Quand le sermon vint remplacer les prières, la patience du chevalier s’était déjà effilochée depuis longtemps. Il faisait de son mieux pour contrôler le tremblement de ses jambes, pris qu’il était d’une envie pernicieuse de tapoter le sol pour calmer son envie de bouger. Pour s’occuper, il tendit distraitement l’oreille et écouta le prêtre :
« La saison des pluies approche, et avec elle, le temps du repos s’en vient ; ou du moins, ce temps aurait dû venir. Il y a des générations de cela, les arbres et les végétaux s’endormaient pour reprendre des forces et fleurir à nouveau les bêtes sauvages se rassemblaient, s’abritaient du froid, mais les bêtes ont disparu de nos terres, et celles-ci deviennent, sous nos pieds, sèches et infertiles »
Ran réprima un sourire, la mention des bêtes sauvages ayant fait naître en lui l’image du moineau que Li’Dawn s’escrimait à garder en vie depuis quelques mois. Il se demanda si ce fragile volatile était le lointain descendant des créatures que le prêtre évoquait et qu’on représentait dans les livres comme d’immenses oiseaux aux plumes colorées.
« Quand les premières pluies monteront jusqu’à nous, en d’épais nuages gris, il nous faudra songer à ce que nous avons perdu ; quand les premières gouttes s’écraseront sur nos toits, que nous nous calfeutrerons à l’abri du monde, de l’humidité et du froid, il nous faudra écouter le chant de la pluie, car il porte en lui, depuis des siècles, toujours le même, toujours inchangé, un message de paix et d’abondance » poursuivit le prêtre dont le ton s’était endurci, doté de nuances qui rendait son discours plus péremptoire – et peut-être plus poétique. « La pluie qui coule sur nos têtes tombait déjà dans les mains des Pionniers : elle a arrosé chaque arbre, a nourri chaque fleur, elle a abreuvé chaque bête dont nous avons été jusqu’à perdre le souvenir. Elle était la flaque dans laquelle les oiseaux nettoyaient leurs plumes, elle était le lit dans lequel se baignait nos ancêtres. »
Eh bien, j’espère qu’entre temps, elle a été filtrée...
« Mais, par chance, la pluie n’est pas la seule à porter en elle la mémoire de ce qui fut, car les Pionniers, dans leur immense sagesse et leur grande mansuétude, ont songé à nous, qu’importe notre sottise et notre infidélité, ils ont songé à nous et ont forgé pour leurs fils et leurs filles des guides perpétuels et immortels : les Enfants. Les Enfants sont la mémoire de notre peuple. Eux seuls peuvent encore entendre le chant des oiseaux, eux seuls connaissent la joie des premiers rires : ils sont la prime jeunesse de notre race, et nous n’avons qu’à les chérir comme nous chéririons nos propres enfants. »
Si Ran réprima un bâillement, Li’Dawn, au contraire, demeura silencieuse, les lèvres légèrement entrouvertes. Elle semblait captivée, transportée dans ce monde que le prêtre invoquait par sa parole telle une vision surgie du passé. Chaque phrase traçait de nouveaux contours à cette fresque immense, et les mots, au lieu de s’inscrire dans une histoire, devinrent des silhouettes, des tâches de couleurs. Bientôt, Li’Dawn put se figurer la Tour telle qu’elle avait été : non pas une simple structure de pierres tendues vers les cieux, mais un havre de paix où les humains et les bêtes vivaient en harmonie au milieu d’une nature luxuriante. Elle imagina les forêts qui confluaient au centre de la Tour, et dont les racines s’enfonçaient au milieu de galeries sauvages et pleines d’insectes gigantesques ; elle imagina les villages bordant les champs colorés qui doraient lentement sous les rayons du soleil ; et, tandis que le passé reprenait forme, elle vit le premier Enfant.
« Pleurons sa perte, car c’est sans lui que nous avançons aujourd’hui, les yeux bandés et le cœur lourd. Il nous guidait dans la nuit la plus profonde, dispersait les brumes de notre avenir pour que nous puissions choisir quel chemin prendre. Que nos pleurs soient teintées de gratitude, que son souvenir perdure, et que l’espoir continue de briller dans nos cœurs car, un jour, l’Ange de l’Histoire nous reviendra. »
La foule, comme un seul homme, se leva et conclut le sermon d’une même parole : « Des Pionniers nous tirons notre savoir ; à leurs Enfants va notre fidélité. Nous vénérerons leurs corps, honorerons leurs sacrifices ; et jusque dans la mort, ils seront nos guides ».
