Depuis ce matin, je ne cesse d’observer cette chaise qui reste vide à côté de moi. Catherine n’est pas là.
« Tu sais ce qu’elle a, Catherine ? » chuchoté-je à Pascal en retournant à ma place, mon café à la main.
De son haussement d’épaules, je comprends qu’il n’en sait pas davantage. Me reste l’option de celui qui, d’entre nous tous, doit savoir quelque chose. Thierry Melian. Je refuse pourtant de l’interroger. À peine échangeons-nous un bonjour de politesse, si tant est que nos chemins se croisent dans la journée, ce qui n’est pas systématique, alors même que nous travaillons à quelques mètres l’un de l’autre.
Chaque matin, le bureau demeure vide. Je n’ai jamais été particulièrement proche de Catherine, mais elle ne m’a rien fait de mal. À force de la côtoyer, je me suis habitué à ses réactions épidermiques, ses jérémiades et sa peur de tout ce qu’elle ne connaît pas. Par son absence, elle laisse un vide qui commence par le siège d’à côté de moi et culmine lors du déjeuner. Sans Catherine pour nous raconter sa dernière dispute avec sa fille ou se plaindre de la pluie et du beau temps, donnant à boire et à manger à Pascal qui n’a qu’à rembrayer sur la conversation pour laisser libre cours à son spleen, ma pause du midi n’est plus la même. Pascal et moi n’avons déjeuné qu’une seule fois en tête-à-tête, et l’on entendait bien davantage le bruit de nos couteaux crisser dans les assiettes que le son de notre voix. Les jours suivants, il m’a invité à me joindre à d’autres tables, où il s’installe avec d’anciens collègues que je reconnais pour qu’il les ait parfois conviés à déjeuner avec nous. J’ai accepté les premières fois, pas par plaisir mais non sans soulagement. Je n’aime pas manger seul, et ne tiens pas à ce que cela se produise ici, dans cette cantine bondée. Je pensais avant que la solitude au déjeuner consistait à n’avoir personne autour de sa table. Regarder les gens, attablés ensemble devant leur plateau. Mes derniers déjeuners avec Pascal m’ont ouvert les yeux sur une réalité nouvelle : quand on ne partage rien avec les autres, peu importe le nombre de chaises occupées.
Plus que jamais, mes pauses avec Damien m’apportent l’embryon de sociabilité qui rend le temps ici plus léger. Pour cette fin de semaine, nous avons convenu de notre premier déjeuner ensemble. Une adresse qu’il tient d’un collègue. Nous finissons attablés devant un couscous, bercés par l’odeur de mouton grillé et le son du sucre qui crépite d’émulsion sous le joug du long filet de thé. Et dans l’euphorie du moment, après m’être réjoui de ce déjeuner puis plaint de l’ennui des précédents, je me mets à nu et lui demande :
« Ça te dirait qu’on mange ensemble plus souvent ?
— Le mardi j’ai badminton, mais à part ça, viens manger avec nous quand tu veux. Tu connais déjà l’équipe, on est tout le temps à la même table ! »
La semoule a un bon goût de beurre, et les légumes fondent dans mon palais. Autour de ce couscous, je scelle le second acte de mon intégration au sein de la Banque Géniale.
« Tu joues dans le quartier ?
— À l’étoile ! J’ai un match samedi, pour les championnats inter-entreprises.
— Je n’avais aucune idée que ce genre de tournoi existait.
— Tu n’es jamais allé à la halle aux sports dans le D ? »
À ma tête ébahie, Damien tient sa réponse.
« Y’a pas beaucoup de sports que tu ne peux pas y faire. Y’a même un mur d’escalade !
— Ça fait des années que je n’ai pas enfilé une paire de tennis… »
Tant que j’ai arrêté de compter. Au lycée, passer le week-end à faire des soirées avec mes amis me semblait bien plus important que les matchs de hand du dimanche matin. Peu à peu, j’avais délaissé les entraînements, si bien qu’en première, après six ans de bons et loyaux services, je n’ai pas renouvelé mon adhésion à la fédération. Depuis, mes souvenirs avec des tennis aux pieds sont sporadiques. À présent que je travaille si tard, que se déplacer est si long, prendre le temps de faire du sport me paraît impossible, inhumain.
