Chapitre 7

Par Gabhany
Notes de l’auteur : Bonjour bonjour ! Je reprends la publication de l'Appel de la Mère, je vais essayer de publier un chapitre tous les lundis. C'est une version retravaillée que je remets en ligne. Bonne lecture !

La troupe était plongée dans un silence tendu. Les deux filles étaient entourées de visages sévères et de bras croisés. Si les ondes de réprobation émanant des hommes ne troublaient pas Kiaraan, ce n’était pas le cas d’Oksa. Elle tressaillait à chaque fois que le regard de Pier se posait sur elles entre deux allers-retours. Malgré cela, elle avait pour une fois écarté sa frange de son front et levait haut son menton pointu. Pour la première fois depuis leur départ, la présence d’Oksa n’était pas hostile, mais simplement… déterminée. À nouveau, Kiaraan se demanda ce qui l’avait poussée à venir. Quelle qu’elle soit, sa motivation était suffisamment puissante pour effacer son côté brusque et taciturne. Les deux filles échangèrent un regard qui, s’il n’était pas encore complice, se teintait pourtant d’une certaine connivence. Se sentant étrangement soutenue, Kiaraan fixa le chef des Chasseurs avec hardiesse. Il était temps d’en finir. Elles avaient essayé, elles avaient échoué. Pas besoin de faire semblant de regretter ou de s’excuser. Elle était prête à assumer son imprudence. Après un dernier aller-retour exécuté d’un pas plus lent, réfléchi, Pier s’immobilisa et laissa tomber un regard froid sur les deux jeunes filles.

― Vous êtes complètement inconscientes, assena-t-il d’une voix basse et frémissante. Venant de toi, Kiaraan, une telle témérité ne me surprend pas. J’ignore comment tu as réussi à convaincre ton amie de te suivre, en revanche. Pier reporta les yeux sur Oksa.

― Et dire que je te trouvais plus intelligente que les autres, poursuivit-il avec un mépris cinglant.

La jeune fille rougit et faillit faire un pas en arrière, mais elle se retint au dernier moment.

― Elle n’y est pour rien, articula-t-elle à voix basse, à la stupéfaction de Kiaraan. Je ne l’ai pas suivie.

― Tu m’en diras tant, répliqua Pier d’un air dubitatif. J’espère que vous avez conscience de votre imprudence, du danger auquel vous vous exposez ! Je ne te croyais pas si égoïste, Kiaraan. As-tu pensé à ta sœur ? Tu as enfreint nos règles, les ordres de ton oncle. Mais tu sais ce qui est le pire ? C’est que tu as eu l’impudence d’entraîner quelqu’un d’autre avec toi.

Kiaraan serra les dents. Elle n’était pas responsable de la présence d’Oksa ! Cependant, le reste des reproches de Pier n’était que trop juste, et cela l’empêcha de répliquer vertement, bien qu’elle en ait une furieuse envie.

― Elle vient de te dire que je n’y étais pour rien, il me semble. Et puis j’ai besoin de connaître la vérité. Tu peux le comprendre, non ?

― Bien sûr que oui, tu me crois donc si insensible ? Mais ce n’est pas une raison pour mettre ta vie en danger, sans parler de celle des autres. Et as-tu pensé à ta sœur, à Arnen et à Ilsa ?

Le visage de Kiaraan se ferma et elle détourna le regard..

― Non, évidemment. Tu t’es jetée tête baissée dans ce projet stupide, et tout ça pour quoi ? Pour la probabilité infime de retrouver ta mère ? Quand on te dit que Silène a disparu, il faut le prendre au sens littéral ! Ce qui reste d'elle, c'est un animal, indistinct de tous les autres animaux ! Qu'est-ce que tu pensais faire, te mettre à la recherche de tous les ours du pays pour essayer de deviner si ce n'est pas ta mère ? Mais quelle chimère s’est emparée de toi ? Et tu te demandes encore pourquoi je ne t’accepte pas comme apprentie ?

― C’est à cause de ce qui est arrivé à Lohim, expliqua froidement Kiaraan en choisissant d’ignorer pour le moment son affront à propos de son apprentissage. D’autres ont pu subir la même chose. Si c’est le cas pour ma mère, je le découvrirai.

