Chapitre 60 - Le Prêtre de l'Aube

Comme l’avait prédit la princesse Seknä, le Prêtre de l’Aube ne tarda pas à être convoqué une nouvelle fois par le Roi de Piques. Il avait attendu ce moment avec hâte et crainte, et voilà qu’il se retrouvait seul, dépourvu du soutien de ses fidèles assistants, entouré de quatre gardes aux visages trop sérieux.

Malgré tout, le prêtre ne pouvait s’empêcher de traverser le palais en souriant. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait plus vu autre chose que les murs de sa somptueuse cellule qu’il dévorait du regard chaque couloir, avide de détails. Ses pieds appréciaient la moindre imperfection des larges dalles noires, ses yeux se tournaient vers toutes les hautes fenêtres sur son passage, guettant un nouveau paysage à mémoriser.

Le Prêtre de l’Aube n’ignorait pas qu’il était loin d’être sorti d’affaire, mais il ressentait la curieuse impression qu’il faisait le premier pas en direction de la liberté. Il marcha longtemps, se demandant où les gardes le conduisaient, certain qu’ils n’empruntaient pas le chemin de la salle d’audience. À la place, ils s’enfoncèrent un peu plus dans les sombres couloirs, rejoignant la partie moins fréquentée du palais. L’idée qu’il allait disparaître en secret traversa un instant son esprit.

Les gardes s’immobilisèrent enfin et au lieu d’être réduit au silence, il fut introduit dans une sorte de cabinet privé, idéalement disposé à l’écart de l’agitation ambiante. Le prêtre sentit un poids se libérer de ses épaules et sa respiration se calma. Ici encore, le sol était recouvert des dalles noires typiques du Nord. Deux des murs étaient recouverts de livres, d’objets et de reliques qui semblaient incroyablement précieux, et le troisième était percé de longues fenêtres qui donnaient sur une cour en contrebas. Le roi se tenait près de l’une d’elles, le regard tourné vers l’extérieur, les mains croisées dans le dos. Lorsqu’il se retourna, le Prêtre de l’Aube crut voir une version plus âgée du jeune Duc de Lignis. Ëkhyr et Erkhän avaient les mêmes yeux, la même prestance et la même aura qui irradiait la noblesse. Les vêtements noirs du monarque renforçaient encore un peu plus la ressemblance frappante avec son fils, dont c’était la couleur. Seuls ses cheveux, quelques teintes plus claires que le Duc, marquaient la différence entre les deux.

Le Prêtre de l’Aube s’inclina tout en se demandant si le Vicomte de Vornatus, l’autre fils bâtard du roi, ressemblait autant à leur père. Si je reste en vie suffisamment longtemps, peut-être aurais-je la chance de le découvrir, pensa-t-il.

— Majesté, le salua le prêtre.

Le regard insistant du monarque lui donnait l’impression de brûler une seconde fois, suivant avec une attention morbide chaque relief, chaque boursouflure de ses fraîches cicatrices. Le prêtre frissonna de frayeur et de fierté. C’était la toute première fois que son bourreau contemplait les résultats de son œuvre.

— Relevez-vous, ordonna Ëkhyr.

Le Prêtre de l’Aube se redressa, mais garda le visage tourné vers le sol, incapable de savoir à quoi s’attendre. Il savait qu’il n’avait plus le droit à l’erreur, les prochaines minutes scelleraient sans doute son avenir. Il se résolut donc à patienter, refusant d’interrompre le lourd silence pesant dans lequel le roi semblait se complaire.

— Voyez-vous, je ne sais quoi faire de votre personne.

Le roi fit une courte pause. Il prenait son temps, testant l’apparence calme du prêtre. Il délaissa les hautes fenêtres et se mit à déambuler derrière un lourd bureau à l’allure sévère encombré de feuillets et de sceaux méthodiquement agencés. Tout en marchant, Ëkhyr laissait traîner l’un de ses doigts le long de l’arrête du bois, comme si ce geste requérait toute son attention.

— J’entends beaucoup de choses à votre sujet, reprit-il. Certains propos me dictent de vous faire exécuter sur le champ, d’autres sont, disons un peu plus intéressants.

Le prêtre paraissait presque s’être changé en statue. Il n’osait plus bouger le moindre cil, figure imperturbable dans sa toge albe et pourpre.

— Et ma favorite semble séduite par vos préceptes, ajouta le roi. Qui, je dois l’avouer, ne sont pas totalement dénué de sens.

Il s’interrompit un instant, cherchant une quelconque réaction sur le visage défiguré de son invité, puis reprit sa lente démarche.

— Je me suis renseigné à votre sujet. Vous n’êtes pas très bien vu au sein de l’Église Indicible, tantôt cité comme égaré, tantôt comme dément. Vos frères ne sont pas tendres avec vous. Pourtant, certains vous voient comme un visionnaire. Alors, dites-moi, qu’en est-il ?

Le prêtre ne réagit pas tout de suite à la question du roi, surpris de prendre part à son long monologue.