Les fidèles se levèrent : certains se rapprochèrent du chœur pour s’adresser au prêtre qui était descendu de l’estrade, d’autres se rassemblèrent par petits groupes. Il ne fallut pas longtemps avant que les regards ne convergent dans la direction de la princesse. Sa présence suscitait la curiosité. Sans doute se demandait-on pour quelles raisons la fille de l’impératrice avait assisté à une messe nocturne. Si Ran ne sentit pas de menaces immédiates, il saisit malgré tout la main de Li’Dawn et se pencha vers son oreilles : « Vous attirez l’attention. Nous devrions partir... ». La princesse hocha la tête, mais au même moment, le prêtre sortit de la foule pour s’approcher d’elle.
Il ne fit aucun cas de son statut impérial, et lorsqu’il s’adressa à elle, ce fut avec la chaleur et la familiarité qui règne parfois entre deux parents éloignés. La princesse répondit à son salut, et, sans savoir si cela était de rigueur, le complimenta pour son sermon : « C’était instructif. Et émouvant », balbutia-t-elle. « Si mes paroles ont su se frayer un chemin jusqu’à votre cœur, alors j’ai accompli mon devoir », répondit humblement le prête.
Li’Dawn baissa les yeux. Elle sentit le regard réprobateur de Ran peser sur son épaule. Elle choisit pourtant de ne pas en tenir compte et releva la tête : « Vous vouez une confiance aveugle aux Enfants » s’écria-t-elle. « Vous dites qu’ils sont tout à la fois notre mémoire et nos guides ; mais que penser d’un Enfant qui trahirait les siens ? Comment est-il même possible qu’une créature si sage puisse se détourner ainsi du bien ? »
Un fidèle qui se trouvait juste derrière voulut intervenir, mais à peine avait-il commencé à s’insurger des paroles de la princesse que le prêtre lui intima le silence, sans autorité aucune, d’un simple signe de la main. Sur ses lèvres, un sourire énigmatique égayait ses traits.
« Vous ne pouvez qualifier de bonne ou de mauvaise une action perpétuée par un être insensible. Les Enfants sont dénués de volonté, ou plutôt, il sont la volonté. » Li’Dawn haussa un sourcil, peu convaincue : « Vous voulez dire que les Enfants ne ressentent rien ?
– Ils sentent la chaleur du soleil sur leur peau, la douceur de la brise contre leur nuque.
– Mais pas d’émotions ?
– Pas celles qui nous habitent, non.
– Et ils ne désirent rien ? Ils n’ont aucune volonté propre ?
– Ils sont le souffle de notre espèce, et leurs esprits convergent là où tous les nôtres aspirent à se rendre. Ils sont la somme de tout ce que nous fûmes et de tout ce que nous serons. Et lorsqu’ils voient l’avenir, ils choisissent un chemin pour nous guider à travers l’inconnu et nous conduire là où, au plus profond de nous, nous désirions nous rendre. »
Cette fois, Li’Dawn ne répliqua rien ; l’esprit bouillonnant de questions, elle songea aux différents portraits que le prêtre et Zorach avaient peint tour à tour, et elle tenta de se figurer qui étaient ces Enfants que tous semblaient connaître, mais dont la substance, pourtant, lui filait entre les doigts. Si les messes ne se succédaient pas selon un programme précis et chronométré, sans doute aurait-elle eut le temps d’interroger davantage le prêtre, mais celui-ci était attendu sur l’estrade pour un nouveau sermon. Oubliées les thématiques de la biopréservation, il s’agissait cette fois d’évoquer le mythe des Enfants à travers le prisme de l’économie. L’homme adressa ses respects à la princesse, l’invita à rester en prière aussi longtemps qu’elle le souhaitait, puis il s’éloigna. Lorsqu’il fut assez loin, Ran, non sans espérer qu’ils n’allaient pas se rasseoir pour écouter une nouvelle messe, se pencha vers Li’Dawn : « Il est tard », fit-il remarquer. « Et il est probable que le nouveau sermon ressemble au précédent... »
La princesse hocha la tête, mais demeura statique quelques secondes durant. Elle finit, sans mot dire, par se faufiler discrètement vers la sortie tandis que d’autres fidèles, assez rares, cependant, s’installaient sur les bancs de la chapelle. Lorsqu’elle fut de nouveau dans les vastes corridors du palais, elle ressortit d’une de ses poches le programme qu’elle avait plié en quatre, et sur lequel étaient inscrits tous les horaires des sermons, chants et autres temps de prières. Tout était régulé, les sessions s’enchaînant les unes à la suite des autres. Il avait été une époque où cette organisation était absolument nécessaire pour éviter que la chapelle ne soit bondée et que des groupes circulent de façon régulière à l’intérieur même du palais. Les gardes devaient être en mesure de contrôler les passages, et pour ce faire, il fallait filtrer la foule, lui indiquer précisément les sermons auxquels elle pouvait se rendre, quitte à ce qu’elle soit obligée de réserver par avance, notamment lorsqu’il était admis qu’un membre influent de la noblesse serait présent. Depuis que le culte des Enfants battait de l’aile, les fidèles se faisaient plus rares, ce qui donnait l’impression qu’ils participaient tous à une vaste farce bien trop grande pour eux.