Pier secoua la tête.

― C’est complètement irrationnel. Ce qui s’est passé avec Lohim est un évènement isolé, exceptionnel.

― Comment peux-tu le savoir ? s’interposa la voix d’Oksa avant que Kiaraan puisse répondre.

― Parce que rien ne nous indique que ce n’est pas le cas ! Personne d’autre n’est revenu en clamant avoir été agressé ! Sauter ainsi aux conclusions est encore une preuve de ton immaturité et de ton impulsivité.

― Peut-être. Mais au moins, j’agis, siffla Kiaraan entre ses dents serrées, les joues brûlantes. Je n’ai pas baissé les bras comme certains.

— Et puis dans ce cas, où sont-ils tous passés ? intervint une nouvelle fois Oksa en empêchant cette fois Pier de répondre. Tous nos disparus. Que leur est-il arrivé ?

— La Mère ne rend pas toujours ce qu’elle prend, vous le savez parfaitement.

— Ce n’est pas une explication suffisante. Trop de gens ont disparu pour que ce soit toujours vrai.

— Elle a raison, renchérit Kiaraan. Tu n’as pas voulu m’écouter à l’époque, mais je sais que ma mère n’a pas pu disparaître comme ça après une Mue. Mais Arnen et toi, vous n’avez rien fait !

― Pas de ça avec moi. Tu sais très bien que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour retrouver ta mère.

― Pour ce que ça a donné comme résultat…

Le visage de Pier se crispa et il blêmit d’un seul coup. Les traits convulsés de colère, il fit un pas vers elle en levant la main. Le souffle court, Kiaraan s’obligea à le fixer sans reculer un seul instant ou faire un geste de défense. Non, elle ne baisserait pas les yeux. Elle était fautive, elle méritait les paroles qu’il avait prononcées contre elle. Mais pas ça. Et s’il la frappait, elle ne répondrait plus de rien. Le calme de la jeune fille, son regard direct semblèrent rendre sa raison à Pier et il laissa retomber le bras. La consternation et l’embarras se lisaient sur ses traits. Quand il se détourna, elle poussa un long soupir. Pendant une seconde, elle avait cru qu’il ne s’arrêterait pas. Les jambes flageolantes, elle vacilla. À sa grande surprise, la main d’Oksa serra son coude brièvement, puis se retira. Étrangement, ce geste infime réconforta Kiaraan. La bouche sèche, elle déglutit et hocha la tête en silence. Elle n’était pas tout à fait certaine de la fermeté de sa voix. Elle releva les yeux quelques instants plus tard. Une phrase en particulier lui revenait de leur échange. Sans faire attention, Pier lui avait enfin révélé pourquoi il refusait de faire d’elle son apprentie. Et elle s’en voulait à elle-même, autant qu’à lui d’avoir raison.

*

Pier accorda une heure de repos à ses hommes avant d’aller rencontrer les Lupus. Plusieurs le dévisagèrent d’un air perplexe, mais il n’y prêta pas attention. Il s’éloigna un peu du groupe avec son paquetage pour se préparer à cette entrevue. Il fallait qu’il se concentre, et qu’il chasse de ses pensées tout ce qui ne concernait pas la mission, et il n’y arrivait pas avec Kiaraan sous les yeux. Sa présence provoquait un malaise inattendu chez lui, plus complexe et profond que la simple colère devant son imprudence. Il la connaissait depuis l’enfance, pourtant il la découvrait sous un nouveau jour. Par la Mère, il avait failli lever la main sur elle ! C’était à n’y rien comprendre. Cette fille avait le don de le mettre hors de lui. Il devait admettre qu’elle avait un potentiel énorme. Elle avait fait preuve d’endurance et de courage — elle n’avait pas reculé au moment fatidique — mais il ne supportait pas sa témérité. C’était gâcher ses talents. Elle aurait pu montrer un peu de remords, mais ça n’aurait pas été elle. Et quelque part, il préférait qu’elle assume ses travers sans chercher à se dédouaner ou s’en excuser. Pier cligna des yeux. Elle était consciente de ses défauts, et s’il pouvait l’aider à en faire une force, à acquérir un peu plus de discernement, elle ferait une excellente Chasseresse. L’heure n’était pas encore écoulée, mais il revint vers ses hommes l’esprit plus serein. Il parvint même à faire un signe de tête à Kiaraan quand elle leva les yeux vers lui. Le soulagement qu’il lut sur son visage fit écho à celui qu’il ressentait. Tout n’était pas totalement perdu.

