PRESENT : JIO
Elles entrèrent dans la chambre sans prévenir, comme à leur habitude, cette fois-ci accompagnées de deux petits garçons qui devaient avoir leur âge. Jio posa un regard calme sur les cinq enfants, attendant de savoir ce qu’ils voulaient. Ils se dandinaient sur place, d’un pied sur l’autre, se trituraient les mains, les yeux rivés sur le sol, hésitants, pensifs. Ce fut le plus petit des deux garçons qui, prenant son courage à deux mains, se décida à parler.
- Dis, Jio…
- Hm ?
- Toi, Elijah et Nethan vous avez toujours l’air tristes. Vous êtes tristes d’être ici… avec nous ?
Une question anodine, mais très importante, pour un enfant de 8 ou 9 ans. Ils avaient pris la peine de le lui demander directement. Ils s’inquiétaient pour eux, ils s’inquiétaient aussi de savoir si le foyer était la cause de leur attitude parfois maussade. Jio eut un petit sourire. Un sourire doux qu’il n’avait eu que rarement l’occasion de sortir.
- Bien sûr que non, ce n’est pas à cause de vous, ni du foyer.
- Alors c’est à cause de quoi ? demanda l’une des trois fillettes qui le suivaient partout.
À cause de Nowise, à cause de Soö. À cause du passé et de tous ses secrets. À cause de ses rêves incessants, à cause du monde tout entier.
- Ce sont des histoires de grands, vous savez.
- Mais Nethan elle est pas grande. fit remarquer une deuxième fille.
Jio pensa à sa conversation avec Nethan. Quel âge as-tu réellement ? Je suis aussi vieille que ce monde. Il poussa un petit rire que les enfants ne comprirent certainement pas.
- Nethan… Est plus grande que vous ne le pensez. Beaucoup plus.
- Pourquoi les grands ne disent jamais quand ça va pas ? demanda le deuxième garçon avec une grimace boudeuse.
- Venez vous asseoir, on va discuter un peu.
Les cinq petits s’exécutèrent et, bientôt, Jio se retrouva entouré d’enfants prêts à écouter la moindre de ses paroles. Ce n’était pas très agréable, et pourtant, on ressentait un certain sentiment de réconfort, de sécurité, aussi. Les enfants avaient ce pouvoir. Cette perspicacité étonnante et cette franchise qui leur permettaient de savoir quand ça n’allait pas et d’être là pour la personne qui ne se sentait pas bien. Était-ce un avant-goût des pouvoirs que conférait la magie ? Ou seulement une aptitude naturelle qui disparaissait avec le temps ?
- Vous savez… commença Jio : Avec mes amis, on a vécu beaucoup d’aventures, ces derniers jours.
- Quel genre d’aventures ? demanda la plus petite des filles.
- Des aventures mouvementées, éprouvantes, aussi. Stressantes. Alors on est un peu fatigués. Et quand on se rappelle ces aventures, cette fatigue et cette lassitude qu’on a ressenties reviennent à l’assaut. Alors on a l’air tristes, mais c’est seulement parce qu’on fait un bilan de tout ce qui nous est arrivé dernièrement. Et on se rend compte que ça n’a pas été facile d’arriver là où nous sommes aujourd’hui.
- Au foyer ?
- Oui, ici, au foyer.
C’était étrange de se confier à des enfants ; mais ça faisait du bien de dire ce qu’on avait sur le cœur.
- Il n’y a pas que ça. dit la rouquine, la plus grande des trois : Je le sens. Grâce à ma magie.
- Tu lis dans les pensées ? s’inquiéta Jio : Il était mal-à-l’aise avec ce genre de magie qui ne laissait pas de place aux secrets que chacun gardait en lui.
Mais la fillette fit non de la tête, le rassurant.
- Je lis dans les sentiments.
Ce n’était guère mieux, finalement.
- Il y a quelque chose d’autre, insista-elle.
- J’ai vécu dans un foyer, moi aussi. se lança Jio.
- Où ça ? demanda un garçon.
- Quelque part, dans le Psal.
Il n’y eut pas de réaction particulière, pas de mouvement de recul. Jio était originaire du Psal, mais ces enfants s’en fichaient. Pas de racisme, pas de préjugés sur les Psaliens, sur les mages noirs. C’était bon. Cette innocence, ça faisait du bien.
- On était heureux, là-bas. J’avais plein d’amis. Un jour, on a été attaqués. Par des gens méchants.
Jio hésita. Il n’était pas encore prêt à parler ouvertement des cinq ans qu’il avait passés à la guilde. Pas devant ces enfants, ces petits inconnus, qui n’avaient encore rien vécu de tragique et qui ne méritaient pas d’entendre une telle histoire. Alors il soupira, termina son récit le plus vaguement possible.
- Il y a des gens qu’il vaut mieux ne pas croiser, dans une vie. Après ça, ma vie et celle de tous mes amis ont changé. Parfois, je me souviens de cette période, ça fait mal. C’est ça, qui me rend triste. Il y a des choses auxquelles on n’échappe pas.
Un silence accueillit son discours. Les enfants méditaient. L’atmosphère s’était appesantie. Cela ne dura pas longtemps. Quelques minutes, tout au plus, après quoi, les enfants se relevèrent, comme s’ils avaient enfermé les paroles quelque part dans leur esprit, comme s’ils les avaient tellement enfouies qu’ils ne s’en souvenaient plus. L’air redevint léger, Jio s’autorisa un sourire. Il avait envie de rester ici, près de ses amis, de Nilt, des enfants. Il se leva de son matelas.
- On va jouer dehors ? proposa-t-il.