PRESENT : NILT
- Attaqués ?! répéta-t-il, abasourdi : Vous avez été attaqués par une bande de voyous en herbe ?!
- Plus ou moins, oui. répondit Elijah en détournant le regard.
- Comment ça « Plus ou moins » ! Qu’est-ce qu’il s’est passé, exactement ?
Jio soupira, croisa les bras, et s’adossa au mur.
- On ne trouvait aucun endroit où acheter à manger. Nethan a décidé de leur demander son chemin. Même si on se doutait qu’ils n’étaient pas très nets, on se disait qu’ils pourraient nous fournir les infos qu’on demandait.
- Mais vous êtes complètement idiots ou vous le faites exprès ?!
Jio ne broncha pas, ce qui eut le don d’agacer Nilt. Pourquoi fallait-il toujours que les jeunes n’en fassent qu’à leur tête ? Une chose. Il leur avait demandé une seule chose : ne pas attirer l’attention. Il se sentait responsable de ces trois camarades et, même s’ils avaient l’air adultes, ils n’en restaient pas moins des gosses. Il devait les protéger, lui, l’adulte.
- Raconte-moi la suite. ordonna-t-il sans vraiment s’adresser à quelqu’un en particulier.
- Il y a eu un léger problème avec ces personnes… commença Elijah, hésitant.
- Ils voulaient qu’on leur donne Nethan en échange de l’info.
- Ils avaient clairement l’intention de me vendre ou de m’inclure dans leurs activités louches.
Nilt manqua de s’étouffer. Nom de l’omniscient ! Jio et Nethan avaient une manière très franche d’annoncer des problèmes aussi graves ! Nilt trouvait que, d’une certaine manière, les deux se ressemblaient tout en s’opposant. Mais cette réflexion fut bien vite balayée par une autre qu’il énonça à voix haute.
- Qu’avez-vous fait après ça ?
- On a eu une discussion assez tendue. fit Elijah, restant dans le vague : Et ils ont fini par nous encercler.
Nilt passa la main sur ses yeux en poussant un soupir exaspéré.
- On ne s’est pas battus ! s’empressa d’ajouter Elijah.
- On s’est enfuis. renchérit Jio : Et on a réussi à les semer.
- En plus, on a fini par trouver de la nourriture. Alors tout est bien qui finit bien, non ? demanda Nethan.
Ils se complétaient bien, ces trois-là. Ils auraient donné du fil à retordre aux adultes, s’ils avaient été éduqués ensemble. Comment pouvait-on être de pareils puits à ennuis et, pourtant, s’en sortir relativement indemnes ? Ils avaient à la fois une chance miraculeuse et une malchance qui frôlait la malédiction.
- Y-a-t-il eu des témoins ? Quelqu’un d’autre vous a suivis ?
- N… commença Elijah.
Mais il fut interrompu d’une voix cassante par Jio, qui n’avait pas bougé de son spot contre le mur, près des étagères de livres.
- Oui. On nous a suivis.
Nilt ne fut pas le seul à pousser une exclamation surprise. Les deux camarades de Jio n’étaient pas au courant. Jio continua du ton sec et froid qu’avait sa voix en temps normal.
- Je l’ai senti, je ne saurais pas l’expliquer. Mais je ne pense pas qu’il ou elle soit hostile. C’était peut-être juste un passant curieux de la situation. J’ai plus senti cette personne-là que les autres, mais enfaite, plusieurs passants nous ont suivis.
Oui. Ce n’était pas anormal. Les combats dans la rue et les courses-poursuites attiraient les curieux. Mais Nilt ne pouvait s’empêcher d’avoir un mauvais pressentiment. Il ne savait que faire. Le mieux aurait été d’empêcher ces trois-là de sortir du foyer mais il estimait ne pas en avoir le droit. Elijah et Nethan avaient été enfermés au LERM pendant de longues années, Jio, prisonnier de la forteresse des mercenaires. Il ne vaudrait pas mieux que leurs anciens geôliers s’il leur ordonnait de rester ici, même pour leur sécurité. Finalement il s’avança vers les jeunes gens.
- Je ne vais pas vous interdire de sortir ; vous trouveriez un moyen de faire le mur. Mais restez prudents. Ne vous séparez pas, dans la limite du possible, empruntez des ruelles fréquentées quand vous êtes à Kerron. Et prévenez-moi quand vous quittez le foyer. Si vous vous rendez compte que quelqu’un vous suit, vous vous arrêtez, vous regardez de tous les côtés. La plupart des gens qui en prennent d’autre en filature partiront s’ils voient qu’ils sont repérés. Vous avez compris ?
