Chapitre 7

Sitôt passé le couvert des arbres, le masque de Taïe éclata et des larmes se mirent à couler le long de ses joues. Elle avait fait comme si elle était forte, insensible à cette décision devant sa Tribu… non, son ancienne Tribu. Mais en réalité, sa vie venait de voler en éclat. Où allait-elle aller ? Pour la première fois, elle vit la Forêt Oubliée comme une prison. Des barreaux faits de Brume, impossible à traverser. Il n’était pas si tard, la nuit était tombée mais minuit était encore loin devant elle. L’air se refroidissait. Frissonnante, elle mit sa capuche et rangea soigneusement son poignard. Ses lames étaient tout ce qu’elle possédait, à présent. Leur vue lui fit prendre sa décision. Le souffle encore tremblant, elle marcha vite, essuyant d’un geste assuré les larmes qui ne cessaient de couler. La forêt défilait sous ses pas tandis qu’elle avançait, revenant sur ses pas pour contourner le camp de la Tribu. Elle savait que si un de ses anciens camarades la voyait, elle serait traitée comme une intruse, mais cela lui importait peu. De toute façon, personne ne s’aventurait hors du camp à cette heure-ci. Une fois les flambeaux loin derrière elle, elle poursuivit sa marche vers le sud. Quand elle sentit enfin le vent salin de la mer sur son visage, minuit était passé. Venir ici avec les brancards de bois, à l’issue de la bataille, avait été long et éprouvant, mais seule elle allait plus vite. Au pied de la falaise, les vagues se déchaînaient contre la falaise.

Non loin du bord se dressait une ligne continue de petits tertres, tous recouverts d’herbe, sauf un. La végétation n’avait pas encore atteint la même luxuriance que sur les autres. Se sentant plus faible et vulnérable que jamais, Taïe dégaina ses deux lames, tomba à genoux et les planta dans la terre humide. La tradition était d’effectuer ce geste lors de l’enterrement, mais elle n’avait pas été là. Comment avait-elle pu ne pas venir ?

“Naïde, commença-t-elle, je te demande pardon. Tu dois être bien déçue, de là où tu me regardes, auprès des Esprits. J’ai tout gâché. Je deviens folle, et la Tribu m’a bannie. Je vais partir, et je ne pourrais jamais revenir. Mais je ne t’oublierai jamais. Chaque fois que le sang coulera sur ces lames, je penserai à toi. Et je te vengerai, j’en fais la promesse. Un jour, quand je serai devenue forte.”

Son souffle était désormais apaisé. Elle essuya les poignards pleins de terre sur son pantalon et les rengaina. Elle fixa l’horizon, l’air troublé.

“Je deviens folle…” murmura-t-elle.

Quelle autre explication ? Malgré tout ce qui venait de se passer, elle ne pouvait sortir de son esprit l’étrange vision qu’elle avait eue quand elle maintenait Elyie. Elle savait qu’elle était liée à l’étrange rêve de sa convalescence. Les deux avaient trop similaires, elle en était persuadée.

“Trouve les Peuples Oubliés de l’Est chaotique…

L’Est. Cette région sauvage ? Devrais-je y aller ? Mais… non ! Pourquoi suivrait-elle les ordres d’une hallucination ?

Mais malgré sa méfiance, Taïe devait bien admettre qu’il s’agissait de sa seule idée concernant ses actions futures. Quant à trouver le moyen de traverser la Brume elle…

“Taïe ?”

Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Elle se retourna, et dégaina son poignard.

“Qu’est-ce que tu fais là ?”

Elyie eut l’air embarrassé.

“Je souhaitais te parler.

-Encore ? Tu passes ton temps à jacasser. Tu n’es jamais à court de problèmes, n’est-ce pas ? Tu es contente de ce que tu m’as fait ?

-Je n’ai jamais voulu qu’ils te bannissent. Je n’ai jamais voulu te faire du tort de quelque manière que ce soit.”

Taïe eut un petit rire.

“Tu t’y prends pourtant très bien.

-Je veux te parler de la vision. Celle que j’ai eue, et toi également.”

Alors toi aussi ?

“Je ne vois pas de quoi tu veux parler.

-Alors pourquoi m’as-tu lâchée, alors que tu pouvais me tuer ?

-Et si j’ai eu cette vision, qu’est-ce que ça change ?

-Enfin, c’est évident. C’est un message des Esprits !

-Alors ça, c’est la meilleure. Je te rappelle que les chefs ont des visions, et sauf erreur de ma part, nous n’en sommes pas.

-J’ai débuté une formation de soigneuse. Ils prient les Esprits et interprètent les messages sacrés que reçoivent les chefs. Je pense que nous devons aller à l’Est.

-Tu penses ? Tu me demandes de te suivre sur une simple supposition ? Que je sois bien claire, Elyie, je te hais. Tu as détruit ma vie.”

Elle se contenta d’observer un silence gêné.