*

Quand elle vit Pier revenir, Kiaraan se tendit. Qu’allait-il faire d’elles ? Il n’avait plus prononcé un mot depuis qu’il avait presque levé la main sur elle. Il l’avait à peine regardée. Son cœur se serrait à l’idée d’avoir ruiné ses chances de devenir Chasseresse. Il ne paraissait pas prêt à pardonner. Elle n’aurait peut-être pas dû le provoquer, mais ça avait été plus fort qu’elle. Elle n’avait jamais été très douée pour cacher ses sentiments. Elle considérait cela comme une qualité, et tant pis si ça lui jouait des tours. Au moins, elle ne se reniait pas. Il lui fit un signe de tête. Pas vraiment amical, sans aucun sourire, mais un geste tout de même. Elle poussa un profond soupir et ses épaules se relâchèrent. Sur l’invitation de Pier, les hommes se levèrent et le rejoignirent, les laissant toutes deux en arrière. Kiaraan surprit les regards peu amènes des autres Chasseurs, mais elle fit comme si de rien n’était. Quelque part, elle les comprenait.

― Que crois-tu qu’ils vont faire de nous ? s’enquit Oksa d’une voix neutre.

Kiaraan se tourna vers elle. Ses traits crispés démentaient son attitude désinvolte.

— Je ne sais pas. Pier ne peut pas nous renvoyer à Long’Ombre maintenant, alors je suppose qu’il va nous laisser dans un endroit sûr pendant qu’ils seront chez les Lupus.

Oksa hocha la tête.

— Je te comprends, tu sais, fit-elle à mi-voix un moment plus tard. Il est arrivé… quelque chose… à Lexa. Je le sais. Je veux juste la retrouver.

Kiaraan ouvrit grand les yeux en prenant garde à ce que sa comparse ne la voie pas. Mazette, autant de mots en une seule fois, c’était un miracle de la Mère !

— Merci de m’avoir soutenue, tout à l’heure.

Elle risqua un regard vers Oksa. Celle-ci regardait le groupe de Chasseurs, mais Kiaraan eut la sensation très nette qu’elle la dévisageait un instant plus tôt, tout comme elle-même le faisait justement.

— Je ne comprends pas pourquoi ça t’étonne, grommela la jeune fille. J’ai rêvé ou tu as dit toi-même qu’on était ensemble dans cette galère ?

Kiaraan ne put réfréner un sourire teinté d’une certaine admiration. Elle ne manquait pas de culot ! Les Chasseurs avaient fini de discuter, et Pier se dirigeait vers elles. Kiaraan bondit sur ses pieds, le cœur battant. Il leur tendit à chacune un coutelas. Elle s’empara des armes en haussant les sourcils.

― Vous allez rester ici avec deux hommes pour veiller sur vous, leur dit-il d’un ton bourru. À mon retour, je vous informerai en détail de la punition que je vous réserve une fois que nous serons rentrés à Long’Ombre. C’est bien compris ?

Les deux filles hochèrent la tête de concert. Pier se tourna vers Kiaraan et montra le coutelas.

― Je crois que tu sais t’en servir, alors je compte sur toi pour faire bon usage de tes talents.

Elle le dévisagea avec de grands yeux incrédules. Quand elle réalisa qu’il était sérieux, elle resserra sa prise autour de son arme et esquissa un sourire reconnaissant.

― Je ne te décevrai pas, cette fois.

Il grommela dans sa barbe et lui tapota brièvement l’épaule avant de se détourner.

