Cinquième jour de la semaine de l’assemblée. Après une grande hésitation, il avait décidé de ne pas céder à la panique. C’était Elder Took pour l’amour du ciel ! Le porte-parole parce qu’il était le dernier à s’affoler, il rassurait, relativisait, cherchait des solutions, et il finissait toujours par les trouver. Il devait bien en dénicher une concernant Alannah. Et cet enfant aussi. Quoiqu’il en fût, pas d’inquiétude.
La vie rendait ce qu’on lui présentait. Il s’attarda sur cette croyance avant d’entamer la séance. L’homme était trop ingrat, il volait, s’appropriait la Terre, il se surestimait. À se penser comme l’entité qui détenait le monopole du monde et de la vie d’autrui, elle lui rappelait de rester à sa place.
Les criminels se considéraient comme des insouciants, les yeux fermés sur la représentation de la nature. Ils n’avaient pas su être humbles, à trop en vouloir, ils se perdaient. Elder croyait au destin, à celui qui récompensait les bons et punissait les mauvais.
Ah, cette séance fut lente. Trop lente. Le temps ne passait pas. Il ne pensait qu’à l’absence d’Alannah. Personne n’avait manqué une assemblée, du moins, il n’en avait jamais été témoin. C’était primordial, un devoir, le ciment qui collait chaque citoyen comme les pièces d’un puzzle. Pourquoi n’était-elle pas là ? Bon sang, pourquoi ? Il s’imaginait un tas de choses, sûrement absurdes, ou probables.
Il cogita, encore et encore, sur les raisons de son manquement. Pendant deux heures. Bien sûr, il s’intéressa au débat et fut soulagé d’apprendre que la maladie de l’enfant n’était probablement pas contagieuse. Aucun des treize individus en quarantaine n’avait développé de symptômes, mais c’était à prendre avec des pincettes. Il était préférable d’attendre au minimum une semaine.
Le point positif à retenir, le traitement administré à l’enfant fonctionnait. La fièvre avait diminué, les sueurs séchaient, les tremblements disparaissaient. Finalement, c’était la bonne décision de l’avoir laissé rentrer. Pour le moment.
Puis les heures suivantes disparurent, évaporées, jusqu’au soir, Elder jura qu’il ne s’était écoulé que trente minutes. Mais dix-huit heures avaient déjà passé. Autant que ça ? Un goût sucré s’empara de sa bouche, et son estomac ballonné suggérait qu’il venait de manger. Pourtant, il ne se souvint plus de son repas.
Il avait déjà pris la route vers son appartement, mais un sentiment de nostalgie le coupa dans son élan. Il n’eut pas la tête à rester seul, il voulut une compagnie. Un peu chagriné, justifié par la pression de chaque grande décision. Et si c’était une erreur d’avoir accepté l’enfant à Elesi ? Il n’eut plus envie de se torturer l’esprit avec ces migraines qui ne cessaient plus. Il souhaita juste regarder la télévision avec sa sœur.
Tout alla mieux quand il la retrouva. L’angoisse de l’erreur resta derrière lui, l’appréhension de l’échec quitta ses pensées, non, il n’y avait plus que lui et sa tête vide. Face à ce reportage sur l’histoire, il fut fasciné d’en apprendre sur ses prédécesseurs. Cette compétition inconsciente satisfaisait son ego, car on lui rappelait l’évolution dont les Elesiens avaient fait preuve.
Partir d’un peuple détruit par l’argent et qui continuait de réclamer cette désintégration d’eux-mêmes. Aucun d’eux ne comprenait cette obsession pour le néfaste, cette envie irrépressible de remporter toujours plus de ce tueur. L’argent tuait, oui, les pauvres, la jalousie, le surplus, et les individus se suicidaient pour lui.
Tout comme la drogue, l’alcool, ou toute dépendance qui ne conduisait qu’au chaos. Dire que les gens d’avant tombaient sciemment dans ce piège, et s’y enfermaient à tout jamais. Elesi avait bien fait de se sortir de là.
Elder n’avait jamais goutté à l’alcool, il n’en avait jamais vu, il n’en avait qu’une vague idée sans être certain de ce que c’était. Il n’éprouvait pas de curiosité dessus, c’était interdit, ça n’allait pas plus loin.