« C’est important, de faire de l’exercice. Avec le temps que je passe devant les ordis, je n’imagine pas mon corps tenir sans ça. Et puis, ça permet de rencontrer du monde un peu. Dans l’équipe, y’a pas de back, pas de middle, pas de front. Que des gens qui font du sport ensemble.
— Je pourrais reprendre le hand…
— Bâtiment D, tu traverses le hall d’entrée et tu ne peux pas la manquer. La halle aux sports. Ils te donneront toutes les infos là-bas, pour les horaires, les entraînements selon les niveaux, tout ça… »
N’ayant pas fait de sport depuis six ans, je n’ai eu aucun mal à attendre le lendemain midi pour me rendre à la halle aux sports. Derrière l’accueil, un jeune homme porte un polo floqué au nom de l’entreprise. Cette tenue détonne, au beau milieu de l’étoile, et ses fourmis en costumes sombres.
« Je peux vous renseigner ? »
Je demande d’abord la liste des sports, pour mieux constater à quel point j’étais passé à côté de ce pan de la vie de mon entreprise. Football, tennis, judo, volley, gym. Il y a même des cours de yoga et de krav maga. J’en viens ensuite à l’essentiel : le handball, l’objet de ma venue. Quitte à reprendre l’exercice, autant le faire en douceur. Je ne serai pas mécontent de retrouver le temps des entraînements un sport avec lequel je suis familier. Et surtout, je jouerai avec d’autres. Je rejoindrai une équipe. Une autre équipe.
Ce n’est que quand je vois que Catherine n’arrive toujours pas, en début de semaine suivante, que je me décide enfin à lui écrire. Je n’ai pas son numéro de téléphone, et je mettrais ma main à couper qu’elle n’a pas de compte sur les réseaux. Je vérifie quand même. Des Catherine Lenôtre, il en existe plein, mais aucun profil ne semble correspondre au sien. Je ne sais même pas si elle consulte sa messagerie professionnelle pendant son absence mais c’est ma seule chance.
« Bonjour Catherine,
J’espère que tu vas bien. Tu reviens bientôt ?
Ulysse »
Je n’ai pas obtenu de réponse. Du moins, pas de Catherine. Une réponse automatique, générée quelques secondes à peine après l’envoi de tout message à Catherine en son absence.
« Bonjour,
Je suis absente jusqu’au 1er mars 2023. Pour toute demande, je vous invite à contacter Monsieur Pascal Ledru (p.ledru@banquegeniale.fr) et Monsieur Thierry Melian (t.melian@banquegeniale.fr).
Cordialement,
Catherine Lenôtre »
Nous sommes le 4 décembre 2022. Catherine sera donc absente plus de trois mois. Je la revois nous parler de la réunion trimestrielle de la semaine prochaine. Son absence n’était pas prévue, j’en suis certain. Sinon, elle n’aurait pas fait allusion au calendrier de la sorte…
Mes yeux se posent ensuite sur le nom de mes collègues. Pascal Ledru. Ainsi donc, Pascal serait au courant qu’elle est absente si longtemps ? Pourtant, il m’a toujours affirmé qu’il n’avait aucune nouvelle d’elle.
Je suis à présent certain que Catherine ne va pas bien. Qui donc s’en va ainsi sans crier gare pour trois mois ? Elle n’a plus l’âge d’attendre un enfant, les raisons de santé afférentes ne peuvent qu’être de plus mauvais augures. Lors des réunions d’équipe, Thierry ne fait aucune mention de son absence et se contente de simples allusions. Catherine est devenue une « ressource manquante », créant de fait un « besoin opérationnel ».
« Nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec chacun de vous le mois dernier, commence Thierry. Il va de soi que vos temps ont continué d’être analysés par la suite et je dois dire que depuis ce rappel à l’ordre, j’ai noté une amélioration. Les ressources traitent davantage de transactions par jour. Pour cela, disons merci à Nina. »
Un timide « merci Nina » retentit parmi cette assemblée de vingt personnes silencieuses. Tout au plus, des têtes acquiescent. Aux yeux ronds et aux pommettes tendues de Pascal, je devine déjà sa réplique. « Merci Nina pour le travail en plus, ou merci Pascal pour le travail accompli ? » Et sur ce coup-là, il aurait bien raison de le dire.
