Chapitre 7

Comme toujours, les rues de San Francisco étaient noires de monde. Nous arrivions en fin d'après-midi et des tas de personnes commençaient à rentrer chez elles.

À plusieurs reprises, on faillit rentrer dans quelques personnes pressées, surtout Rey. Parfois, il lui arrivait de marcher à peine droit, ce qui me fit lâcher un bref rire.

— Hé ! Te moque pas ! s'offusqua-t-elle d'un air faux.

Je souris de plus belle à sa remarque et elle fit mine d'être désemparée.

— C'est vrai que ça doit te changer de tes ruelles perdues, rétorquai-je par pure provocation.

— Je ne vois pas en quoi c'est mieux ce tas de monde !

Elle rentra dans un homme et s'excusa immédiatement avant de me rattraper en courant.

— Ce n'est que la vie, rien de grave.

— La vie ? Autant de monde ? J'ai du mal à y croire !

— Je suis sûr que tu as bien plus d'abonnés que toutes les personnes de ces rues réunies.

— Je dois te reconnaître ce point... À mon plus grand malheur, céda-t-elle, tout sourire.

De nouveau, elle rentra dans quelqu'un. Cette fille était vraiment maladroite — ou inadaptée quand ses repères étaient bouleversés. Elle se confondit en excuses face au quarantenaire blasé. Je revins sur mes pas pour la rejoindre et elle s'empara de mon bras.

— Tu seras mon garde du corps, passe devant, m'ordonna-t-elle.

Mon regard se posa sur sa main et elle en fit de même, assez gênée. Elle resta immobile, ignorant peut-être si elle venait de franchir une limite.

— J'étais déjà devant, mais si tu veux t'agripper à mon bras. Très bien. Mais il va falloir suivre la cadence.

Elle resserra sa prise à mon bras et un sourire malin se dessina sur son visage, estompant toute forme de doute.

— Ok, ça me va.

Alors, avec elle qui se tenait à mon bras, on se fraya un chemin sur les derniers mètres pour atteindre mon immeuble. Après vérification de mon badge, on atteignit un petit hall couvert qui déboucha sur la cour. Cette cour carrée était un petit coin de nature perdu entre les gratte-ciel bondés d'appartements autour.

Rey finit par me lâcher pour observer les différentes plantes et recoins de cette cour. Puis elle leva les yeux pour observer le ciel qui laissait apparaître ses dernières teintes claires de la journée. Elle regarda alors les immeubles qui nous entouraient.

— Je ne m'attendais pas à ça... Tout est si bondé à côté, noire de monde, bruyant... Et ici, c'est tout de suite beaucoup plus calme.

— Et c'est encore mieux dans mon appartement.

En voyant que je me dirigeai vers un des ascenseurs, elle me rattrapa rapidement. J'avais à peine eu le temps d'appuyer sur le bouton d'appel qu'elle était déjà à mes côtés. De nouveau, elle regarda les alentours.

— C'est quand même assez étrange cette forme de bâtiment. Un carré avec un énorme trou au milieu...

— Probablement pour donner un semblant de nature et se donner bonne conscience comme ça.

— Toujours aussi pessimiste et cynique comme vision du monde, me reprocha-t-elle, amusée, en se tournant vers moi.

— Je ne suis pas près de changer sur ce point...

— En effet, ce serait dommage que tu ne puisses plus écrire de sales articles sur notre monde crasseux.

Elle me provoqua avec une pointe de jugement dans ses propos. C'était évident qu'elle me reprochait vraiment ma manière de faire. Mais je n'allais pas me laisser faire, j'allais juste me jouer d'elle un peu plus :

— Exactement.

Elle n'eut pas le temps d'en rajouter une couche que les portes de l'ascenseur s'ouvrirent. Elle y entra et je la suivis en appuyant sur le bouton correspondant à mon étage.

— Trentième étage ? s'étonna-t-elle, les yeux grand ouverts.

— Ce n'est pas le dernier étage, rassure-toi.

— Même... Ça reste assez impressionnant.

Son regard ne pouvait quitter l'écran qui indiquait notre étage actuel. Elle était complètement déstabilisée par ce petit compteur. Je me doutais déjà que même si elle devait vivre dans un appartement probablement assez confortable dans la ville, ce n'était pas dans ces mesures-là.

