Face n°9 de l’icosaèdre, japonaise – Ville : Torii – Antre des Roses
Année 2012, Terre, Monde 4 / Année 2512, 4e Platefrome
Kiyoshi leva les yeux de son livre de comptes en entendant le bruit sourd d’une chute provenant de son espace nuit.
Abandonnant son bureau, il alla jeter un coup d'oeil derrière le paravent dissimulant son grand lit double dans lequel dormait normalement le gamin : après son opération, il avait préféré le garder à portée de main, redoutant que Nagazaki ne le laisse encore s'échapper. Et à le voir ramper par terre, encore encroûté de sommeil et d'anesthésiant, en direction de la sortie, il semblait avoir prit la bonne décision. Amusé, l'adulte s'accroupit en travers de la route du fugitif, une ombre de sourire plissant sa joue balafrée.
- Sérieusement… t’en loupes pas une hein ?
Le ramassant sans délicatesse, il alla le déposer sur le canapé situé en face de son bureau, à l'endroit même où s'était tenu Niko un peu plus tôt, ce qui lui tira un sourire. Après une courte hésitation, il jeta sa veste sur le môme rendormi et retourna s'asseoir : ces comptes n'allaient pas se finir tout seuls.
Vaëm n’émergea de nouveau que deux bonnes heures plus tard, alors que Kiyoshi finissait sa colonne de comptes et son reste de café. Le patron de l’Antre des Roses le laissa promener ses yeux méfiant et englués de sommeil sur le grand espace autour de lui, ses meubles, ses tableaux, son bureau, et enfin lui-même.
- Mal têt’…
La voix était pâteuse. Enrouée.
- C’est normal, ça va passer. Tu veux de l’eau ?
Un silence méfiant lui répondit, lui faisant lever les yeux au ciel. Saisissant un fond de carafe, il traversa la pièce pour venir s’installer sur le canapé, sa large main passant machinalement dans le sac de nœuds servant de cheveux au garçon. Ce dernier roula sur le dos, chercha vaguement à se redresser sur les coudes, puis se laissa retomber avec un geignement piteux qui fit rire l’adulte.
- On a un peu forcé la dose. Tu… ah.
Le gamin dormait de nouveau, la tête tournée sur le côté, lui offrant une vue dégagée sur sa tempe vierge d'hématome. Fronçant les sourcils, le propriétaire de l'Antre glissa ses mains sous le crâne de l'adolescent pour lui faire tourner la tête à droite, puis à gauche, observant soigneusement la peau brune à la recherche de traces de contusions. En vain. Soucieux, il dénoua le kosode de Vaëm pour continuer son inspection, palpant les côtes sans trouver la zone tuméfiée par les coups de pied d'Akari. Le gosse s'agita un peu sous ses mains sans sortir du sommeil pour autant. L'adulte referma le vêtement, certain qu'il ne trouverait plus aucunes marques nulle part, puis quitta le canapé pour se laisser tomber dans un fauteuil près duquel l'attendait une carafe de whisky.
Il se servit un verre sans quitter le garçon des yeux, laissant l'alcool décanter dans son verre pendant qu'il réfléchissait. Le brassage génétique dans les bas-fond était tel qu'un pouvoir de régénération faisait de temps en temps surface dans la population, il suffisait pour ça qu'un lointain ancêtre ai fait partie du Clan Terre avant son éradication. Mais avec une telle puissance ? Sans qu'aucun des deux élémentaires veillant sur l'Antre ne réagisse ?... Sans compter qu'Akari l'avait clairement qualifié de Terre.
Kityoshi resta un moment à regarder l’adolescent en buvant son verre, jouant avec l’idée de l’éliminer ici et maintenant, par précaution. Et tant pis pour ses cinq millions de yens. Il n’avait pourtant pas l’air bien dangereux, pour un membre du clan magique le plus meurtrier de l'Icosaèdre. S’il avait vraiment été Terre, il aurait dû faire des morts plutôt que de se laisser capturer ?… Non ?... Pourtant... lorsqu'il l'avait touché, les tatouages de protection gravés dans ses paumes étaient restés inertes. Ces marques lui ayant sauvé la vie plus d'une fois au cours des ans, le propriétaire de l'Antre décida de leur faire confiance et de laisser à Vaëm le bénéfice du doute. Tout en le gardant sous étroite surveillance. Probablement celle de Saïto d'ailleurs, ce Branche savait y faire pour garder les Boutons sous contrôle.
