Chapitre 7

Par Ozskcar

Naste pleurait, ce matin, à cause d’une mauvaise note. Je lui ai dit, pourtant, que c’était ridicule de s’inquiéter tant pour un devoir. Je sais bien qu’elle m’admire – et forcément, comme j’ai fini première au classement… – mais tout de même ! Je n’ai même pas eu l’occasion de lui parler de l’expédition promise par Zorach l’Ancien. C’est décidé : nous partons pour les murailles de Sel. J’espère que Naste pourra venir. Je crois que Clavarina sera également de la partie, quoique cela ne m’enchante pas… Elle me fait froid dans le dos. Je la vois souvent rôder près de l’Académie. Elle observe les étudiants, de loin, sans jamais oser leur parler. Je me demande même si elle n’utilise pas son Code pour subtiliser aux gens leurs souvenirs. Ça me ferait presque pitié, dans le fond. Ce n’est pourtant pas la même chose, de vivre une amitié par procuration, grâce au Code, puis de la vivre en vrai. 

Des fois j’aimerais la secouer un peu, lui dire d’aller de l’avant, de vivre, un peu, au lieu de rester cloîtrée au laboratoire. Gaetano lui fait peur, je pense… Cela dit je la comprend ; il a l’air affable, comme ça, mais des fois, tu te retournes, et tu surprends un air glacial peint sur sa figure. Je ne sais jamais à quoi il pense. Depuis que l’on m’a révélé que je suis une Enfant, je suis de plus en plus souvent obligée de rester au laboratoire. Clavarina m’ausculte le cerveau, je me sens comme une potiche… Et lui, dans le fond, qui observe… Ils n’ont pas l’air de remarquer combien c’est humiliant d’être considérée, non pas comme une personne, mais comme une chose.

Journal de Kholia corrigé par Zorach et annoté par Soren.
 

Dans un sursaut, l’Enfant s’éveilla, s'arrachant violemment à l’obscurité de ses rêves pour retomber dans celle, poisseuse, de l’inconnu. Il s’était endormi dans une pièce animée, auprès de ses frères et sœurs, tout près du feu qui crépitait au centre de la pièce. Il s’y était senti à l’abri du vent qui hurlait au dehors, et avait donc pu s’endormir tranquille, se laisser lentement envelopper dans la quiétude rassurante et chaleureuse du sommeil, avec la certitude de se réveiller plus tard, chatouillé par les lueurs de l’aube qui filtreraient entre les rideaux, entouré des mêmes personnes, près des braises encore chaudes mais déjà grises, qu’il faudrait sans doute raviver sous peine d’entendre les gémissements d’un frère qui, blotti tout près, se plaindrait du froid et rechignerait à se lever.

Il n’y avait rien de tout cela. Seules des lueurs verdâtres dansaient dans la pénombre, miroitant sur un carrelage clair froid, et partout, le silence. Les premières secondes s’égrenèrent. L'Enfant perdu entre les plis des songes et les replis du temps sentit soudain quelque chose opprimer sa cage thoracique, peser de tout son poids sur sa poitrine. Le souffle bloqué, il tenta de déchirer les ténèbres qui emprisonnaient sa gorge. Chaque goulée d'air était un défi, une épreuve contre un mutisme oppressant. Soudain, une ombre se pencha sur lui, ses longs cheveux tombant de part et d’autre de son visage. Nul trait, seuls deux yeux blancs vinrent se ficher dans les siens, et sa bouche s’ouvrit sur un cri terrible.

La peur, impalpable mais oppressante, se glissa dans chaque recoin de son être. Chaque battement de son cœur était un écho de panique, un murmure obsédant dans le silence de la nuit. Et puis, pareille à une marée qui se retire, la terreur recula, la silhouette s’évapora comme une brume délayée par une bourrasque. La pièce autour de l’Enfant retrouva ses contours familiers, ceux des laboratoires Erlkönig.