Au bout de quelques secondes, on arriva à notre étage et j'ouvris rapidement la porte de mon appartement à l'aide de ma clé magnétique, ce qui la fit réagir de plus belle :

— Dis donc, c'est vraiment la pointe de la technologie par ici !

— Je pense que tu vas bien aimer la vue...

Je la laissai entrer la première dans mon salon. Immédiatement, elle s'approcha de la fenêtre pour observer la vue sur toute la ville. Elle n'avait même pas regardé le reste de l'appartement. Cette vision avait complètement obnubilé toute son attention.

— C'est vraiment magnifique... Le coucher du soleil doit être tellement beau d'ici...

— À vrai dire, je n'y fais pas vraiment attention.

— Laisse-moi deviner... Tu travailles ?

Elle se tourna vers moi et un sourire narquois se dessina sur ses lèvres. Elle commençait à me connaître un peu trop bien.

— En effet.

J'enlevai mon manteau et lui proposai de le ranger dans la penderie à l'entrée. Elle se dévêtit et me tendit son manteau que je rangeai avec le mien. Elle posa son sac à côté du canapé, prenant désormais ses aises dans mon appartement.

— Tu veux quelque chose à boire ? lui proposai-je en revenant vers elle.

— Devrais-je te rappeler que le deal c'était qu'on prenne un verre chez toi. Alors, t'as intérêt à me servir quelque chose à boire.

— Très bien... Une préférence pour l'alcool ?

— Je ne suis que l'invitée qui suivra tes règles.

Elle arqua un sourcil et elle mordit sa lèvre inférieure. Elle se jouait encore de moi, mais pas ce jeu où moqueries et taquineries s'enchaînaient. Non, elle entrait sur un terrain plus que tendancieux. Un terrain où j'envisageai de plus en plus d'y céder.

— J'aurais pu m'attendre à ce que tu utilises un joker et refuse de l'alcool... Après tout, je pourrais te poser des questions qui, sous l'effet de l'alcool, pourraient te faire dire des conneries.

— Même bourrée, je pourrais toujours utiliser mes jokers, me contredit-elle en rapprochant de plus belle son visage.

— En effet. Je ne peux pas te priver de ça...

— Et puis, toi aussi tu seras sous l'effet de l'alcool.

Sa provocation ne s'arrêtait jamais et son visage si proche du mien n'aidait clairement pas. Qu'attendait-elle réellement de tout ça ? Finalement, pour une influenceuse que je considérais comme bien superficielle, elle était plutôt surprenante. Dire que je ne voulais que faire un article à son sujet, au final, je commençais à bien m'amuser dans toute cette histoire...

— Eh bien, je vais te trouver quelque chose qui pourrait te plaire... et peut-être bien te faire parler.

— J'attends ça alors...

Elle s'installa dans le canapé, brisant alors brusquement notre rapprochement physique. Elle regarda vite fait quelque chose sur son téléphone, probablement pour gérer ses réseaux sociaux, tandis que je pris rapidement une bouteille de ma petite cave à vins. Une simple bouteille de blanc. Il était assez doux et sucré, il y avait de grandes chances pour que ça lui plaise. Et puis, ce serait dommage d'y aller un peu trop fortement avec quelque chose de bien alcoolisé.

Je m'assis à ses côtés, deux verres en main et ladite bouteille. Elle mit de côté son téléphone pour se pencher vers la bouteille. Au vu de son air assez neutre, elle n'y connaissait pas grand-chose.

— Je te propose un vin blanc assez sucré, j'espère que ça va te plaire.

— On verra bien.

Je servis deux verres et après lui en avoir tendu un, on trinqua rapidement. Elle trempa ses lèvres pour y goûter et prit quelques secondes de réflexion.

— Je valide totalement !

— Ravi qu'il te plaise.

Elle prit une plus grande gorgée et posa son verre pour de nouveau s'emparer de son téléphone. Elle écrivit un bref message puis son attention se reposa de nouveau sur moi.

— Je vois que madame a une vie chargée, lui fis-je remarquer en souriant.

Elle arqua un sourcil et pencha sa tête.

— Tu regardes ton téléphone toutes les cinq minutes... Mais ne t'en fais pas, je comprends, c'est ton travail.

