brume. Il n’eut pas de mal à reconnaître l’allure désarticulée et la peau gris violacé du Kreiis. La bête se déplaçait sur la pointe de pieds, la majorité de son corps en appuie sur ses bras aux articulations cauchemardesques. Son énorme mâchoire pendait, entrouverte, révélant plusieurs rangées de dents souillées dont s’échappait un fin filet de bave. Le long de son corps musculeux se détachaient à peine les longues veines noires saillantes de la Corruption.
Enragée, la bête chargea, faisant trembler la terre sous son poids, balançant tour à tour ses bras en avant dans l’espoir de faucher Liam de ses griffes. Elle l’aurait arraché au sol dans la moindre difficulté, mais le jeune commandant était plus rapide. Sans même qu’il ait besoin de réfléchir, son corps bougea pour esquiver l’attaque, puis il abattit lourdement son épée dans le dos de la créature. Le coup avait à peine atteint sa cible que Liam repéra du mouvement derrière lui. Il bondit sur le côté sans aucune hésitation, évitant ainsi un choc mortel, mais sa jambe blessée ne résista pas à son poids et il plia un genou à terre en grimaçant.
Le silence résonna de nouveau autour de lui. Les Kreiis avaient disparu et le brouillard se renforçait peu à peu. Liam se redressa avec la certitude de vivre son ultime combat, prêt à tuer le maximum d’ennemi avant de s’effondrer à son tour. C’en était fini de lui, il le savait, mais le souvenir des visages de certains de ses proches massacrés le maintenait debout. Il leva sa lame, épuisé, mais écumant de rage, et tourna lentement sur lui-même, attentif au moindre changement. Il ferma les yeux, concentré, et lorsqu’il les rouvrit, une légion de monstres se déversa sur lui.
Liam chuta lourdement et se redressa en sursaut, le cœur battant à tout rompre. Il porta une main à sa tête douloureuse et regarda d’un air ahuri les murs de sa chambre. Il était empêtré dans ses draps, étalé sur le sol, une jambe encore dans son lit. Son corps était trempé de sueur. Liam se laissa retomber sur les dalles froides en soupirant, maudissant son sommeil agité et ses cauchemars. Il resta là longtemps, immobile, les yeux fixés sur le plafond. Quelle était la part de réalité dans cet horrible rêve ? Les batailles se succédaient, laissant leur flot de carnage derrière elles. Progressaient-ils vraiment ? Liam aurait aimé avoir la réponse à cette question, ou au moins pouvoir l’affirmer. La journée allait être particulière difficile et cette certitude aurait peut-être pu lui apporter un peu de baume au cœur. Son seul soulagement était que les proches dont il avait rêvé la mort étaient encore en vie, très loin de là où il se trouvait, mais cette pensée le faisait se sentir coupable au regard de tous les soldats décédés à ses côtés. Était-ce mal de ressentir cela ?
Quand Liam réussit enfin à se lever, il le fit sans s’en rendre compte. La matinée défila dans une semi-conscience étrange, comme s’il n’était pas réellement présent. Il erra longtemps dans la petite cité appelée Albaen, où lui et ses hommes s’étaient établis depuis un long moment déjà. De ce point de rassemblement, ils sillonnaient les grandes plaines vallonnées du Royaume de Cœur et éradiquaient tous les Kreiis qu’ils rencontraient. De temps à autre, ils revenaient ici, parfois pour se ravitailler, parfois pour y soigner les blessés les plus graves, mais pas cette fois-ci.
En milieu d’après-midi, ses pas finirent par le conduire là où il tardait à se rendre, à une cérémonie à laquelle il n’aurait jamais voulu devoir assister. Liam entra dans une immense salle au plafond démesurément haut et soutenu par d’élégantes colonnes sculptées en spirale pour imiter le mouvement de l’eau. Il y régnait une atmosphère solennelle, lourde et chargée d’émotions. Des bougies et des candélabres scintillaient un peu partout même si le jour dispensait largement assez de lumière pour s’en passer. Liam s’approcha doucement, absent, puis recula et s’adossa à l’une des colonnes, le regard perdu dans le vide.
Prisonnier de sa léthargie, il aurait été incapable de dire combien de temps il était resté ainsi, immobile, ailleurs. Il n’était pas prêt pour ça, personne ne l’était. Et cela aurait pu durer encore longtemps si la légère pression d’une main amicale sur son bras ne l’avait pas ramené à la réalité.
— Liam ? Tu vas bien ?
Il tourna vivement les yeux, étonné par la présence de cette voix familière.
— Tu es rentrée ?
Léoni lui répondit en hochant la tête. Elle souriait timidement, le visage teinté de tristesse. Son expression lui rappela aussitôt la raison de son absence.
— Ta cérémonie ? demanda-t-il, inquiet.
— Non, tout va bien, le rassura-t-elle d’un geste. J’ai réussi.
Un faible sourire illumina les traits de Liam.
— Félicitations.
Il était vraiment content pour elle, mais c’était comme s’il n’avait pas la force de le lui montrer.