Un jour, il s’était questionné sur ce besoin d’ingérer ces choses. Si c’était désastreux pour la santé, la planète, l’humanité, pourquoi en être aussi obsédé ? Bien sûr, l’aspect économique apportait beaucoup de réponses. Et quand il y réfléchissait, dans un instant de morosité, il n’encaissait pas que les êtres des siècles derniers sacrifiaient leurs camarades pour le capitalisme.
Laisser les autres mourir, ça, c’était le bas fond de l’humanité. Ils nécessitaient ce tournant, pour eux et pour les générations futures. Cette révolution était plus que de la haine, c’était la fin du génocide humain. Se terrer, se fermer, se rénover, se recréer. Il fallait Elesi. Adieu la mondialisation, adieu l’économie, adieu les classes sociales, adieu tout.
Elder se sentit juste grâce au reportage. Il aimait la cité, ses camarades, ce que ces cinq cents ans avaient produit. Il continuait de croire en elle.
Un flash exclusif lui vola ce sentiment de bien-être. Un journaliste rompit son programme, la surprise de voir son visage alors qu’il était absorbé par les fautes du passé lui mit un goût de rancune en bouche. Une légère irritation qui lui venait dès que la réalité le rattrapait. Aucune échappatoire, la vie avait envie d’être taquine.
Il écouta ses paroles, et il se dit que ce n’était qu’une vaste plaisanterie. Ou une revanche personnelle. Parce que rien n’était cohérent et que tout semblait dément. En fait, il rejeta cette information, il l’envoya loin de son esprit, là où elle n’aurait plus d’impact. Car ça ne pouvait être que faux, qu’une erreur qui se propageait gravement dans les foyers.
Il tourna son regard vers Elwynn, à la recherche d’une expression perdue comme la sienne pour se réconforter. Il espéra que le monde soit aussi choqué que lui, que l’impact de cette révélation était visible pour tous. Et il en fut comblé quand il vit ses yeux ronds, ses lèvres qui tentaient de s’ouvrir en vain, ce corps immobile qui allait bientôt virevolter.
Ce qu’il n’avait pas vu venir, c’était cette agressivité soudaine qui le frappa de plein fouet. Dès lors qu’elle se tourna vers lui, ses sourcils préférèrent se froncer, et sa bouche se détendit pour lâcher l’évidence.
— C’est toi !
Lui ? De quoi parlait-elle ? Parce que ça ne pouvait pas avoir de sens. Ça ne pouvait pas être lui. Lui en était persuadé, il donnerait sa main à couper, parce que si c’était lui, il s’en rappellerait. Il n’avait pas la place pour un secret, encore moins pour des représailles. Ce n’était pas lui, il n’avait pas pu valider une demande de surveillance pour Alannah.
— N’importe quoi ! J’ai rien fait moi. Je… J’arrive même pas à croire ce qu’il se passe.
Évidemment, il avait eu cette pensée, apparue aussi vite que balayée. Mais ça aurait été une lutte incessante, entre la morale et lui, entre la force et elle. Il n’avait pas les épaules pour assumer cette décision ni pour la proposer. Après tout, il n’en avait aucun souvenir.
N’importe quelle personne garderait en tête, à chaque seconde de sa vie, et pour l’éternité, cette requête. Il fouilla un peu plus dans sa mémoire, au cas où des minutes lui auraient échappé, jusqu’au plus profond de ses pensées, parce qu’il y avait peut-être songé, cette journée y prêtait allusion, quand elle n’était pas à la réunion ce matin-là, il avait pensé à elle pendant longtemps, des heures, ce désir de la surveiller aurait pu s’introduire entre deux inquiétudes, mais non, bon sang, non, il n’avait même pas réfléchi à ça.
Ce n’était pas lui.
Ce n’est pas moi. Je le jure.
Qui aurait pu faire ça ? À part lui. Parce qu’il n’était pas bête, elle le visait, elle l’avait menacé, car il était porte-parole et qu’elle haïssait les porte-paroles. Céder aurait été légitime, personne ne lui en aurait tenu rigueur, à l’inverse, on l’aurait appuyé. Ça n’avait pas de cohérence. Il étalerait bien ses arguments pour la convaincre, mais elle aurait quand même gagné. Elle était obstinée, et elle avait sûrement une raison de penser qu’il mentait.
— Évite ton numéro. C’est toi. Tu me l’as dit hier.
— Non. J’en ai parlé, mais je me suis retiré. Je ne l’ai pas fait. Je sais mieux que toi ce que j’ai fait, et ça, ça n’en fait pas partie.
— Ah oui ? Alors où t’étais aujourd’hui ? Qu’est-ce que t’as fait de ta journée ?