*
L'aube se leva sur un Kiyoshi échevelé et de mauvaise humeur. Benkeï, son second, l'avait tiré du lit vers 4h avec de mauvaises nouvelles : un bar clandestin ravagé durant la nuit, deux hommes portés disparus dans les galeries de la falaise alors qu'ils enquêtaient sur un possible bordel clandestin, un massacre sur les quais, juste dans sa zone de trafic... et maintenant qu'il avait enfin le temps de se poser avec un café, l'oeil sombre et l'humeur de la même couleur, les premiers rayons du jours apportaient deux autres annonces désagréables. Contrarié, il se laissa aller contre le dossier de son siège, le bout de ses doigts jouant avec les deux bristols posés sur sa table de travail.
Le premier, dactylographié, lui annonçait que la décision de la Tour Néant concernant le gala organisé par l'Antre en l'honneur du premier anniversaire de la fin de la guerre civile : interdiction de la faire à l'Antre, obligation de la faire dans l'étage de réception de la Tour, avec la nécessité d'un aval de Néant pour toute les décisions. L'enfer. Même s'il ne doutait pas une seconde qu'Akaï s'en sortirait à merveille avec ces nouvelles contraintes.
Quant au second...
Couvert de l'élégante écriture de la Rose, il déclinait son invitation à l'accompagner au gala. Kiyoshi aurait pu en renverser son bureau de frustration.
À la place, il balaya les notes pour les faire tomber dans sa poubelle, alla déplacer Vaëm du canapé au grand lit double, revint ajouter une goutte de whisky dans son café, puis farfouilla dans la corbeille pour en extraire le mot manuscrit. D'un des tiroirs du bureau, il extraya une boîte laquée fermant à clef dans laquelle se trouvaient d'autres mots plus ou moins usés. Doucement, il plaça le bristol à l'entête de l'Antre à l'intérieur après en avoir retiré une paire de jonc non gravés liés par un vieux ruban rouge. Ses doigts s'attardèrent quelques secondes sur le tracé délicat des mots sur le carton doux, le regret lui serrant la gorge.
Depuis quelques temps, Akaï et lui ne faisaient que se croiser. Entre deux portes, lors d'une réunion de gestion de l'Antre ou d'organisation d'un spectacle, au détours du jardin... comme si l'autre l'évitait. Il secoua la tête et repoussa en arrière les mèches rouges de ses cheveux qui s'encrassaient. Akaï ne pouvait pas l'éviter. C'était son Prime Rose, son prostitué le plus demandé malgré son albinisme, son bras droit, mais aussi son meilleur et plus ancien ami.
Ils devaient simplement avoir trop de travail.
Oui, ce devait être ça...
Il s'accrocha à l'idée que tout irait mieux une fois qu'ils auraient pris des vacances. Sans consulter la Rose, il avait posé quinze jours pour eux deux après l'anniversaire de Niko. Quinze jour de tranquillité sur Terre, juste tous les deux... de grandes suites, un seul lit à chaque fois, Aka' au creux de ses bras, et beaucoup de repos. Ce serait parfait.
Une salve de juron le tira de sa rêverie.
Visiblement, sa nouvelle acquisition venait de se réveiller...
Après avoir rangé la paire de jonc et refermé le coffret, Kiyoshi ramassa sa tasse d'irish coffee et alla jeter un coup d'oeil derrière le paravent, où la scène qui s'y jouait lui tira un sourire : assit par terre, l'adolescent en kosode débraillé semblait très sérieusement en train d'envisager de se ronger la cheville pour la libérer de la mince menotte de fer l'emprisonnant. Rattachée au lit par une chaîne solide, elle avait marqué la peau brune dans la chute du garçon, mais la blessure se résorbait déjà. Alors que le garçon se penchait en avant, bouche entrouverte, l'adulte ne pu s'empêcher de glousser.
- Il te serait difficile de courir avec un pied en moins tu ne crois pas ?
Le gosse sursauta et se replia derrière le lit, sur la défensive. Ses yeux, vifs mais aux cils encroûtés de sommeil, toisèrent Kiyoshi avec animosité.
- Kes’ m’a fait ? J’mal au fond !