“Je ne te demande pas d’être mon amie. Je te demande de croire aux Esprits, et en leurs bonnes intentions. Cette vision nous a liées, je suis convaincue que tu le sais aussi bien que moi. Tu le sens.”

Elyie lui proposait de suivre ces étranges visions. C’était ce que la guerrière avait envisagé quelques instants plus tôt, mais à présent que l’étrangère le suggérait, elle plus très sûre que ce soit une bonne idée. Mais que faire d’autre ?

“En admettant que je te suive, comment sommes-nous censées traverser la Brume ? Si je me souviens bien, la dernière fois que tu l’as fait tu t’es retrouvée aux mains des Parias.

-Mais les Parias sont presque tous morts, sinon affaiblis, ou prisonnier des autres Tribus. Et j’ai ça.”

Avec un sourire fier, elle sortit de sa poche une petite fiole.

“Incroyable. De l’eau. Ça va beaucoup nous aider, c’est sûr.”

Elyie leva les yeux au ciel.

“Ce n’est pas de l’eau. C’est de l’essence de karla, la plante qui permet de traverser la Brume.

-Tu veux dire que c’est cette chose que les Parias ont utilisée ? Tu en as ?

-Je l’ai prise sur un des corps après la bataille. Ils en avaient sûrement tous une sur eux, pour le retour. Je voulais l’étudier de plus près.

-Et tu veux que nous partions toutes les deux dans une partie du continent inconnue, et très probablement dangereuse, sachant que tu ne sais pas te battre et que j’ai toujours très envie de te tuer ? "

La soigneuse reprit son air gêné.

“Je sais que tu m’en veux. mais cette vision nous a liées, je le crois sincèrement. Je t’en prie, viens avec moi. Je pars maintenant.

-Tu fais le choix de quitter la Tribu comme ça ? J’y crois pas. C’est parce que tu es restée que je me suis fait bannir, et maintenant tu veux t’en aller ?

-Je suis vraiment désolée, Taïe. J’espère que, si tu viens avec moi, tu réaliseras un jour que je ne t’ai jamais voulu aucun mal.

-Le fait que tu sois désolée ne change rien. Les excuses ne font pas revenir les morts. Donne-moi une bonne raison de partir avec toi.

-Il y avait un homme chez les Parias. il gardait toujours une capuche qui lui cachait le visage, mais il n’était certainement pas humain. Ses mains… ses mains étaient grises, translucides, avec de longs doigts. Mais surtout, il venait de l’Est, et traversait la Brume comme s’il ne s’agissait que d’un brouillard ordinaire. Sa venue était rare, mais il arrivait des terres sauvages de l’Est, s’enfermait avec le chef puis repartait. C’est lui qui a initié l’attaque. D’après les rumeurs, c’est même grâce à lui que nous sommes entrés en possession du karla. Alors je suis persuadée qu’en allant vers l’Est, nous trouverons des réponses. Je l’ai également vu dans la vision. Très fugacement, mais je suis sûre que c’était lui.”

Taïe ne dit rien. Cet homme était un nouvel élément dans la balance. Si Elyie disait vrai, si c’était lui qui avait organisé l’attaque… alors Taïe tenait le coupable. La personne sur qui venger la mort de Naïde. Le seul responsable, maintenant que la majorité des Parias étaient morts. Mais aller à l’est était risqué. Suivre Elyie ? Vraiment ? Elle tenait toujours l’essence de karla dans sa main. La petite bouteille brillait au clair de lune. Elle n’était pas armée, vulnérable face à Taïe. Il aurait été si simple de la tuer, lui prendre l’essence puis s’en aller… accomplir sa vengeance seule. Se débarrasser de la jeune fille. Sa main commençait déjà à se tendre vers son poignard…

À ce moment, un oiseau nocturne croassa quelque part au-dessus de la mer. Surprise, Taïe se retourna pour le regarder, et son regard se posa sur le tertre derrière elle. Pouvait-elle vraiment faire ça ? Tuer quelqu’un de sang-froid juste devant la tombe de sa mentor ? Sa main retomba le long de son corps. Elyie la regardait fixement. Avait-elle vu le mouvement que Taïe avait commencé à amorcer ? Avait-elle compris qu’elle avait envisagé de la tuer ? Son regard ne laissait rien paraître. Elle se contentait de la fixer. Le doute s’insinua dans l’Esprit de Taïe. Elle n’estimait aucunement la soigneuse, mais le fait qu’elle ait pu deviner ses intentions la mettait mal à l’aise. Un long moment s’écoula, pendant lequel les deux jeune femmes se contentèrent de se fixer en silence. Taïe jeta un dernier regard au tertre de Naïde, puis fit un pas vers Elyie.Je vais honorer ta mémoire, et te venger. Je reviendrai.

“Où souhaites-tu traverser la Forêt ?” demanda-t-elle à la soigneuse.