*

Pier s’équipa calmement, en suivant un ordre immuable. Il s’efforça d’ignorer la tension familière au creux de ses entrailles, ne sachant que trop qu’elle le paralyserait s’il la laissait croître. Il s’appliqua à prendre plusieurs inspirations, roula des épaules pour assouplir sa cotte de cuir d’hénéas. Il vérifia la position de ses brassards dissimulés sous sa tunique et leva les mains pour toucher, comme on le ferait d’un talisman, la garde de son fosil. La lame de quarill vert, en forme de croissant de lune, était enduite de venin de sfilier phosphorescent. Il avait hésité à la prendre, mais jusqu’à preuve du contraire, ils étaient en territoire ennemi. Il fit signe à ses hommes de le suivre, et se mit en route vers le village Lupus. Une sensation désagréable lui hérissait la nuque. Il secoua la tête et expira lentement pour la chasser. Ce n’était que de l’appréhension. Naturelle, certes, mais il n’avait rien à redouter d’une mission diplomatique. Avant que la pénombre ne les avale tout à fait, il jeta un coup d’œil en arrière. Kiaraan les observait, le regard fixe. Elle porta la main à son front puis la pointa vers lui. Il répondit d’un signe de tête puis se détourna enfin. Ils arrivèrent bientôt en vue de l’entrée du village. Pier s’immobilisa et adressa ses dernières recommandations à ses hommes.

— Rappelez-vous, c’est une mission diplomatique. Je veux que les armes soient rangées. Rien ne doit faire penser que nous constituons une menace. C’est compris ?

À la lueur de la pleine lune, il vit les têtes acquiescer. Certains effleurèrent leurs avant-bras ou leurs mollets, là où leurs vêtements dissimulaient leurs fosils. Pier carra les épaules et s’avança le premier à découvert. Tout de suite, ils furent frappés par la stature de ces géants d’écorce qui se dressaient. Les Chasseurs écarquillèrent les yeux en constatant la taille des feuilles qui jonchaient le sol. De près, les arbres étaient encore plus impressionnants. Des ombres insaisissables s’y mouvaient, et Pier ne douta pas qu’ils étaient observés. Heureusement qu’ils n’avaient pas tenté d’attaquer le village directement. D’un coup d’œil, Pier vérifia que tous ses hommes étaient sortis du couvert des arbres. C’était le moment crucial. Soit on les laisserait approcher, soit… ils devraient se battre, et cela constituerait déjà un premier indice vers la vérité. Car pourquoi les Lupus s’en prendraient-ils à eux alors qu’ils ne montraient pas d’intentions belliqueuses ? Le cœur de Pier se mit à cogner dans sa poitrine, scandant ses pas. Il se focalisa sur l’avancée de ses hommes, sur les exclamations qui retentissaient en face, sur l’effervescence qu’il distinguait dans les arbres et à terre. À mesure qu’ils avançaient, il entendit mieux ce qui se disait et perçut la surprise et l’urgence chez les Lupus. Pier se déconcentra un instant. Pourquoi donc étaient-ils étonnés ? Ils devaient s’attendre à leur visite, après ce qui s’était passé. Le Chasseur fixa de nouveau son regard vers les hauteurs. D’un signe, il indiqua aux autres de surveiller toute approche au sol. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres quand une voix grave les arrêta.

― Ne bougez plus ! Vous n’êtes pas les bienvenus sur notre territoire.

― Je suis l’émissaire d’Arnen, chef du Conseil des Ursi. Je souhaite m’entretenir avec…

― Reculez sans gestes brusques et ne revenez plus ici. C’est mon dernier avertissement.

― J’ai une lettre qu’un précédent messager a essayé de vous remettre, pour affaire importante.

Il n’y eut plus de réponse. Pier frémit, et sa nuque se glaça à nouveau. Il observa encore quelques instants la lisière des arbres, plissant les yeux pour distinguer les cabanes éclairées par les lueurs nébuleuses des lanternes. Il n’y avait plus personne. Ni sur les ponts de cordes ni sur les branches. Même le silence était inquiétant. Où étaient-ils donc passés, par la Mère ? Ça ne pouvait pas être bon signe. Pier commença à reculer, sans tourner le dos au village, et commanda à ses hommes de se replier. Ils se trouvaient à mi-chemin de la forêt quand les Lupus surgirent de partout à la fois.

