La fatigue s’accumulait, après des nuits d’insomnie, ses cernes le vieillissaient et son teint grisait. Il maudit celui qui avait eu l’idée d’organiser ces réunions aussi tôt. Si c’était un ancien porte-parole, le but ne pouvait être que d’irriter les individus. Lui l’était, en tout cas. Cette journée l’agaçait juste par son existence.
Et cet estomac qui se nouait à l’approche de l’assemblée. C’était de la voir, et de faire comme si sa motivation ne s’estompait pas, d’apprendre des nouvelles sur l’enfant, et tous les imprévus qui façonneraient sa journée. Il ne fut pas d’humeur, il idéalisa son lit qui l’appelait, et son envie de dormir indéfiniment.
Pendant qu’il marchait vers son point de rendez-vous, à chercher l’énergie nécessaire pour supporter des heures de concentration, de débats et de querelles, il se dit que rien qu’une fois, il pouvait se reposer. Juste le temps d’une sieste dans une pièce rafraîchie par les températures de la nuit, ces draps doux et qui sentaient la lessive.
Il rêva de faire demi-tour, quitter la chaleur pesante de l’été tandis qu’il n’était que sept heures trente du matin. Un sentiment absurde que quelque chose allait mal se passer l’obsédait comme une raison de plus de s’arrêter là. Mais il avait un devoir.
Il espérait que l’enfant aille mieux, que la quarantaine resterait telle quelle, sans rajouter autrui, et se supprime d’ici deux semaines. En fait, il souhaitait que tout se termine vite et qu’il retrouve sa vie paisible.
Malheureusement, il vit juste. Quand il entendit cette voix féminine l’appeler au loin, à une dizaine de mètres, d’une intonation de rage, son intuition lui confirma que cette journée allait être épouvantable.
— Hé, toi !
C’était le moment de se retourner, de braver une situation agaçante, d’assumer les complications de la vie et de la reprendre en main. Mais il n’en eut pas envie. S’il le faisait, cette voix deviendrait concrète, et ce visage le fixerait au point de ne plus pouvoir fuir. Il n’avait qu’à faire semblant, il n’avait rien entendu.
Les pas s’accélèrent derrière lui, violemment, la personne courrait pour le rattraper. C’était foutu, il ne pourrait pas y échapper. Il n’en eut vraiment pas envie, si bien que sa mauvaise humeur l’emporta sur sa réputation. Il fut prêt à la rejeter, à lui mentir en assurant être occupé. Quoique, ce n’était pas un mensonge. Il avait la réunion dans vingt-deux minutes, l’excuse parfaite.
Il culpabilisa d’avoir un prétexte, cette dame devait avoir besoin d’aide. Et si elle était perdue ? Blessée ? Non, c’était bien de la fureur dans sa voix, pas de la panique, pas de la souffrance, de la fureur.
Ça y était, il n’avait plus besoin de l’affronter pour que ça devienne réel et pour que sa journée soit gâchée. Une femme en colère, ça ne pouvait être qu’elle.
Il se tourna vers elle, Alannah lui fonçait dessus, sur le point de faire un scandale. Il vit deux sentinelles la fixer, tant mieux.
Elle ne fera rien. Tant que les sentinelles sont là, elle ne te fera rien.
Il pria pour que son comportement soit dû à une panne de réveil, à un vêtement abîmé, à une météo lourde, tout sauf la demande de surveillance. Il ne pouvait rien lui apporter, il n’en savait pas plus qu’elle, ou au moins, autant qu’elle. Il ne se reprocha rien, car il était innocent, donc… La conversation devrait être rapide.
— T’as pas osé quand même ? chuchota-t-elle. T’as pas fait ça ? T’as été jusque-là, une demande de surveillance. Je savais que t’étais bidon, mais ça. En fait, t’es juste un minable.
Elle avait baissé le ton, assez léger pour créer une impression de discussion banale, assez confiante pour lui donner la chair de poule. Elle savait y faire, mais ça ne suffirait pas. Elder regarda une seconde fois les sentinelles, encore méfiantes.