L’homme aux cheveux rouges leva les yeux au ciel. Ces derniers temps, malgré ses propres origines, il lui arrivait d’oublier à quel point la langue des bas-fonds pouvait être frustre et irritante à l’oreille.
- T’t’es gauffré côme une quill’, s’ça le mal d’cu’. La commune fissa, sinon j’jact’ naï et t’part en Mine.
Il vit avec amusement l’adolescent ouvrir de grands yeux en l’entendant parler, puis froncer le nez avec perplexité avant de prononcer d’une voix prudente, son accent épais avalant toute de même certaines lettres :
- Comment tu sais que je parle la Commune ?
- Du bluff. Tu m’as juste l’air plus malin que la moyenne de tes semblables. Et on me dit « vous », pas « tu », c’est clair ?
- On est pas idiots !
- Toi non. Mais la plupart oui. Crois-moi, j’en sais quelque chose.
Tout en parlant, l’adulte s’était rapproché sans gestes brusques, observant l’attitude du garçon. Ramassé derrière le lit, ce dernier semblait prêt à bondir à la moindre occasion, ses yeux vifs ne cessant de balayer la pièce tandis que ses doigts nerveux jouaient machinalement avec la chaîne de son attache.
- J’ai mal à la gorge.
- Normal. On t’y a implanté un traceur, juste à côté de ta carotide. Tu comprends ce que je dis ?
Le silence qui suivit la question et l’attitude de son interlocuteur apprirent deux choses intéressantes à Kiyoshi : que le gamin savait ce qu’était une carotide, mais aussi où la trouver… ce serait à creuser, mais quelque chose lui disait que l’adolescent devant lui avait plus de vocabulaire et de connaissances que son aspect mal dégrossit laissait supposer. Une main sur la petite bosse du traceur, Vaëm le dévisageait avec ce qui ressemblait à de la haine dans les yeux.
Avec un soupir, l’adulte s’installa en tailleur sur le lit.
- Que je sois clair. Toutes mes Roses, tous mes Boutons – les apprentis – et tout mon personnel, Branches comme Ronces, sont équipées du même traceur. Si tu tentes de t’enfuir, nous saurons immédiatement où tu te trouves. Et il est probable que nous raflions tout le monde, sans distinction. Les extracteurs de géodes des Mines ont besoin d’esclaves en ce moment.
Kiyoshi se pencha légèrement en avant, le visage devenu sévère.
- D’autant que tu me dois cinq millions de yens. Je ne laisserai pas partir si facilement. (devant l’air ahuris du gamin, il poursuivit avec un sourire mauvais : ) Tu as bien entendu. Cinq. Millions. De yens. De ce fait j’ai droit de vie et de mort sur toi, et tu me poses un problème. Vois-tu, non seulement je ne fais pas dans le réseau pédophile, mais en plus, depuis quelques temps, l’Héritier de la famille Sawada a décidé de faire cesser totalement ce genre de commerce, au point de m’interdire d’avoir des Boutons de moins de seize ans. Seize ans que tu n’as pas, si j’en crois ma doctoresse. J’ai pourtant décidé de te donner le choix : ou tu part tout de suite aux Mines pour rembourser ta dette, ou tu me sert. Chaque cours manqué, chaque désobéissance, chaque insolence ou destruction de matériel, augmentera ta dette de 5.000 yens. A chaque cours suivis, tâche bien effectuée, service rendu ou initiative positive, je la réduit de 3.000 yens. Ta nourriture, tes vêtements, tes fournitures, tout ça sera facturé 4.000 yens. Tous les jours. Je te laisse faire le calcul et prendre ta décision (il se leva du lit) je reviens entendre ta réponse dans deux heures, d’ici là, reste sage, le compteur tourne déjà.
**********
La neige tombait doucement à petits flocons, parsemant l'allée de pierre de minuscules tâches blanches. Vaëm souffla dans ses mains pour réchauffer ses doigts engourdis par le froid, le balais de bois pesant un peu contre son épaule bandée, conséquence malheureuse de sa dernière tentative de fuite. Avec un petit soupir, il reprit le balayage de l'allée, essayant d'ignorer les démangeaisons provoquées par le masque qu'on l'obligeait à porter : tous les Boutons devaient dissimuler leur visage dès qu’ils sortaient des parties réservées au personnel, ou se trouvaient dans une situation risquant de les mettre en contact avec quelqu’un d’extérieur à l’Antre. Gris pâle comme leur uniforme, le masque cachait l’entièreté de la face, à l’exception du menton et des lèvres.