*

L’obscurité était tombée sur elles comme une feuille morte chute d’un arbre. Rapide et imperceptible, elle leur avait révélé sa présence par la profondeur inquiétante du silence qui s’était emparé d’elles. Les hommes étaient partis depuis un moment. Kiaraan gardait les yeux grands ouverts et tressaillait à chaque bruit. Elle se tenait bien droite, frémissante, une main crispée autour de la garde du fosil que Pier lui avait donné. De temps en temps, elle se surprenait à siffler tout bas quelques notes sans suite, mais elles étaient toujours trop lugubres à son goût. Oksa tenait son arme du bout des doigts et restait silencieuse. Avec un frisson qui hérissa sa peau tout entière, Kiaraan perçut les premiers cris. Elle dressa brusquement la tête. Là, au nord, droit devant elles. Oksa se rapprocha d’elle par réflexe. Les deux Chasseurs se regardèrent et dégainèrent leurs armes en même temps. Un silence angoissant s’étendit. Que se passait-il ? Des craquements retentirent dans les arbres, tout près d’eux. Était-ce leurs compagnons qui revenaient ? Tous les quatre vérifiaient de tous les côtés, les sens en alerte. Il leur sembla entendre des chuchotements. Kiaraan plissa les yeux, mais elle ne pouvait distinguer quoi que ce soit dans cette obscurité. Elle leva sa lame et eut un mouvement de recul, horrifiée. Des pupilles brillaient là, juste devant eux, à quelques mètres. Des silhouettes d’ombre avançaient rapidement vers eux. Un froid intense la figea un instant, aiguisant son esprit. Les deux Chasseurs se ruèrent vers leurs attaquants. Mais ils n’avaient aucune chance ! Les Lupus étaient deux fois plus nombreux qu’eux ! Tétanisée, Kiaraan se focalisa sur l’affrontement. Sur le fracas des lames qui s’entrechoquaient. Sur les cris des adversaires. Sur les respirations faiblissantes de leurs compagnons. Sur son cœur qui tambourinait au rythme du combat. Sur l’appel dans son sang, précurseur d’un instinct brûlant prêt à s’emparer d’elle. Oksa lui dit quelque chose, mais elle ne l’entendit pas. Il n’y avait plus que le battement allègre et puissant dans ses veines et cette force qui l’envahissait peu à peu. Un sourire triomphant aux lèvres, elle écarta brusquement les bras.

*

L’exaltation, la joie féroce que je ressens à l’idée de me battre libère tous mes muscles qui se mettent à onduler, à grandir. Le crissement des épées. L’éclat des lames. Les cris. Les mouvements vifs, rapides. Ma respiration haletante, rauque. Le rythme effréné de mon cœur. Devant, derrière, partout, des ennemis. Le fumet aigre de la peur, celle plus puissante du sang. L’odeur de la violence, qui fait se dresser mon instinct animal et reculer ma conscience humaine. Ma peau se hérisse. Devient plus épaisse. Des muscles dont je ne connaissais même pas l’existence se tendent. Ma vision s’aiguise. Failles et détails insoupçonnés. Ouvertures. Opportunités. Plus de peur. Mon organisme se projette vers le combat. Mes lèvres se retroussent et mon corps tout entier gronde. Le choc des coups échangés résonne comme un gong dans mon sang. Il m’appelle. Je m’approche. Le rugissement en moi s’amplifie. Je ne vais plus la retenir longtemps. Je brûle de me laisser submerger. Je ferme les yeux et…

*

— KIARAAN ! IL FAUT QU’ON PARTE ! KIARAAN !

*

Une main sur mon bras. Appel pressant, urgent. Indifférence de l’ourse, inquiétude de l’humaine toujours présente. Oksa ! Les secousses sur mon bras interfèrent avec celles de mon corps qui se transforme. Non ! Si près de moi, elle est en danger ! Va-t’en ! Mon propre rugissement m’assourdit. Je vais perdre le contrôle. Je ne dois pas… Mes mains frissonnantes se crispent, mes membres se raidissent. La force primitive est là, juste à la lisière de mon esprit. Elle va me dévorer. Je tente d’empêcher les convulsions qui atteignent leur paroxysme. Ma conscience disparaît. Je n’y arriverai pas. Elle est trop proche. Une autre main se pose sur moi. Chaleur apaisante sur les soubresauts de mon corps. Caresse qui me calme et fait peu à peu refluer la fureur de l’instinct. J’ouvre les yeux. Ceux d’Oksa me fixent, là, tout près. Elle fredonne une mélodie que je ne reconnais pas. Comme une incantation, l’antienne me rappelle inexorablement en moi-même. Quelque chose en moi voudrait se ruer sur elle pour la faire taire, mais je l’en empêche. Je plonge dans son regard pour me ramener à la raison. Si je mue maintenant, nous mourrons toutes deux. Ma peau parcourue de frissons est brûlante sous les mains d’Oksa, mais je réussis à garder le contrôle. Pour combien de temps encore ? Je ne peux le dire.