Léoni se rapprocha de lui et resserra sa prise sur son bras. À son expression, Liam pouvait clairement voir que quelque chose n’allait pas, quelque chose de grave. Mais la jeune fille ne lui laissa pas le temps de prendre la parole.
— Depuis combien de temps es-tu là ?
Liam la fixa, surprit par sa question. Puis il remarqua enfin où il se trouvait. L’immense salle était loin d’être déserte et il reconnut sans peine les vingt-sept cercueils qu’elle accueillait, ainsi que les membres de l’Église Indicible qui s’occupaient des proches endeuillés venus faire leurs derniers adieux. Même si ce n’était que brièvement, Liam avait connu la plupart des personnes qui étaient censées s’y trouver. Car ceux-ci étaient vides, les corps avalés par les flammes pour endiguer tout risque de contagion.
Le jeune commandant s’approcha des cercueils. Il ne repoussa pas Léoni, toujours accrochée à son bras, il en oubliait presque sa présence. Ses yeux balayèrent les plaques où l’on pouvait lire le nom des défunts et ils finirent par s’arrêter devant celui du soldat nommé Cal. Tout ce qui restait de lui était un élégant cercueil aux couleurs du royaume qu’il tenait tant à défende. Le bois était d’un blanc immaculé et un tissu pourpre en ceinturait soigneusement une partie, comme c’était de coutume. Il n’y avait aucune dorure sur celui-ci, elles étaient exclusivement réservées aux soldats gradés.
Une vague d’excuses traversa les pensées de Liam, puis il soupira, abattu. Il entraîna Léoni plus loin, entre les rangées de cercueils, et ils s’arrêtèrent devant ceux de trois Ombres. Quoi que l’on en dise, elles aussi n’étaient pas éternelles et avaient fini par tomber face aux Kreiis et à la Corruption. Un sanglot traversa le corps de Léoni et elle s’accrocha un peu plus à son bras.
— Quand cela va-t-il finir ? murmura-t-elle.
Mais il n’avait pas la réponse à sa question. Liam ne pouvait qu’espérer que les confrères de la jeune fille trouvent rapidement une solution. L’image d’Annyaëlle traversa son esprit. Il espérait qu’elle était toujours à l’abri sur l’île de la Confrérie, loin de tout ça.
— Pourquoi es-tu revenue ici ? se décida-t-il enfin à demander à Léoni. Je pensais qu’ils t’affecteraient à un nouvel endroit. Les attaques ont quasiment cessé ces derniers jours.
— Ils l’ont fait. Je dois me rendre à Busa.
Il se tourna vers elle.
— Alors que fais-tu ici ?
Léoni baissa les yeux et se mordilla la lèvre, hésitante.
— Je suis venue te chercher, nous avons besoin de toi et de tes hommes.
Évidemment, il aurait dû s’en douter. Le temps n’était pas au repos.
— De ceux qu’il reste…, souffla-t-il.
L’Ombre acquiesça tristement, cela lui paraissait pénible de lui demander une telle chose, pourtant, elle se força à poursuivre.
— Oui… Les attaques de Kreiis sont de plus en plus fréquentes à proximité de la capitale et elles semblent concentrées autour de Busa. Il faut frapper fort, et vite. Mais nous n’y arriverons pas seuls. Liam, ramène tes hommes dans le sud, près de chez eux, afin qu’ils puissent protéger leurs familles.
— Afin qu’ils puissent y mourir ?
La phrase lui avait échappé. Liam n’avait jamais été quelqu’un de négatif, bien au contraire, son tempérament solaire le poussait la plupart du temps à voir le bon côté des choses. Pourtant, cette particularité de son caractère s’émoussait dernièrement.
Léoni ne lui répondit pas. Ils savaient tous deux que c’était un risque. Liam se tourna vers elle, une expression indéchiffrable sur le visage.
— Je ne forcerais personne, prévint-il. Mes hommes sont en deuils, s’ils souhaitent venir je veux qu’ils puissent prendre le temps de faire leurs adieux avant.
La jeune fille pressa son bras, elle soutenait sa décision.
— Des Sélinos sont là, ils ouvriront des portails quand ils seront prêts. Et toi ?
— Compte sur moi. Il est temps de mettre un terme à tout ça.
Liam se tourna une dernière fois vers ses compagnons tombés au combat, inclina la tête devant eux et fit volte-face. Il ne supportait plus de devoir assister à ce genre de cérémonie, mais il ne pouvait pas se permettre d’abandonner. Il ne laisserait pas les Kreiis ou la Corruption s’approcher de la Capitale, de sa famille.
Léoni le regarda sortir de l’église d’un pas décidé. Il dévala les marches du porche, faisant claquer ses bottes contre le marbre, son manteau blanc aux broderies d’or ondulant dans son dos. Elle se précipita à sa suite et l’interpella, peinant à le rattraper.
— Où vas-tu ?
— Rassembler mes affaires, répondit-il sans ralentir.
— Quand partons-nous ?
Liam ne prit pas la peine de se retourner.
— Tout de suite !