Ils répondirent par des « oui » impatients. Ils voulaient en finir avec cette conversation. Nilt fit claquer sa langue, les autorisa à partir. Les retenir plus longtemps n’aurait servi à rien. Lorsqu’ils furent tous sortis, il se laissa tomber dans la chaise qu’il avait placée face à la fenêtre. L’après-midi commençait tout juste. La pluie était partie au profit d’un amalgame de nuages gris, blancs et noirs. Les enfants gambadaient dehors. Nilt sourit. Ces enfants, c’était toute sa vie. Les Libellules aussi étaient importantes pour lui. Il avait créé tout ça, il avait fondé ces endroits cachés où les mages pouvaient vivre en paix, loin de la convoitise et de la méchanceté des mauvaises personnes. Protéger était le mot d’ordre. Protéger l’enfance de ces mages, afin qu’ils ne rencontrent jamais de « Duc Nowise » ou de mercenaires, afin qu’ils puissent grandir, s’épanouir, et choisir ce qu’ils voulaient faire de leur magie. Soö voulait se venger du Duc, leur père ? À sa guise. Nilt, lui préférait s’assurer que personne ne vivrait ce que lui et son frère avaient vécu auprès de cet homme. C’était dur, mais il était heureux, ainsi. Il s’inquiétait, tout de même, de n’avoir personne pour l’aider à tenir le foyer ici, sur la face mafique. Il était un retourneur, sa magie était instable. Il voyageait aléatoirement entre les deux faces, ne choisissant pas quand est-ce qu’il changerait de face. Il sentait, bien sûr, quand le voyage allait avoir lieu, mais il ne pouvait pas l’empêche. Lorsqu’il était sur la face sciento-magique, l’inquiétude le rongeait à l’idée que quelqu’un puisse trouver le foyer qu’il avait construit et emmener les enfants. Il avait pensé à demander à Addal de quitter la guilde pour s’occuper du foyer, mais s’était ravisé. Le service qu’Addal lui rendait était important. Il fallait qu’il ait des nouvelles de Soö. Si jamais son petit frère décidait de faire un acte irréversible, quelque chose qui pourrait menacer toute la face… Si jamais il allait trop loin, avec ses mercenaires… Il faudrait l’arrêter. Addal était son meilleur atout, tant que Soö ne savait pas que le mage de téléportation à qui il faisait confiance était en contact avec Nilt.
L’homme soupira. Sambremonde était menacé. Les problèmes arrivaient de partout, assaillaient les faces. Plus rien n’allait depuis longtemps. Depuis que l’enfant des ombres avait disparu. On ne pouvait même plus faire confiance à l’assemblée des neuf mages. Ils étaient corrompus, le Duc les tenait sous sa coupe. Il ne restait plus alors, pour protéger la face magique, que l’armée d’élite, les troupes de Sambre. Recrutés aux quatre coins de la face, ces soldats étaient tout à fait exceptionnels. Naturellement doués en magie ou au combat, ils suivaient depuis leur plus jeune âge un entraînement acharné pour améliorer leurs compétences et protéger la face magique contre tous types de menaces. Ils agissaient séparément de l’assemblée, comme un deuxième module du gouvernement. Ils étaient en droit d’arrêter des haut-mages et des archimages, voire les membres de l’assemblée, s’ils estimaient qu’ils représentaient une menace directe envers la face. Mais cela faisait longtemps qu’ils restaient inactifs, cloîtrés dans leur citadelle. Ils n’étaient pour l’instant d’aucune aide. Il n’y avait personne pour contrecarrer les plans de Nowise, personne pour faire cesser la guerre qui couvait entre l’assemblée et les mercenaires, personne pour s’occuper des relations avec l’autre face. Personne, sauf eux. Trois gamins et un adulte. Quatre personnes, face à l’assemblée. Quatre personnes face à Nowise et tous ses alliés, face à Soö et tous ses mercenaires. Et eux non plus, ne pouvaient rien faire. Mais tout ça, ça ne pesait rien face à Soö. Soö avait changé. Il était devenu rusé, méchant, cruel. Une véritable bête qui n’attendait plus que retrouver ses pouvoirs pour se déchaîner. Si Soö n’était pas resté chez le duc, si Nilt était venu le chercher plutôt, alors, peut-être, serait-il devenu un adulte accompli, peut-être ne serait-il pas, aujourd’hui, ce monstre, ce marionnettiste, comme il aimait s’appeler. Et la dernière question obsédait Nilt. Il n’osait pas y penser, il la redoutait car c’était plus dure de toutes, celle à laquelle il ne pouvait pas répondre. Celle qui le faisait culpabiliser et qui remuait le couteau de la trahison dans la plaie qu’il avait ouverte dans le cœur de son petit frère à l’instant où il avait quitté la maison : Et s’il n’avait jamais été un bon frère ?