« Toutefois, ce n’est pas assez. Si je compare votre moyenne quotidienne avec les référentiels de productivité, il y a encore du travail. J’attends de vous de continuer les efforts. En redoubler. Avec Catherine qui est absente, chaque jour, une trentaine de transactions vient allonger vos listes sur Udas. »
Voilà la première prise de parole publique sur Catherine, dont l’état de santé doit être si préoccupant qu’elle ne remettra pas les pieds ici jusqu’au printemps. Des transactions à répartir. Udas. Je suis énervé pour Catherine, et pour moi aussi. Serais-je ainsi traité, si je venais à m’absenter ? Personne ne s’inquiéterait pour moi, nul n’en parlerait ? Ne serais-je qu’un nombre qu’il suffirait de diviser pour mieux le répartir entre les autres ? Dans chaque salutation polie à Thierry Melian, je cherche l’once de sincérité que cache son sourire avenant. Qui seras-tu pour moi demain si je faillis ?
Plus que jamais, la rue Delambre m’apporte l’équilibre nécessaire au rythme effréné de mon travail. Yacine et Tony ont élu domicile à l’appartement pour répéter des scènes d’improvisation et, depuis mon canapé, je suis leur premier public. Je prends toujours un plaisir particulier à mon rôle, même si je ne parviens pas à camoufler mon sourire en coin. Quand ils me demandent quels indices sont en ma possession, je m’empresse de désigner un courrier des impôts qui traîne sur la table, un tee-shirt, une ceinture pas rangée. Tony rebondit avec le tact d’un inspecteur, y lit une lettre de la victime, y voit un tissu portant les empreintes du tueur, le possible vecteur d’une strangulation.
Soirée après soirée, Yacine devient plus à l’aise avec l’art d’improviser. Ses répliques ne sont pas aussi incisives que celles de son ami, mais il prend un plaisir particulier à endosser quatre rôles en une histoire. Il parle tantôt d’une voix fluette, boîte quand il le faut, et insuffle peu à peu l’énergie qui colore leur pièce. Un défilé de personnages qui, un à un, assemblent les pièces du puzzle du meurtre d’Oscar Letton. Qui est Oscar Letton ? Personne d’autre que le défunt du début de leur pièce. Chaque soir, il a un autre métier, une autre maîtresse, un autre caractère. Oscar Letton est ce que Tony et Yacine ont besoin qu’il soit, et même s’il meurt inlassablement chaque soir, il renaît chaque lendemain pour que l’on enquête une fois de plus sur son assassinat.
Un soir, alors que je suis habitué à être le seul public, on toque à la porte au moment où les garçons s’apprêtent à commencer.
« Juste à temps ! s’exclame Yacine en ouvrant la porte.
— Je suis sortie prendre des bières. Tu sais, pour faire pop-corn… »
Sa voix rauque me glace. Je feins un sourire décontracté, affiche à la place une grimace désemparée, et la salue comme s’il aurait pu s’agir de n’importe qui d’autre. Angélique entre dans l’appartement d’un naturel qui me déconcerte, et vient s’installer à mes côtés sur le canapé. Elle n’est qu’à quelques centimètres de moi, et mon cœur prend ma poitrine pour une cage dont il semble s’évertuer à vouloir sortir.
« C’est la représentation spéciale quatrième étage ? murmure-t-elle à mon oreille.
— J’y ai le droit tous les soirs, ou presque.
— Qui pouvait se douter qu’il se passait tant de choses, derrière ce mur ?
— Si tu ne viens jamais nous voir, tu ne sauras jamais ce qu’il s’y passe » tranché-je.
L’inspecteur Malavenu entre en scène, mais mes pensées ne cessent d’aller vers Angélique. Est-ce le canapé qui s’enfonce vers le milieu, ou nos jambes qui se rapprochent ainsi ? Je fais tout pour me concentrer sur la pièce, guette sa réaction quand nos genoux s’effleurent, mais elle pouffe de rire. Yacine est en train d’interpréter le mari désabusé qui ne comprend pas pourquoi sa femme est l’une des principales suspectes du meurtre d’Oscar Letton. Le sourire aux lèvres, je joue moi aussi ma comédie. Celle du spectateur attentif et conquis, qui n’est en rien affecté par la présence d’Angélique, alors qu’elle occupe la moindre de mes pensées.