Libéré du poids qui pesait sur sa poitrine, l’Enfant inspira une grande bouffée d’air. L’endroit était désert, éclairé par la faible lueur des globes au sein desquels flottaient les corps inanimés des autres Enfants. La pièce étant dépourvue de fenêtre, il était impossible de savoir si le jour s’était déjà levé ou si l'on se trouvait au beau milieu de la nuit.

L’Enfant se leva et se laissa tomber sur une des chaises qui bordaient la paillasse centrale. La tête dans les mains, il tenta de ressouder les bribes de son esprit déchiré par le sommeil. Il ne se souvenait plus tout à fait de ses rêves, mais en gardait, à l’arrière de son crâne, comme un arrière-goût amer. Il voulut redonner des contours, des couleurs, aux images qui se délitaient, mais rien n’y fit : seuls le hantaient les deux yeux blancs de cette silhouette qui lui était apparue.

Près de lui, éparpillées sur la paillasse, le narguaient les pages noircies par l’écriture de Kholia. Depuis qu’il avait commencé la lecture des carnets rédigés par la jeune femme, ses rêves s’en étaient trouvés de plus en plus agités, comme si les souvenirs qu’ils recelaient ravivaient en lui une force étrange, qui aurait dû lui paraître familière – car n’était-elle pas un morceau de lui, une part d’un passé oublié ? –, mais qui lui semblait hostile, au contraire. Si l’Enfant cernait de mieux en mieux la jeune femme qu’il avait été, la certitude qu’il était un autre, une entité distincte et autonome, s’ancrait de plus en plus dans son esprit. Il ne se retrouvait pas dans le caractère fougueux de Kholia, pas plus qu’il ne comprenait ses réactions, ses sentiments. Kholia lui apparaissait sincère, idéaliste, optimiste, et à côté de ce reflet que tous s’efforçaient de lui assigner, il se sentait pleutre, pragmatique, capable de compromis, en somme, profondément différent.

Par ennui davantage que par curiosité, il tira vers lui l’une des pages qu’il n’avait pas encore lue. Kholia, âgée d’une douzaine d’années, racontait un épisode anecdotique de sa vie à l’académie. Elle y apprenait l’Histoire et l’archéologie et semblait tout particulièrement fière d’un exposé qu’elle avait présenté à la classe. L’Enfant ne s’arrêta pas sur les longues descriptions emphatiques de la jeune fille. Quelques pages plus loin, la joie s’était évaporée pour laisser place aux doutes et à l’angoisse. Kholia, de toute évidence, était amoureuse. 

Ces quelques lignes impressionnèrent grandement l’Enfant qui, partagé entre la fascination, le dégoût et l’incompréhension, fut obligé de les relire plusieurs fois. Il se demanda si, dans un coin de son cœur, il ressentait une émotion qui se rapprochait de celle décrite par la jeune fille. Il palpa doucement le lien qu’il sentait palpiter entre lui et les deux seules personnes qui lui avaient témoigné un semblant d’intérêt et d’affection, mais ni Clavarina ni Jolly n’éveillait en lui le tourbillon de sensations étranges qui semblait agiter Kholia. Il allait falloir mener de plus amples recherches…

L’aube n’était pas encore levée quand l’Enfant entendit les marches de l’escalier en colimaçon grincer derrière lui. C’était Clavarina qui descendait de ses quartiers. Par pudeur, l’Enfant ferma le livre qu’il étudiait et le cacha sous un tas de feuilles volantes. 

« Déjà au travail ? » s’exclama Clavarina. 