*

Kiaraan se sentit tirée en avant, tant physiquement que mentalement. Elle était à la fois exaltée et terrifiée, pleine de force et tremblante, en proie à des sensations et des émotions d’une puissance incomparable. Elle discernait chaque cheveu sur la nuque d’Oksa qui courait en l’entraînant derrière elle. Et au loin, elle percevait nettement les éclats d’un autre combat. Pier ! Instinctivement, Kiaraan accéléra et dépassa sans mal sa complice. Son ouïe exacerbée distinguait les appels de voix qu’elle connaissait. Sans réfléchir, elle se rua dans la direction de la bataille. Enfin, elle allait pouvoir aider les siens et mériter sa place parmi les Chasseurs. Elle se sentait pleine d’une énergie et d’une puissance invincibles. Cette fois, personne ne la retiendrait. La jeune Ursi fila entre les troncs, Oksa à ses trousses. Elle ne ralentit que quand elle se trouva à portée du combat. Plusieurs de ses compagnons étaient aux prises avec une escouade de Lupus. Ils étaient en mauvaise posture. Instinctivement, elle s’avança vers eux.

― Kiaraan, non ! s’exclama Oksa d’une voix tendue.

― Surveille mes arrières, répondit Kiaraan en se tournant vers elle. Je vais les aider. S’ils sont vaincus, nous sommes perdues.

Avec une curieuse exaltation, elle fit encore un pas. Le grondement de son sang recouvrait ses sens de sa mélodie sauvage, couvrant presque le fracas des armes. Sa force grandissait de seconde en seconde. Bientôt, plus personne ne pourrait lui résister. Un Lupus muni d’une sorte de hache à tête de pierre surgit devant elle. Elle recula et il leva le gourdin qu’il tenait dans son autre main pour l’abattre sur elle. Avec une clarté saisissante, Kiaraan vit venir le coup, droit vers son crâne. Elle bloqua son bras d’une seule main et lui arracha son arme. Le manche bien en main, elle la fit tournoyer. Le Lupus céda du terrain et elle esquissa un sourire carnassier. Un sifflement lui fit redresser la tête. Elle s’écarta d’un bond. Une flèche se planta dans la terre à l’endroit où elle se tenait un instant plus tôt. Elle gronda et para en même temps une botte de son adversaire. Sur un cri inarticulé, elle lui envoya plusieurs coups puissants qu’il esquiva. Elle entendit plus qu’elle ne vit un autre trait voler vers elle. Prenant le garde par surprise, elle se jeta sur lui et le fit basculer. À califourchon sur lui, elle leva son gourdin. Une main agrippa l’arme par-derrière. Elle tourna la tête et dans le même mouvement roula hors de portée des deux Lupus dans son dos. Elle se releva prestement et recula. Pourquoi ne l’attaquaient-ils pas ? D’un coup d’œil, elle avisa qu’elle était la dernière Ursi à se battre. Elle écarquilla les yeux en découvrant les corps inanimés de ses compagnons. Où était Pier ? Si les Lupus les avaient tués, elle les vengerait ! À cet instant, une voix claire cria :

― Assez ! Arrêtez le combat !

Elle montra les dents aux soldats qui s’approchaient d’elle. Un hoquet paniqué fusa derrière elle. Oksa ! Si Kiaraan aussi était vaincue, elle se retrouverait seule. Elle ne pouvait pas laisser faire ça. Du pied, elle projeta un nuage de terre dans les yeux de ses adversaires. Elle fit volte-face, attrapa la main de sa comparse et s’enfuit à toutes jambes.