— Je n’ai pas à me défendre. Ça te regarde pas.
En réalité, il n’en savait rien. Il se détesta de ne pas s’en rappeler. Même son repas. Le trou noir. Rester rationnel. Il avait dû se promener et admirer le même paysage depuis sa naissance. Si inintéressant que ça devenait un automatisme qui quittait sa mémoire. Il le soutint, ce n’était pas lui. Qui elle voulait, mais pas lui.
C’était quelqu’un d’autre. Qui ? Quelqu’un qui la détestait. Ou quelqu’un qui le détestait. Une sorte de… complot. C’était ça, un complot contre lui.
Sous ce jugement, cette perte de confiance dans ses yeux, il s’imaginait déjà son abandon si elle continuait d’y croire. Plus elle ne dit rien et plus elle s’éloignait de cette vérité. Il fut peiné, si bien qu’il s’ordonna de sauver ce qu’il restait.
— Crois-moi, je te le jure, ce n’est pas moi. Quelqu’un veut me faire un coup monté ! C’est elle, si ça se trouve. Elle veut me faire tomber. Elle veut que tu penses que j’y suis pour quelque chose.
— Et ça te semble crédible ? Sérieusement ?
— J’en sais rien. Mais je sais que ce n’est pas moi. Je te le répéterai s’il le faut.
Elle ne le crut pas. Pour être franc, personne à sa place ne l’aurait cru. Une déception qui serra la gorge d’Elder. Pas de l’avoir contre son camp, ça, c’était prévisible, mais de savoir qu’il ne pourrait rien y faire. Il devrait s’en contenter, continuer sa routine en sachant qu’un mensonge le caractérisait auprès d’elle.
Il tenait à sa réputation, elle le formait, son statut social, son métier, sa personnalité, sans elle, c’était sa personne entière qu’il remettait en question. Être sali de rumeurs influençait les autres à le délégitimer, quand bien même ses actions rapportaient la vérité, qu’il s’engageait à être un sans-faute, ce doute persisterait.
Il n’en dormit pas de la nuit, à ressasser ce piège qui lui tombait dessus. Ce n’était que le début, parce qu’Alannah allait le détruire. Elle avait déjà réussi à le séparer de sa sœur, et bientôt, de la cité.
Peut-être était-il paranoïaque. Et si ce n’était qu’un malentendu ? La haine ne le rongeait pas encore assez pour la rendre responsable de ses malheurs. Il voulait rester droit pour lui et sa fierté personnelle, mais surtout pour Elesi.
Règle numéro trois ; tout conflit se résout par le pacifisme. S’il commençait à lui en vouloir, il voudrait se venger, épargner sa frustration en extériorisant sa colère, la faire payer, la condamner, et la pousser plus loin des limites acceptables. Non, tout devait se faire avec intelligence.
Elle finira par se trahir, un lapsus, une erreur, quelque chose qui la fera avouer. Si tant elle était la responsable, mais en calculant, combien y avait-il de chance que ce soit quelqu’un d’autre ? Pour plus d’objectivité, combien y avait-il de chance pour que ce soit elle ?
Au moins une sur deux cent mille. Mais elle le détestait. Elle l’avait dénoncé, de menteur, d’hypocrite, de privilégier qui s’ignorait. Les probabilités qu’elle soit derrière cette accusation étaient bien plus élevées qu’un autre.
Mince.
Il tiqua sur l’impensable. Il partait du principe qu’il était victime d’un coup monté. Qu’il allait tomber, l’évincer, le meurtrir. Il fut dirigé par une animosité qu’il ne digérait pas depuis les menaces. Pourquoi est-ce que ça serait quelqu’un ? Pourquoi pas un simple quiproquo ?
En admettant qu’Alannah n’y fût pour rien, et là encore, il ne pouvait pas s’empêcher de rire jaune, quelqu’un avait enclenché la demande de surveillance. Et dix signatures de la part des élus étaient nécessaires. Ou une corruption, mais ça n’existait pas ici, pas la peine d’y émettre l’hypothèse.
Avec une légère audace, il prit le risque de réduire la liste à ces soixante élus du mois. Cinquante-neuf s’il s’ôtait. Cinquante-huit s’il enlevait Alannah. Et pourquoi donc ? Pourquoi faudrait-il la retirer ? Elle était fourbe, maline, perverse, elle aurait été capable de le faire seule. À nouveau, la théorie du complot revenait.