Elles étaient la pointe de la technologie, ce que même les êtres humains ne savaient pas faire et ne sauraient jamais faire. Les chercheurs avaient désigné une moyenne de culpabilité selon les comportements des suspects. Elder tenta de se réconforter en se convainquant qu’elle était à dix points supérieurs, et qu’elles le sortiraient de là. Elles ne l’arrêteraient pas tant qu’elle n’aurait pas dépassé les vingt-cinq points, mais elles les sépareraient. Il aimerait qu’elles fassent ça, mais elles restaient plantées au sol.
Défends-toi.
Il souffla un bon coup, puis nom d’un chien, il était le porte-parole. Le charismatique, celui qui avait du répondant, qui savait constamment quoi répondre. La confiance lui revint, et de toute façon, si elle ne voulait pas le croire, c’était son problème.
— Ce n’est pas moi. Je sais que c’est plus facile pour toi de croire que c’est moi, mais non.
— Tu penses vraiment que je vais te croire sur parole ? Alors ça, rit-elle.
— Non. Et ça m’est égal.
Il annonçait la vérité, pure et dure, il n’avait plus rien à prouver, qu’elle se débrouille. L’instant parfait pour en finir, partir, continuer son chemin sans se retourner, la laisser derrière lui en espérant qu’elle ne le retiendrait pas. Si elle venait à insister, il l’ignorait et accélérait son pas, se dit-il.
En attendant, son rythme de marche était basique, pas après pas, lentement, équilibré, tout pour se donner l’air indifférent. Mais il avait pris du retard, et ça, ça lui montait l’envie de courir. Qu’allaient-ils penser ? Les élus lui partageaient leur confiance, il ne pouvait pas se permettre de prendre ses aises.
Il n’y était pour rien, c’était elle qui l’avait freiné dans son élan. Quelle preuve pour s’en dédouaner ? Et est-ce qu’elle allait continuer ? Il voulut passer sa tête sur son épaule, jeter un coup d’œil derrière lui, pour se rassurer ou réfléchir à son attitude si elle revenait. Il avait besoin d’organiser ses pensées, de contrôler son stress, d’avoir le dessus sur elle.
Au bout de deux minutes, il jeta cette hypothèse de son imagination. Elle avait abandonné, et lui avait réussi son coup. Non pas qu’il avait à se reprocher, mais il se méfiait d’elle, comme elle lui avait conseillé, elle était bien plus dangereuse que ce qu’elle laissait croire.
Elle avait la légitimité d’être frustrée par cette demande, de trouver le coupable et de partager un peu d’impulsivité. Il n’aurait pas été mieux, voire pire, parce qu’il serait tombé de haut.
Elle se ralliait au crime, par son père, puis son audace de confronter la cité, son transfert dans la zone abandonnée, ajoutons les menaces contre Elder. Cette surveillance n’était qu’une suite logique, et plus tard, on ne s’étonnerait pas d’un bannissement.
On s’y attendait, elle-même s’y attendait, dès lors qu’elle avait perdu confiance en l’anarchie, elle s’était condamnée, déconnectée de la communauté, et de ce monde entier qui ne lui était plus logique. Réduite à s’offusquer de tout, fâchée, froissée, vexée. Et de tout son être, elle blâmait Elesi.
Elder avait de la compassion pour elle, car elle ne pouvait être que malheureuse. Supporter autant de poids, celui d’une société complète, de vivre dans l’incohérence, persister dans l’aberrant, ne voir que l’irrationalité, oui, c’était de la tristesse.
La pauvre. Il souhaitait qu’elle trouve sa foi.
Elle avait raté le coche, une génération sautée, comme son père, avec ce fond de violence qui la rongeait, qui l’approchait de l’extérieur, qui voudrait supprimer les frontières de la cité pour se plier à la guerre.
Alannah Rodd, ma chère, puisses-tu trouver ton chemin. Sincèrement. Pour l’instant, je choisirai le nôtre.