Et grattait.
Horriblement.
Le Branche en charge de la surveillance des travaux en plein air, un homme large d'épaules, à la voix sèche et au masque brun, claqua brusquement dans ses mains pour attirer l'attention de tous les apprentis de son groupe, annonçant l'heure de repas. La cour était déblayée, les sentiers dégagés de la neige tombée en fin d'après-midi, ils avaient mérité de manger. Ensuite reprendraient les cours : calculs, base de la langue japonaise, maintient, accueil, basiques de sciences ou sport... autant d'heures perdues qu'il subissait maintenant depuis deux semaines.
Perdues parce que même si les apprentissages étaient intéressants, il devait y aller contre sa volonté. Et subies parce qu’il maîtrisait déjà la plupart des notions qu’on tentait de leur inculquer… tout en devant faire en sorte qu’on pense le contraire. Un enfant des bas-fonds éduqué ferait tâche et il attirait déjà suffisamment l’attention par ses expérimentations et ses repérages. Ses deux premières tentatives de fuite avaient été de magnifiques échecs, mais lui avaient permis de prendre la mesure des services de sécurité, des systèmes de surveillance, du gigantisme des lieux, et surtout, pour la plus poussée, d’à quel point ç’allait être galère de sortir de là tant qu’il aurait son traceur.
Et pas d’ailes.
Le domaine de l’Antre, tout comme celui des Sawada, dominait la mer, mais aussi la ville à moitié troglodyte de Torii. Ayant passé sa courte vie dans les quartiers pauvres de cette dernière, au raz de l’eau, il ne connaissait l’Antre des Roses que de réputation et l’étroitesse de ses connaissances se heurtait à la démesure du lieu : le terrain s'étendait loin sur le haut de la falaise, vers le centre de l’île, et abritait de nombreux bâtiments. Pavillons d'habitation, centre de soin, terrains de jeux, salles d'entraînement, piscines, école, dortoirs, réfectoires... mais aussi, plus proche du centre névralgique du Club, un grand complexe commercial, avec des boutiques et un cinéma. Une ville au-dessus de la ville. Un immeuble gigantesque qu'il n'avait pas vu lors de son premier éveil réunissait des bureaux administratifs, les appartements du patron, les chambres et les suites qu'utilisaient les hôtes avec leurs clients, les salles de réceptions, de bal, l'amphithéâtre, un casino, deux spas... et probablement plein d'autres choses qu'il n'avait pas encore découvertes, ou parce qu'on lui en interdisait l'accès, ou parce que c'était confidentiel.
Sa plus grande surprise avait été de réaliser qu’en dehors de la zone des apprentis et de celles auxquelles on avait donné un aspect traditionnel, tout l’Antre fonctionnait à l’électricité, ce qui en disait long sur la fortune du patron des lieux… c’était bizarre de quitter la lumière dansante et chaleureuse des onibis homologués pour passer dans celle, crue, des ampoules. De ne pas avoir à dépendre du bon vouloir d’un esprit aquatique pour avoir de l’eau propre, ou encore de franchir des portes s’ouvrant toutes seules, sans le moindre souffle de vent ou d’implication d’une main humaine…
Une main se posa sur son épaule, le faisant sursauter.
- Vaëm-kun1. Ton balais.
Comme les Boutons, les Branches et les Ronces allaient masquées en dehors des zones résidentielles, leurs identités uniquement dévoilées par un badge nominatif accroché à leur revers et leur grade indiqué par les gravures spécifiques. Celle de son responsable, Saïto, scintillait doucement sur la tempe de son masque couleur bois, tout comme le minuscule éclat de miroir enchanté qui captait les moindres détails de la journée du superviseur des Boutons. Dès le début, l’adolescent avait décrété qu’il n’aimait pas Saïto. Pas qu'il soit méchant, ou désagréable, ou injuste. Mais... il était perspicace, rapide, et observateur. Impossible de le prendre en défaut. Ses deux premières tentatives de fuite avaient été un vrai fiasco à cause de lui, et la dernière en date lui cuisait encore l'épaule là où la badine de la Branche l'avait frappé.