L’Enfant opina. La compagnie de la jeune femme le mettait toujours mal à l’aise. Il s’était habitué à son caractère réservé, à ses sautes d’humeur et à la tendresse mal assurée dont elle imbibait chacune de ses interactions, mais, sans doute parce qu’elle avait longtemps vécu seule et en retrait du monde, Clavarina avait perdu l'habitude de contrôler son Code. Aussi le laissait-elle flotter tout autour d’elle, tels des filaments colorés et luminescents, l’échos de ses pensées et de ses émotions. Son esprit tout entier était une brume saturée d’odeurs, de souvenirs, de perceptions, qui se dispersait par vagues, et si les consciences ordinaires y étaient insensibles, celle de l’Enfant s’y heurtait constamment. S’il n’y prenait pas garde, les pensées de Clavarina contaminaient les siennes, ses souvenirs se greffaient aux siens, et si le contact de deux pensées étrangères lui donnaient la nausée, ce n’était rien à côté de la peur panique qui l’envahissait chaque fois qu’il sentait le contrôle de ses sens se déliter. 

Il se protégeait, bien sûr, mais non sans efforts ; et chaque fois, il se sentait plus las, plus fatigué, plus agacé, aussi. Clavarina remarquait les signes d’inconfort et de rejet, mais elle ne savait les interpréter — ce qui ne l’aidait pas à rester naturelle et affable. Leur cohabitation, quoique récente, n’était pas une réussite. Plus il la côtoyait, et plus Clavarina l’irritait : l’Enfant ne supportait plus sa politesse excessive, ses faux sourires, la façon qu’elle avait de siroter une boisson tout en travaillant, autant de petits détails qui eussent dû rester des embarras superficiels, mais qui prenaient une proportion ridicule. L’Enfant grognait, seul dans son coin, lorsqu’il la voyait lever lentement sa tasse, la garder en suspens, car il redoutait le moment où il l’entendrait déglutir, et parce qu’il s’y préparait, qu’elle le faisait languir en hésitant, concentrée qu’elle était à l’ordinaire sur un calcul ou un schéma, sa rancoeur ne faisait que croître lentement, presque invisible, si ténue que seule l’accumulation régulière de petites frustrations pouvait la transformer en véritable accablement.

Ce matin-là, le simple bruit des marches grinçant sous le poids de la jeune femme avait réveillé son exaspération, car il marquait la fin d’un instant encore calme et paisible. Déjà, il lui fallait se retourner, mettre fin à sa lecture, affecter que tout allait bien. Il allait devoir la regarder déambuler bêtement d’un bout à l’autre du laboratoire, il lui faudrait supporter de faire la conversation, laquelle serait évidemment banale et pétrie de fausses platitudes, puis elle déciderait sans doute de s’attabler devant le repas apporté par sa femme de chambre — Jolly n’était pas remonté depuis plusieurs jours, sans doute, encore une fois, à cause de Clavarina —, elle mangerait avec lenteur et circonspection, un livre entre les mains, et le bruit des pages qui tournent, régulier, les petits hochements de tête et les quelques commentaires flegmatiques de la jeune femme achèveraient de réduire en miettes le peu de patience que l’Enfant aurait réussi à accumuler pour la journée.

« J’espère que tu as bien dormi, car la journée va être longue ! »

Clavarina était plantée devant lui. Elle n’avait ni déjeuné ni lu, mais se tenait droite, vêtue, non pas de son épaisse robe de chambre mais d’une élégante tenue blanche aux manches larges et translucides. L’Enfant haussa un sourcil :

« Nous remontons voir l’impératrice ?

— Non ; aujourd’hui, on te présente à la cour ! »

Le temps n’avait pas de prise sur le laboratoire. Contraint de se retirer au creux d’une constante obscurité, l’Enfant ne s’était pas encore habitué au poid des heures et des jours ; les uns comme les autres gardaient pour eux leurs secrets, n’étant pour le moment qu’une succession d’instants plus ou moins longs, capables de disparaître à toute vitesse ou au contraire de s’alourdir selon qu’on s’ennuyât ou qu’on s’occupasse agréablement.

Cet événement qu’on lui avait présenté comme terriblement important, auquel on avait tenté de le préparer, qu’il avait fini par considérer comme le carrefour de son existence, était imminent ; il l’attendait derrière la porte. 