Ce cadre de travail est si oppressant. Pauvre protagoniste si naïf, qui n'imagine pas un seul instant être un pion et ne voit en ses supérieur.e.s que des êtres humains qui ont également à coeur le bien être de leurs employé.e.s T_T
Je trouvais intéressant la survenue d'un nouveau personnage, bien que ce soit comme par hasard un love-interest pour le protagoniste, mais je ne pensais pas qu'il serait aussi obsessionné et que ça prendrait autant de place dans le texte. A-t-il donc renoncé à trouver des ami.e.s ? Cela étant, j'ai apprécié qu'il admette qu'il l'imagine hétéro et célib alors que ce n'est peutêtre pas vrai. Il a quand même une certaine présence d'esprit :P
Plein de bisous !
Quant à Angélique et l'obsession, c'est un point sur lequel je suis en pleine réflexion. Ulysse idéalise les femmes qu'il aime, mais en l'état, quelque chose est encore mal exécuté pour que ce crush ne paraisse pas "grossier et facile" mais plutôt typique de lui
Merci pour tes retours !
{*} J'aime bien la figure invisible de Damien, il me rassure. Et en même temps, comme il est à l'informatique, je me méfie de lui. Tout ça sans jamais l'avoir rencontré vraiment.
{*} La partie avec Angélique, je l'ai ressentie comme trop précipitée. Ce n'est pas clair si c'est un coup de foudre, ou un coup de désir, ou juste un côté obsesionnel latent qui se réveille pour se protéger de la pression au travail, ou tout ça en même temps. En plus, on n'a pas du tout parlé d'amour ou sexe jusqu'à maintenant, donc je n'avais aucun repère de comment Ulysse et Yacine se comportent par rapport à ça. Et l'engouement est si rapide et violent que ça ne m'a pas donné la possibilité de lui donner une chance, d'éprouver de la peine pour Ulysse. Je me suis dit que ce serait plus facile pour moi si Ulysse avait déjà vu Angélique plusieurs fois dans les chapitres précédents, aperçue dans l'escalier, sur le palier, sans jamais oser lui parler, et qu'on a donc une obsession montante de son côté (si tu veux jouer sur le côté obsessionnel). Ce qui fait que l'impact est d'autant plus grand quand il découvre que Yacine a pris un café chez elle. Et là, je suivrais sans problème. Ou il ne la rencontre qu'ici, mais pour moi il faudrait alors que son envie de lui plaire soit mieux expliquée en amont (par son passif relationnel, peut-être par des rencontres brèves dans des bars ou au bureau, voir les femmes à travers ses yeux, comprendre son rapport au désir et à l'altérité), et éventuellement que la sauce monte un tout petit peu plus lentement.
{*} Tu tiens ton fil de façon si serrée, c'est incroyable, la tension est constamment là.
Et pour Angélique, OUI je suis d'accord. Ca me titille, je sais que quelque chose ne va pas. Avant, ces deux passages étaient plus éloignés de deux chapitres mais foncièrement, le problème reste le même. J'aime le fait qu'il idéalise Angélique, mais il faut en effet que ça soit peut-être plus compréhensible, pourquoi il idéaliserait quelqu'un pour qui il a des sentiments.
En même temps, la narration est à la première personne et elle lui plaît, donc je ne peux pas "gommer toute son attirance".
Atténuer le coup de foudre en première apparition pour que la relation soit plus "évolutive".
Merci pour tes retours !!
Concernant Angélique, j'avoue que je n'ai pas d'attentes particulières. Je suis un peu blasée par ce genre de crush, quand les personnages projettent tout de suite un voile idéalisant sur l'autre. Mais c'est peut-être fait exprès, encore une fois.
Une remarque encore : "Je l’imagine célibataire, hétérosexuelle et merveilleuse, alors même que je n’ai aucune idée de si cela définit." > la fin de la phrase me semble à reformuler.
Concernant Angélique, je ne suis pas encore revenue en détail sur cette introduction. Ulysse idéalise l'amour, donc l'aveuglement niais me donne envie de faire ce sentiment excessif dans sa première apparition. Pour autant, je trouve encore cette introduction très statique, faut que je trouve un petit angle d'attaque qui lui donnerait du relief.