— Majesté, pour dire vrai je ne me retrouve dans aucune de ces trois catégories, articula-t-il enfin en retrouvant l’usage de la parole. L’Église Indicible, aussi grande soit-elle, a pourtant vu ses membres se diviser en deux camps. Mais ce sont les deux faces d’une même pièce. La première, fidèle aux origines, vénère les Divinités fondatrices et leurs élus, comme ils l’ont toujours fait. La seconde fait exactement la même chose, seulement avec le temps, ces adeptes ne purent nier la supériorité des élus face aux autres humains. Ils finirent par se demander quelles étaient les raisons de cette différence, puis la réponse finit par s’imposer à eux : ces êtres-là n’étaient pas dignes de recevoir la lumière des Divinités. C’est ce constat qui divisa notre Église. Nous préférons nous considérer comme des éveillés. Voilà pourquoi vous trouverez des témoignages fort divergents à mon sujet.

Le monarque haussa un sourcil et un rictus de dédain déforma son visage.

— Des éveillés ? C’est présomptueux de votre part.

— Ce n’est en aucun cas le but, Majesté. Mais à choisir, je préfère cela plutôt que d’être hypocrite.

Ëkhyr le regarda si longuement que le prêtre dut faire un effort considérable pour ne pas baisser les yeux sans pour autant paraître provocant.

— En d’autres termes, vous reconnaissez la puissance, murmura le roi.

C’était une façon de voir les choses. Après tout, supériorité et puissance allaient souvent de pair.

— C’est en effet une caractéristique indéniable des élus sur les autres humains, acquiesça le Prêtre de l’Aube.

— Voyez-vous, c’est quelque chose que je reconnais, moi aussi, lui sourit Ëkhyr. La puissance n’est-elle pas le symbole du pouvoir ?

La question n’appelait aucune réponse, mais le prêtre se tordit nerveusement les mains et avança d’un pas prudent.

— Si je puis me permettre, Majesté, vous êtes l’incarnation même de ce en quoi je crois. Vous êtes sans aucun doute l’un des élus les plus puissants et la place que vous occupez est des plus légitimes. Je ne saurais imaginer qu’il en soit autrement.

Le monarque le toisa un moment, un léger sourire au bord des lèvres. Le prêtre retenait son souffle, avait-il réussi à le convaincre qu’il était de son côté ?

— C’est dommage, vraiment. Je pense que nous aurions pu nous entendre. Mais voyez-vous je n’adhère pas à vos idées. Je ne reconnais que la Divinité de la Flamme. Les autres ne sont bonnes qu’à faire ressortir sa grandeur et sa toute-puissance !

Il avait craché ses mots avec un dégoût manifeste.

— Je la vénère aussi, Majesté, tenta le prêtre. Et je n’ai rien contre cette vision.

De la sueur perlait de son visage, roulant sur les cratères encore rose tendre de sa joue droite. Le prêtre n’aimait pas du tout la tournure que prenait la conversation. Il n’avait certes rien contre cette idéologie douteuse, mais il ne prétendrait pas être en accord avec elle. Les gens de ce royaume avaient besoin d’être guidés et il comptait bien finir par y parvenir, un jour, mais rien ne pressait. D’autres choses devaient être mises en œuvre avant.

Le roi redressa le menton et plongea son regard d’acier dans le sien.

— Et que faites-vous de vos objectifs ?

Le Prêtre de l’Aube baissa instinctivement les yeux devant l’air menaçant d’Ëkhyr. Ses mains devinrent moites, sa gorge s’assécha et il épongea d’un geste vif la sueur de son front. Il avait prié si fort pour qu’ils n’abordent pas ce sujet.

— À votre place, je ne ferais pas l’affront de ne pas comprendre, gronda le souverain.

— Il…, déglutit difficilement le prêtre. Il est vrai que j’ai une manière particulière d’envisager le futur, qui peut-être, est différente de la vôtre. Mais il est possible que ce ne soit qu’un malentendu.

— Vraiment ? Dites-moi si je me trompe. Vous souhaitez vivre dans un monde où seuls les élus auraient le droit de fouler la terre sur laquelle nous vivons.

— À terme, oui, bafouilla le Prêtre de l’Aube. C’est bien ce que je souhaite Majesté. Mais même si cela se réalisait, cela prendrait un certain temps.

Un rire condescendant agita le roi.

— Et en quoi cela vaut-il nuance ?

Ils y étaient. Tout allait se jouer maintenant. Soit le prêtre réussissait à le convaincre, soit s’en était terminé de lui. Il devait réussir, il ne pouvait pas échouer maintenant, il avait encore tant de choses à accomplir en servant les Divinités.

— Tout comme moi, vous respectez la puissance, Majesté, commença-t-il. Si vous me permettez une question, parmi le bas peuple, considérez-vous que certains sont dotés de puissance ou de force ? Et parmi eux, quelle serait la place de ceux qui ne sont des élus ?