— Ce n'est même pas le travail. Juste quelques messages avec un ami... Mais je lui répondrai plus tard.

Elle but de nouveau une gorgée de son verre.

— Enfin, si, ça peut être un peu du travail quand il me propose une idée de collaboration pour une vidéo.

— Visiblement, je ne suis pas le seul à être un bourreau du travail. Chacun à se manière...

Elle retint un rire et ferma les yeux un instant. Elle croisa ses jambes et se pencha vers moi.

Jusqu'alors, j'avais à peine remarqué sa tenue. En même temps, elle avait été bien cachée par son manteau durant notre petite escapade. Elle avait une simple robe d'un doux prune avec une ceinture à sa taille pour marquer celles-ci. Des cuissardes en daim et un collant noir assez transparent. Malgré la température assez basse de ce mois d'octobre, elle avait mis une tenue assez légère. Elle ne craignait probablement pas tant que ça le froid.

— Alors, j'attends tes questions à moins que tu veuilles qu'on se regarde dans le blanc des yeux jusqu'à la fin de la soirée.

Un sourire en coin. Clairement, on revenait sur le même terrain glissant. Et j'allais pouvoir prendre l'avantage. J'allais pouvoir lui poser des questions en espérant qu'elle n'use jamais de joker. Il fallait que je commence simplement, sans lui donner le moindre détail un peu trop indiscret. Petit à petit, je pourrais me frayer un chemin.

Ma manière de faire était un brin malhonnête. Et d'habitude je n'avais pas de remords à le faire sur des politiques, des chefs d'entreprise qui se faisaient toujours un tas d'argent sur le malheur des autres.

Rey n'avait pas du tout dans cette vision du monde. Elle apportait au contraire du positif pour balayer le malheur des autres. Chose assez surprenante... Et je n'arrivais toujours pas à croire que ce soit quelque chose de naturel, quelque chose qui n'était pas là pour masquer sa réelle identité.

J'aurais presque pu avoir des remords. Mais pas pour le moment...

— Je vais juste vérifier à quel point je me suis raté... Quel alcool aurais-tu préféré que je choisisse ?

Elle rit naturellement à ma remarque. Visiblement, j'avais réussi à taper sur quelque chose de simple et de parfait pour créer un lien. En même temps, c'était mon boulot de gérer ce genre d'ambiance.

— Je ne suis pas sûre que tu aurais eu ça... J'adore les cocktails. Et comme toujours, ce sont ceux avec les noms les plus tendancieux. Le Sex on the beach... Ou l'Orgasm aussi.

Elle baissa un instant son regard, gênée par cette réponse. Puis elle rit nerveusement. Je rejoignis son rire.

— J'aurais pu me démerder pour en faire un ou en commander un d'une quelconque façon.

— Ne t'en fais pas, ce vin blanc me convient totalement... Mais j'espère que t'as une autre bouteille en stock de cette merveille !

— Et comment que j'en ai une autre...

Elle but de nouveau une gorgée de son verre qu'elle avait déjà bien entamé, et elle n'était pas la seule. Mon verre était aussi vidé à moitié.

— Alors, as-tu déjà une idée de nouvelle question ou je vais devoir encore me moquer de ton amour exacerbé pour le travail ?

— Toujours dans la provocation à ce je vois, lui reprochai-je d'un air malin.

— Toujours !

En tenant gracieusement son verre d'une main, elle s'affala dans le canapé et son pendentif vint se loger dans son décolleté. J'eus à peine le temps d'y distinguer le papillon bleu, ne voulant pas paraître trop intrusif. Alors, je me contentai de prendre une autre gorgée de mon verre.

Elle avait rassemblé ses cheveux sur une épaule, laissant ainsi un bout de son cou totalement nu. Dimanche, sa tenue était bien banale. Aujourd'hui, c'était vraiment autre chose.

Bien qu'assez compliqué de le déterminer réellement, j'avais comme la sensation que je ne la laissais pas indifférente. J'avais déjà croisé quelques femmes que j'avais pu intéresser par le passé, mais pas suffisamment pour que j'en aie l'expérience. Après tout, j'avais passé les trois quarts de mon temps au travail avec des hommes tous plus hétérosexuels les uns que les autres et tous avec des visions toujours plus sexistes.