Docile, il remis le balais au surveillant qui l'enferma avec le reste du matériel, puis rejoignit la file des autres apprentis se dirigeant vers le réfectoire, les mains glissées sous ses bras pour les garder au chaud. Le temps se couvrait de plus en plus tandis que le pays s'enfonçait lentement dans l'hiver, noyant la ville sous la neige, et les espoirs de fuite du garçon sous les températures négatives. Il lui restait une possibilité cependant...
Ça le travaillait depuis quelques jours déjà.
Il ne pourrait jamais solder sa dette.
5 millions de yens, et des poussières, c'était beaucoup trop. Même en étant parfaitement sage.
Il ne pouvait pas fuir non plus. A cause du traceur placé dans sa gorge.
Et l'homme qui l'avait vendu allait s'en sortir.
Pire, il allait rester tranquillement peinard avec sa mère, ses sœurs, et son frère… et cette pensée lui gelait les entrailles. Que lui soit vendu, passe encore, il avait les reins et le coeur solide, mais ses toutes petites sœurs ? Ou Ki’el ? Ils avaient beau se ressembler comme deux goûtes d’eau, il savait que son jumeau ne survivrait jamais en tant qu’esclave. Ou en tant que viande à vendre.
Il ne pouvait le permettre.
Il fallait qu’il rentre.
Silencieux, il remonta l'allée en direction du réfectoire, laissant ses pensées tourner autour de son plan, en cherchant un meilleur sans en trouver.
S'il s'y prenait correctement, aujourd'hui, il aurait une petite chance de s'en sortir. S'ils devaient le transférer à l'hôpital... il pourrait fuir.
Ses doigts effleurèrent le léger renflement du traceur sous la peau de son cou. Avant toutes choses, il devait se débarrasser de ça. Et espérer que sa magie ne l’en empêcherait pas.
Dans le réfectoire, son geste surpris tout le monde.
Jusqu'à présent, ils n'avaient aucunes raisons de mettre des couteaux à bout rond lors du service des Boutons. Aucun... n'était réellement mécontent d'être là : nourriture, vêtements, hébergement, éducation, perspective d'avenir... tout ce qu'ils avaient ici était plus qu'ils n'auraient jamais pu l'espérer. Alors voir l'un des adolescents s'emparer d'un couteau à viande pour s'ouvrir la gorge n'était pas une chose à laquelle ils pouvaient s'attendre... non, vraiment pas.
*
Le lent ballet des Branches et des Boutons se déployait sous le regarde du propriétaire de l’Antre perché sur son balcon, nettoyant les sols, drapant les nappes, dressant les tables, agençant les sièges… il adorait cette ambiance. Le silence feutré à peine troublé par le bruit des pieds nus glissant sur l’épais parquet, les gestes maladroits des Boutons, la supervision bienveillante des Branches, le passage furtif de ses Roses, venues repérer les lieux, échanger quelques mots à voix basse, déposer un paquet, reprendre un arrangement de fleurs… et puis Akaï, dans sa tenue d’intérieure, un simple pantalon de toile et un pull ample glissant sur l’une de ses épaules, qui observait le tout, se tenant en retrait, les bras croisés sur la poitrine. A ses yeux (pas du tout partiaux, il devait l'avouer) sa Prime Rose cumulait les talents : en plus d’être beau et intelligent, il savait diriger sans jamais élever la voix, former les équipes pour qu'elles fonctionnent, apaiser les tensions avant qu'elles n'explosent, et n'avait pas son pareil pour charmer les gros clients. À cause de ça, Kiyoshi lui avait abandonné un nombre croissant de responsabilités au sein de son Antre au fil des années, et jusqu'à présent, il n'avait eu qu'à s'en féliciter...
Sauf depuis quelques temps.
Aka' était... distrait.
Sans réellement s’en plaindre, plutôt en s’en inquiétant, certains habitués avaient fait remonter leurs remarques à Kiyoshi, quatre ou cinq fois déjà depuis le début du mois. C'était... inhabituel de la part de la Rose de s'oublier à ce point. La perfection d'Akaï ne souffrait ordinairement pas le moindre écart, que ça soit dans la coiffure impeccable de ses longs cheveux blancs ou dans sa mise, comme dans ses relations avec les invités du Club. À bien y regarder, sa peau, déjà trop claire de par sa nature d'albinos, étaient encore plus pâle que d'habitude, et il pouvait presque apercevoir les os de ses clavicules de là où il se situait.