« Tu n'as pas à t'inquiéter, affirma Clavarina. Après tout ce n'est qu'une formalité. Tout est entre les mains de l'impératrice ; tu n'auras qu'à suivre le rythme du chef d'orchestre. » 

Tout en parlant, la jeune femme tendit une main rassurante vers l'épaule de l'Enfant, mais celui-ci, comme de l'eau qui coule, se subtilisa à son contact. Le cœur de Clavarina se serra. Avec un regard triste, elle considéra l'Enfant. Plus le temps passait, et moins il ressemblait à Kholia. Ses cheveux commençaient à repousser, s'enroulant au niveau de sa nuque ou sur son front ; et sa tendance à porter des vêtements trop grands pour lui n'aidaient pas à le départir de cette allure dégingandée et candide qui lui était propre.

« Suis-moi » s'écria-t-elle avant de tourner les talons.

L'Enfant haussa un sourcil, mais déjà, Clavarina disparaissait derrière la porte du laboratoire. Le premier lui emboîta le pas, et commença à escalader les marches étroites d'un escalier. Il dut plusieurs fois se pencher pour éviter  de se cogner à une barre de fer ou à un mécanisme de l'horloge à l'intérieur de laquelle il se trouvait.

Deux étages plus haut, Clavarina ne poussa pas une porte, mais un long rideau pourpre. Derrière se trouvait une chambre absolument banale. La jeune femme, ces derniers jours, avait peint, sur les surfaces métalliques de l’horloge, des fenêtre et des boiseries factices afin de simuler la couleur et la texture d’un mur. Derrière les carreaux imaginaires, elle avait reproduit de vastes étendues de verdure ainsi qu’un ciel étoilé. Elle avait toujours dormi dans son laboratoire, préférant à sa chambre impersonnelle la proximité des corps des autres Enfants. 

Depuis plusieurs nuits, elle avait pourtant abandonné les lieux pour permettre à l'Enfant de garder un espace rien qu'à lui. Elle n'avait pas osé l'éloigner de cet endroit où il avait vécu ses premières heures, où il avait construit sa petite cabane, et quand bien même son laboratoire avait toujours été son antre, elle l'avait quitté, certes à regret, mais heureuse de rendre service. Par égard pour elle, l’Enfant s’arrangeait pour diffuser autour de lui une aura de reconnaissance, masquant derrière des sourires son dégoût profond pour ces lieux ternes, sombres et saturés à toute heure par l’odeur des encens qui brûlaient dans la basilique en contrebas. 

En comparaison, la chambre de Clavarina, nouvellement décorée, lui apparut comme un lieu paisible et agréable. Elle était à l’image de la vie qu’elle rêvait de mener, propre, simple. Un lit étroit se blottissait dans une alcôve, une table, contre le mur, jouxtait un haut chevalet. Comme elle passait près de la fictive fenêtre, la jeune femme tira sur la tringle du rideau afin de remplacer le ciel étoilé par les lueurs ténues d'une aube naissante.

Curieux, l'Enfant s’approcha des toiles et des tubes de peinture mal fermés. Plusieurs ébauches d'une technique irréprochable étaient entassées sur le chevalet. Parce que Clavarina était d'abord une scientifique, on sentait sous son coup de crayon tout le savoir qu'elle possédait sur les corps, l'anatomie qu'elle dessinait sans mal avec une précision chirurgicale. Il en allait de même pour les structures, les constructions architecturales qu'elle dessinait à la perfection. Plusieurs dessins représentaient la Tour avant la colonisation. Boisée, partiellement en ruines, il s'en dégageait une ambiance bucolique, mélancolique. 

Comme son regard s'attarda sur l'un des détails, le cœur de l'Enfant se serra : dans un champ en contrebas d'un petit village, deux silhouettes se chamaillaient gaiement. L'une d'elle avait de longs cheveux noirs tandis que les mèches blanches de l'autre luisaient sous le soleil. Sans qu'il en comprenne la raison, l'Enfant sentit des larmes couler sur ses joues.

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