Et il y avait toujours cette idée que m'avait suggérée Phasma. Celle de sortir avec Rey. Avais-je vraiment envie de m'impliquer à ce point ? Sauf que je devais reconnaître qu'il y avait une étrange connexion entre nous, quelque chose qui se crée et qui allait bien au-delà d'un simple article...

— Si tu commences déjà à manquer d'idées, je vais finir par te poser des questions aussi, lâcha-t-elle en voyant mon hésitation.

— Ça ne fait pas partie du deal !

— Alors, pose-moi tes questions... Sinon on aura le temps de finir ta bouteille avant.

Elle but son verre d'une traite sous mes yeux ébahis et le posa sur la table basse, l'air fier. Elle menait la danse, complètement, et je m'en voulais de la laisser gagner aussi facilement.

Pour l'accompagner, je bus entièrement mon verre. Je pouvais totalement me mettre à son niveau et en jouer.

Je nous servis de nouveau un verre et on en aurait encore pour un dernier verre avant d'attaquer une autre bouteille.

— Désolé d'aborder encore une fois le thème du travail, mais faire des vidéos sur internet, devenir une influenceuse, ce n'était probablement pas ton objectif premier. Alors, tu as dû déjà penser à faire autre chose avant ça... Mais quoi ?

— C'était tout autant casse-gueule que les vidéos pour le coup. Je voulais travailler dans l'art... J'adorais et j'adore toujours dessiner. Mais c'est tout aussi compliqué professionnellement parlant...

— Tu ne peux pas t'empêcher de toucher à l'art d'une manière ou d'une autre, à créer quelque chose... Je suppose que ce n'était pas par hasard l'exposition cette après-midi.

— Clairement pas.

Elle passa délicatement une main sur son cou nu qui descendit jusqu'à son pendentif. Elle le fit glisser entre ses doigts et baissa les yeux un instant pour le regarder, un brin songeuse.

— Qu'est-ce qu'il te plaît dans l'art ?

De nouveau, son regard se posa sur moi. Un sourire bienveillant sur les lèvres. Mais il y avait désormais autre chose dans ses yeux. Cette fois-ci, je n'avais pas tapé dans quelque chose de sensible, au contraire, plutôt dans quelque chose qui la touchait particulièrement.

— C'est un excellent moyen de s'évader, de partager sa vision du monde, de s'exprimer... et de se sentir un peu moins seul aussi.

Le thème de la solitude. Voilà qu'il revenait sur la table. Elle mordit sa lèvre inférieure un instant, d'une différente manière que les autres fois, comme si elle regrettait déjà ce qu'elle venait de dire. Elle repoussa quelques mèches de ses cheveux derrière l'oreille et quelques-unes vinrent se déposer sur son épaule nue.

— Il n'y a rien de mieux que l'art pour ça. C'est le meilleur moyen de connecter les gens.

Elle but une gorgée de son verre comme pour calmer ses angoisses passagères. Elle prit une longue inspiration, probablement à la limite de pleurer.

Son regard se tourna vers la grande baie vitrée où le soleil avait bien entamé sa longue descente.

— Oh mais les couleurs... Elles sont magnifiques !

— Si jamais tu veux t'amuser à dessiner ou autre chose dans le genre, fais-toi plaisir.

Ce pouvait être assez éloigné de mon plan de lui proposer ça, mais je voyais bien qu'elle peinait à résister à la pression soudainement. Alors, si je pouvais l'aider à se calmer, pourquoi pas. Je n'étais pas là non plus pour la torturer.

— Et si on mettait un peu de musique ? me proposa-t-elle en se tournant vers moi.

Un grand sourire s'était dessiné sur son visage. Un sourire qui n'était là que pour masquer ses vulnérabilités. Je ne le connaissais que très bien ce masque... Ce pour quoi je n'allais probablement pas insister davantage pour le moment.

— Fais-toi plaisir. J'ai des enceintes sur lesquelles tu peux connecter ton téléphone, dis-je en lui indiquant lesdites enceintes.

— Parfait !

Elle finit son verre d'une traite et se leva d'un bond pour s'approcher des enceintes. À mon tour, je finis mon verre et la bouteille dans nos verres respectifs.

Soudainement, j'avais presque de la compassion pour cette influenceuse...