Kiyoshi serra les dents, brusquement saisi par l’angoisse. Et si Akaï état de nouveau dans une phase descendante ? La dernière avait failli lui coûter la vie, et sans l’intervention rapide de Kinhide, alors simple assistante du docteur en poste, Nagasaki serait devenue Prime Rose sans avoir à se battre pour la place. L’albinos n’avait pas gardé de cicatrice aux poignets, mais il arrivait encore à Kiyoshi de se réveiller en sursaut, avec l’image des bras blancs barbouillés de rouge sur la rétine…
Nerveux, il fit tourner son verre d’alcool entre ses doigts, caressant mentalement l’idée d’aller faire un petit tour dans les appartements de son ami comme on touche du bout de la langue une dent cariée. En dehors de lui et les fantômes architectes qui avaient construit la résidence principale, personne n’était au courant de l’existence des passages secrets dans les murs qui permettaient un accès et une observation discrète de tous les appartements. Peut-être une fouille discrète pour s’assurer de l’absence de drogue – les derniers sevrage ayant été vraiment difficiles – et éventuellement une nouvelle affectation auprès des plus jeunes pour le tenir occupé ? Et planifier définitivement cette histoire de vacances.
Après l’anniversaire de majorité de Niko.
Oui, c’était une bonne idée.
Il laisserait l’Antre à la charge de Nagasaki et Benkeï pour quelques jours, et prendrait le temps de longues marches et de longues discussions avec Akaï.
Il se redressa.
Ils n’avaient pas besoin de lui ici. Après un léger signe de main vers l’albinos qui venait subitement de braquer son regard rouge sur lui, comme s’il avait sentit ses intentions, il se glissa dans la pénombre du balcon pour échanger son verre d’alcool fort contre un verre de vin, puis descendre sans se presser l’escalier le menant au grand hall. De là, il pourrait rejoindre l’ascenseur desservant son bureau après avoir fait une petite visite au réfectoire : la nouvelle fournée de Bouton devait être en train de prendre son repas, et il avait la sale bestiole à faire flipper. Le petit leur avait donné du fil à retordre ces derniers jours, tentant de s'enfuir malgré la menace – mise à exécution, bien entendu – d'augmentation de sa dette en cas de tentative, ou encore se rebellant pour des broutilles, juste par plaisir de les contrarier. C’était du moins ce qu’ils croyaient jusqu’à sa dernière tentative de fuite qui avait presque aboutit. A vrai dire, sans le traceur, le gamin aurait été introuvable. A force de les défier, il avait collecté juste ce qui lui fallait d’information pour mettre au point un plan d’évasion efficace.
Le bruit de course le surpris alors qu'il allait tourner l'angle du couloir, l'alertant juste à temps pour qu'il suspende son pas, évitant ainsi la collision entre un superviseur au bord de la panique et son précieux verre de vin. L'homme, en le reconnaissant, faillit s’effondrer.
- Monsieur ! Le Bouton ! Il... on a appelé les urgences ! J'ai essayer d'arrêter mais... ça coulait tellement ! Il a coupé trop profond !
Mais il n'écoutait pas. Les yeux fixés sur les mains agitées de mouvements vifs du superviseur, il ne voyait que le sang dont elles étaient couvertes. Un sang rouge, encore frais, qui déjà s'incrustait en caillot sous les ongles, parfaitement incongru sur la tenue tirée à quatre épingles de sa Branche.
Il releva la tête.
La panique, en face, tournait en crise d'angoisse.
La gifle claqua plus fort qu'il ne l'aurait voulut, mais eut l'effet escompté : Saïto se figea, la bouche entrouverte, l'air complètement perdu.
- Calme. Résumé ?
- Vaëm-kun s'est ouvert la gorge.
- ...
Alors là...
Là...
- Bons dieux de Merde.
- Pas mieux.
Pour que Saïto, pourtant non croyant comme beaucoup de monde sur la Plateforme, abonde en son sens, c'est qu'il devait être dans le même état d'ahurissement et de surprise que lui. Jusqu'où ce gosse pouvait aller pour leur refiler des emmerdes ?
- Vivant ?
- État grave. Kinhide vous demande. Elle dit... que le petit pourrait ne pas s'en sortir.