Ëkhyr s’immobilisa, puis s’installa pensivement dans l’imposant fauteuil qui trônait derrière son bureau. Il se pencha sur l’un de ses accoudoirs et appuya son menton contre son poing.

— Et pour les autres ? demanda-t-il.

— Je dois encore affiner mon avis sur la question, Majesté. Mais en ce qui concerne la noblesse, il me semble évident qu’il y a une certaine forme de pouvoir, même chez les non-affiliés. Pour ceux qui démontrent par leurs actes, leur force, je pense qu’il est raisonnable de leur conférer un statut à part.

Le Prêtre de l’Aube ne quittait pas des yeux le monarque, vérifiant qu’il était bien attentif à ses propos. Son silence sonnait comme un espoir à ses oreilles, une faille dont il pouvait se servir pour asséner le coup de grâce.

— Après tout, poursuivit-il, certaines études démontrent que les signes qui permettent de reconnaître un élu peuvent parfois se manifester tardivement.

Évidemment, il se garda bien de préciser que c’était le signe indéniable d’une très faible maîtrise, même si le roi ne devait certainement pas l’ignorer. Tout ce qui importait pour l’instant, c’était qu’il comprenne que son fils, le nouveau prince, n’était pas concerné par ces mesures. Si le message n’était pas assez clair, il ne doutait pas de la funeste fin que prendrait leur entretien.

— Je ne vous imaginais pas aussi conciliant, prêtre.

— Majesté, la dernière chose que je souhaite est de causer du tort aux nôtres.

Et c’était vrai. Le roi le toisa, absorbé par ses réflexions.

— Vous en êtes un ? Mais oui, évidemment. Vous ne tiendriez pas de tel propos si tel n’était le cas, je suppose. Mais dites-moi, à partir de quand considérez-vous qu’un homme est trop vieux pour se révéler ?

Le Prêtre de l’Aube retint tout juste le sourire qui menaça de transparaître malgré son visage défiguré. Il se doutait que le roi poserait cette question. Le nouveau prince était l’aîné du Duc Erkhän, et contrairement à son demi-frère, dont l’affinité avait été repérée à l’adolescence, celui-ci n’en avait toujours aucun signe alors qu’il atteindrait bientôt le milieu de la vingtaine.

— Je ne le considère pas, répondit-il. Il existe un moyen d’en avoir la certitude.

— Voyez-vous ça. Et comment ?

— Vous n’ignorez pas que la Confrérie de la Lune fait passer plusieurs épreuves à ses adeptes avant d’en faire des Ombres. L’une d’elles consisterait à révéler la présence ou non de l’Affinité chez leurs aspirants. Ceux qui en sont dépourvus se voient exclure du processus, car incapables de survivre à la suite de l’épreuve, paraît-il.

Ëkhyr se redressa brusquement dans son siège. Accoudé à la table, il semblait totalement conquis par ce que venait de lui révéler le prêtre. Ses prunelles grises brillaient d’une lueur malsaine, transpirant la convoitise. Le Prêtre de l’Aube l’imaginait déjà énumérer les possibilités que pourrait lui permettre un tel outil s’il était entre ses mains.

— Comment peut-on acquérir ce procédé ? demanda le roi d’une voix avide.

— C’est malheureusement là où réside le problème. Pour l’heure, mes frères et moi-même n’avons pas réussi à nous en procurer.

Le souverain se rejeta en arrière, visiblement contrarié.

— C’est fâcheux.

— Pardon de vous décevoir, Majesté.

Au moins, le roi avait maintenant connaissance qu’il existait un moyen de détecter l’Affinité. C’était une manière pour le prêtre de se protéger et de pouvoir écarter le prince sans qu’on puisse lui en intimer la faute. Il était persuadé que c’était un non-affilié, il était trop vieux et si peu digne de monter sur le trône. Avec le temps, il finirait par persuader Ëkhyr d’adopter son point de vue.

Étrangement, le roi, perdu dans ses pensées depuis de longues minutes, afficha soudain un sourire effrayant. Le prêtre se méfia aussitôt et se recroquevilla sur lui-même. Que venait-il de lui passer par la tête ?

— Par chance, vous ne me décevez qu’à moitié, assura-t-il. Et il se trouve que j’ai peut-être une idée pour me procurer cette chose.

Le Prêtre de l’Aube resta silencieux. Très peu d’informations filtraient de la Confrérie et ses secrets étaient sans doute les mieux gardés de tous les royaumes. Seules les Ombres pouvaient se rendre sur les Îles du Crépuscule, comment comptait-il découvrir l’un d’eux ? Lui-même n’avait jamais envisagé de mettre un jour la main sur l’un des secrets les plus sensibles de la Confrérie. Pourtant, l’expression d’Ëkhyr était sans équivoque, il connaissait un moyen. Les yeux du prêtre s’emplirent de dévotion.

— Finalement, nous allons peut-être pouvoir nous entendre, affirma le roi.

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