Une nuit, alors que les deux gosses dormaient à poings fermés, je sortis profiter du silence. Ma chienne m'accompagna un peu. Et puis, au lieu de faire du feu, j'installai par terre une lampe rechargeable manuellement, un drap blanc (ou du moins, ce que j'avais de plus blanc sous la main) que je suspendis au dessus de la lampe et j'attendis. C'était une vieille technique que j'avais apprise à Théo il y a longtemps. Tous les papillons de nuit et les coléoptères sont attirés par la lumière du drap blanc et se collent dessus. Ensuite, viennent les chauves souris. J'aime regarder ce ballet. Entre les hannetons, les mites, les moustiques et les autres insectes, on ne s'ennuie pas.
Je trouve qu'il ressemble beaucoup au bonheur ce grand drap blanc. Ça réveille un lumière au fond la nuit, on tient tellement à l'atteindre, on la veut par dessus tout. Et une fois qu'on y est, on se dit : « Quoi ? Tout ça pour ça ? Je veux dire... C'est quoi cette arnaque ? Je me suis défoncé pour arriver là où j'en suis, j'ai trimé à mort, pour qu'au final j'ai juste droit à un drap blanc. C'est une blague ? »
Alors on ne se déballonne pas, on se dit : « Je me suis trompé, c'était une étape, maintenant je dois trouver la prochaine lumière. » Et puis au bout de la énième lumière, il y a ceux qui abandonnent, il y a ceux qui s'acharnent pour rejoindre la prochaine lumière, et il y a ceux qui croient en Dieu. Ça ce sont mes préférés, ils se disent : « Je ne crois pas assez fort en la lumière, ce drap c'est une épreuve : si je crois assez fort en la lumière, j'atteindrai le bonheur. », et ils restent là, à prier de plus en plus fort, à attendre le miracle, la grande réponse à la vie, à l'univers et à tout le reste. S'ils pouvaient se réincarner, ils referaient la même chose durant 42 vies. Ils attendraient Dieu, qu'il leur montrent la voie vers le bonheur suprême.
Sauf que deux choses : la Mort rode, et ça pour tous : pour ceux qui ne croient plus en la lumière, pour ceux qui l'ignorent, et pour ceux qui y dévouent leur vie, et ici c'est la chauve-souris, qui se fait un festin grâce à moi ; et enfin, tout de suite, là, maintenant : Dieu, c'est moi.
C'est moi qui ait allumé la lumière, c'est moi qui leur ait donné un but ce soir à ces insectes, c'est moi qui déciderai quand j'éteindrai la lumière, c'est moi qui déciderai quand je les plongerai dans les ténèbres, dans le désespoir. C'est moi qui déciderai quand je les laisserai nous oublier, moi et ma lumière.
Dieu n'est jamais venu me rendre visite. Je ne sais pas s'il existe. Peut être. Mais je ne crois pas en quelqu'un ni quelque chose qui pourrait être une chimère inventée par des illuminés, qui ont vu une lumière disparaître un jour, et qui prient pour son retour, alors que le propriétaire s'est juste lassé et est allé se coucher.
« Dieu, si tu existes, et si tu écoutes déblatérer un vieillard qui s'est pris pour toi, je t'en prie, viens me rendre visite. J'ai du bon alcool, j'ai du saucisson, on peut se faire une partie d'échec, on parlera un peu si tu veux, mais j'ai juste envie de faire ta connaissance. Viens, je te promets, tu seras bien accueilli. »
J'attendis quelques instants, rien ne vint. Alors je m’apprêtai à ranger mon attirail lorsque soudain, je le vis : un grand paon de nuit vint se coller sur le drap blanc. C'est le plus gros papillon d'Europe, hors imago. Il ressemble beaucoup au Grand Roch de nuit une fois atteint sa maturité. Ils sont rares, et comme Théo, j'ai un faible pour ses bestioles : ils sont marrons comme le tronc d'un chêne, une ligne beige dessinée à l'argile borde l'extrémité de leurs ailes dont le centre est constellé par quatre grands yeux de hibou qui te regardent jusqu'au plus profond de ton âme.
Ces derniers me regardaient, et un petit coin de mon être ne put s'empêcher de sourire en se disant : « Enfin ! ».
C'est alors qu'une ombre se jeta sur le drap et celui-ci tomba sur la lampe. Je retirai vite cette dernière pour éviter que le tissu ne brûle avec le papillon, et en déballant le tout, je découvris une chauve souris qui dévorait férocement le grand paon de nuit. Et celle-ci s'enfuit en laissant le papillon à moitié mangé, inerte devant mes yeux. Les ailes restantes s'envolèrent avec la brise de minuit.
En rangeant mon piège à insecte, je chantonnais avec ma chienne qui elle hurlait dans la nuit : « Dans la jungle, terrible jungle ; Dieu, est mort, ce soir... ».