Déjà, ils remontaient le couloir d'un pas vif, mais sans courir non plus : entre les capacités de régénération du gamin et la présence de Kinhide à son chevet, il ne servait à rien de se presser. La soignante était douée. Très douée. Et si le gamin devait y passer... eh bien... ça ferait un soucis en moins.
- La motivation ?
Vaëm était trop cabochard pour avoir choisi l’option du suicide, et le choix de la gorge lui laissait supposer autre chose… que lui confirma la Branche en lui tendant un petit objet noir et couvert de sang, qu’il reconnut sans peine : le traceur.
Un sourire admiratif étira ses lèvres.
- Coriace...
- Et stupide. Il va peut-être mourir !
- Vu son caractère, je pense qu'à ses yeux, c'est moins pire que de rester avec nous...
Silence.
- Ce petit est complètement idiot.
- Le jugement de la sagesse.
Le superviseur hocha la tête, laissant s'installer le silence entre eux tandis qu'ils continuaient leur route en direction de l'aile réservée aux soins d'urgence, peu utilisée en temps normal. Situé de façon à être atteignable de partout (la plus longue distance pour y parvenir se faisait en 6 minutes lentement et 3'30 au pas de course), le complexe ne recevait réellement d'urgence qu'une ou deux fois par an, les blessures plus graves étant immédiatement transférées (lorsque c'était possible) dans l'hôpital privé situé plus loin dans le domaine. Il était pourtant équipé comme pour accueillir des blessés de guerre, et le gosse devrait probablement sa vie sauve à ce fait : nul-part ailleurs ils n'auraient pu s'occuper aussi vite d'une blessure si importante.
Restait à espérer que Niko Sawada n'en aurait pas vent.
Cette simple perspective lui gâcha le goût de son vin, lui laissant la vague impression d'une avalanche de catastrophes en devenir.
Aaaah... voilà. Le gamin avait réussi à lui pourrir sa soirée.
Encore.
_________________________
1Le suffixe « -kun » est pour les enfant l’équivalent de -san pour les adultes.
Dans les chapitres précédents, je n'avais pas forcément une très très bonne image de Kioshi, même si je réservais encore mon jugement. Je dois avouer qu'il est remonté dans mon estime dans ce chapitre =o Il a pourtant pas forcément fait de grandes actions sympathiques/gentilles, mais je trouve qu'on comprend un peu mieux son point de vue. Et je sais pas, sa façon de vraiment s'occuper de tout dans les détails, comme Vaëm et son côté très minutieux, ça me parle =D
Vaëm est vraiment pas du genre à abandonner x) Après, visiblement, il a de bonnes raisons de pas lâcher l'affaire. Mais de là à s'ouvrir la gorge, à pas grand chose il pouvait se louper, même avec ses pouvoirs quoi =o Et puis bon, si les gens ne s'occupent pas assez bien de lui, ça peut vite mal tourner, pareil s'ils ne l'envoient pas à l'hôpital, tout son plan tombe à l'eau ='D Mais bon, on comprend bien qu'il est juste très déterminé, c'est clairement pas de la bêtise vu qu'il montre bien qu'il est loin d'être bête.
Et sinon, clairement, ya anguille sous roche avec Aka et c'est pas juste une question d'avoir trop de boulot x) On sent qu'il y a beaucoup d'espoirs dans ces vacances, mais bon, je sens qu'elles vont jamais arriver, ou alors très mal se passer. J'ai pas l'impression qu'Aka' kifferait vraiment y aller gentiment ^^" C'est intéressant en tout cas ce perso qui a l'air pas mal important mais qu'au final, on ne découvre que de loin dans le regard des autres.
En tout cas, j'ai beaucoup aimé ce chapitre, on avance tranquillement dans l'histoire, ça permet de se poser un peu et j'ai vraiment apprécié cet aspect =D
Bon courage pour la suite !
Merci pour ce commentaire !
Comme toujours il nous encourage beaucoup ! D'autant que tu cibles en positif les points qui nous posaient soucis avant ou qu'on craignait de faire de façon trop superficielle.
Je suis contente que le côté « découvrir le passé des personnages en petite touche et par le regard des autres » fonctionne : notre objectif est d'éviter au maximum les longs flash-back ou les zones d'explications à rallonge. C'est pas facile @_@
Encore merci de tes encouragements ! <3