« Vous avez vu ? Il y a un temps de méditation au petit matin », fit remarquer Ran en lisant le programme par dessus l’épaule de la princesse. « Ils pourraient ajouter une session d’étirements ou de mise en forme, peut-être que ça motiverait la noblesse Artium à venir leur rendre visite. »
Li’Dawn aurait aimé affecter la lassitude à l’égard des réflexions de Ran – cela aurait été une façon pour elle de souligner qu’elle n’était pas sensible à ses traits d’humour –, mais elle ne put réprimer un léger sourire.
« Dans ces cas-là, il faudrait plutôt créer un atelier sculpture », ajouta-t-elle en repliant le programme. « Les Artium préféreront toujours les arts aux exercices physiques. »
La situation n’eut pas été si ironique si la princesse n’avait pas été à bout de souffle. Les marches qui remontaient à ses appartements étaient nombreuses ; si Ran ne semblait pas s’en plaindre – il allait d’un pas rapide et leste, un sourire gravé entre ses pommettes –, Li’Dawn, quant à elle, sentait son cœur s’accélérer sous l’effort. Elle avait la tête baissée lorsqu’elle sentit, à côté d’elle, son chevalier se figer. Relevant légèrement les yeux, elle aperçut deux paires de jambes dont l’une était serrée dans l’étau d’une robe élégante et festive. Une voix la salua, celle de Violette Artium.
Comme elle se redressait, Li’Dawn mit un visage sur cette voix, celui d’une belle femme approchant la quarantaine et dont les traits étaient maquillés de dorures serpentant de ses épaules jusqu’à ses yeux. Sans doute descendait-elle vers l’auditorium – les jours s’étaient-ils à ce point enchaîner si vite ? Li’Dawn se rappelait avoir entendu parler du récital organisé . Faisant courir sa mémoire aussi vite qu’une petite souris, elle n’écouta pas tout de suite la question de la noble cantatrice, toute occupée qu’elle était à essayer de se souvenir si oui ou non elle était censée assister au récital. Ce fut le regard perçant du jeune garçon à ses côtés qui la sortit de ses pensées. Sans doute s’agissait-il du fils adoptif de Violette.
« Si vous me le permettez, intervint Ran, il me semble malheureusement que, le récital se terminant à l’aube, il empiète sur les obligations de mademoiselle. »
Violette acquiesça avec un sourire : « Je comprends. C’est tout à fait naturel. Pour une autre occasion peut-être ?
– Avec grand plaisir » put répondre la princesse.
Avec élégance, Violette s’excusa et poursuivit son chemin, abandonnant la princesse derrière elle. Une vague de honte vint rosir les joues de la jeune femme.
« Elle nous a entendu, pas vrai ? »
Ran hocha la tête. Il avait abandonné sa démarche légère pour un maintien et un fasciés plus strict, mais déjà, son masque se fissurait. Il ne put lutter longtemps contre son envie d’éclater de rire, et la princesse ne tarda pas à voir ses lèvres s’étirer sur une grimace moqueuse : « Y a pas à dire, vous avez le sens de la démagogie. Si avec ça, les Dawnarya ne parvienne pas à tisser de solides relations avec les Artium…
– C’est ta faute !
– En tout cas, ce n’est pas sur moi que ça retombera.
– Tu n’étais pas obligé de me faire passer pour une gamine. Je n’ai pas de couvre-feu, j’aurais pu…
– Rester dans un amphithéâtre toute la nuit durant ?
– Parfaitement.
– Fort bien ; mais de mon côté, je préfère dormir dans un lit.
Sous les hautes colonnes du palais, les échos des exclamations de Li'Dawn et de Ran résonnèrent, rebondirent contre le marbre poli des couloirs, puis se dissipèrent dans l'obscurité de la nuit. Le silence enveloppa peu à peu le palais, laissant derrière lui les vestiges d'une soirée parsemée d'ironie et de rires complices. Les deux figures solitaires se séparèrent, chacune plongeant dans l'intimité de ses propres pensées. La princesse retrouva le calme de ses appartements, tandis que Ran, sous les ombres mouvantes des couloirs, se dirigea vers ses quartiers. La nuit, complice silencieuse, engloutit les dernières traces de leur échange, les laissant reprendre leur souffle dans le calme et l'obscurité.