*

Kiaraan et Oksa filaient à toute allure. Elles avaient parcouru plusieurs centaines de mètres, s’enfonçant sans réfléchir entre les arbres qui paraissaient vouloir se jeter sur elles. Elles slalomèrent entre les épicéas, espérant semer leurs poursuivants. Mais elles entendaient toujours la cavalcade de leurs pas derrière elles. Et tout en courant, Kiaraan fut frappée par deux choses. La première, qu’elles fonçaient droit devant sans savoir où elles allaient. La deuxième, qu’Oksa et elle ralentissaient à vue d’œil, et qu’elles seraient bientôt rattrapées. Dans une tentative désespérée, tant qu’elles étaient encore hors de vue, Kiaraan prit la main d’Oksa et la tira brusquement vers la droite. Celle-ci trébucha mais parvint à garder l’équilibre. Les échos de voix se rapprochaient. Elles repartirent à toutes jambes. Au bout de quelques mètres, Kiaraan les entraîna à nouveau sur la gauche. Elles s’immobilisèrent un peu plus loin, haletantes, à l’abri un tronc massif. Oksa avait toujours son fosil, qui émettait un halo ténu autour d’elles.

― Kiaraan, qu’est-ce que tu fais ? chuchota Oksa en reprenant son souffle. Il faut continuer à courir !

― Ils nous auraient rattrapées, de toute façon. Tu as remarqué qu’ils n’ont rien pour s’éclairer, eux ?

― Et alors ?

― Mais réfléchis ! On dirait qu’ils n’ont pas besoin de lumière pour voir dans la nuit ! Bouche bée, Oksa la fixa un long moment.

― Nous sommes perdues ! Mais comment ont-ils su où on était ?

D’un même mouvement, les deux filles baissèrent les yeux vers le coutelas qu’Oksa tenait encore. D’un geste brusque, elle le donna à Kiaraan. Quelques instants plus tard, elles distinguèrent le son feutré de pas qui se rapprochaient. Sans se regarder, le cœur battant, elles se remirent à courir. Elles n’allèrent pas loin. Une main inconnue s’abattit sur le bras gauche de Kiaraan. D’un mouvement instinctif, elle abaissa le bras droit et frappa devant elle avec le fosil. Son opposant para sans difficulté. Du coin de l’œil, la jeune fille vit qu’Oksa était immobilisée par un autre Lupus. Elle tenta de se dégager, mais il la tenait solidement. Kiaraan se décala et voulut embrocher son ennemi. D’une torsion de son épée, son adversaire fit sauter le fosil de sa main avant qu’elle ne l’atteigne. Désarmée, la peur au ventre mais le corps fourmillant d’énergie et l’esprit plus clair que jamais, Kiaraan se laissa choir et roula hors de portée. Elle se rua alors vers l’attaquant d’Oksa qu’elle heurta de plein fouet. L’homme chancela. D’un coup de pied, elle le fit basculer en arrière. Il ne se releva pas. Se retournant, elle fut un instant déroutée de ne plus voir Oksa. Elle entendit un cri qui lui fit tourner la tête. Simultanément, un bruit de pas derrière elle, bien trop proche, la fit frémir. Un choc terrible à l’arrière du crâne, et ce fut tout.

*

Réveillée par le rythme de pas tout autour d’elle, flottant entre deux mondes, Kiaraan rouvrit les yeux à la faveur d’un choc plus rude. On l’avait laissée tomber par terre. Où était Oksa ? Sa tête lui faisait trop mal pour la tourner. En revanche, elle distinguait parfaitement, là, devant elle, les corps ensanglantés de ses compagnons. Puis ce fut à nouveau le néant.

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Nyubinette
Posté le 26/03/2024
Woooow. C'est la seule chose que je peux dire. Ce chapitre est palpitant, j'en ai encore le cœur qui bat vite. Toutes les actions sont fluides et j'arrive parfaitement à me voir la scène dans ma tête.

J'ai beaucoup aimé le début plus lent, le mécontentement de Pier mais aussi leur réconciliation, on sent qu'ils ont un vécu et peuvent passer à autre chose. Mes questions sur les tensions entre les clans restent complètes mais j'imagine que les chapitres suivants viendront les éclaircir.

Merci du partage ! J'ai hâte de lire la suite. Le lundi va être ma journée préférée :P
Gabhany
Posté le 04/06/2024
Merci beaucoup pour ton passage Nyub !! Je suis très contente que l'histoire continue à te plaire :)
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