Je ne suis pas tombée à la renverse.
Pas physiquement en tous cas.
Mentalement par contre, c'est comme si on coup de tonnerre avait éclaté sous mon crâne, chassant toutes pensées et me gratifiant d’acouphènes. J'étais sonné.
Et vraiment pas sûre d'avoir bien compris.
Et Lassa'h, immobile dans sa position de Bouddha, avec son visage impassible, ne m'aidais vraiment pas.
Puis soudain, son visage se froissa, se voilant d'inquiétude. On aurait dit an enfant incertain, ne sachant déterminer s'iel avait dit une énorme bêtise, ou quelque chose d'à propos, et qui attendais le verdict (ou les cris) des adultes autour d'ellui.
J'inspirais profondément.
- Tu...
Lassa'h dénouant brusquement ses cheveux, se mettant à triturer les pointes de ces derniers avec une violence qui me pris par surprise.
- J'étais... c'était gênant c'est ça ?
- Lassa'h.
- J'ai encore le mauvais timing ?
- Lassa'h...
Iel ne m'écoutais pas.
- J'aurai dû me taire, pardon, j'ai cru...
- Lassa'h arrête ! Tu vas finir par te faire mal, regarde tes doigts !
Le fait que je me mette à crier sembla couper court à la spirale d'angoisse de Lassa'h, qui me fixa brièvement en clignant des yeux avant de les baisser sur ses mains. Iel avait entortillé une mèche autour de son indexe et son majeur droit en serrant si fort que le bout des phalanges était devenu blanc. Horrifié.e, iel relâcha ses cheveux sans pour autant entreprendre de les dénouer.
Un silence étrange nous sépara, de quelques secondes à peine, mais pendant lequel des milliers de pensées se télescopèrent dans ma tête. Et probablement dans la sienne aussi.
Lassa'h avait des sentiments pour moi.
Ô Douce Magie.
Je ne savais pas quoi faire avec cette information.
C'était la première fois qu'on me faisait une déclaration.
J'avais toujours été dans la position inverse. Et... et c'était bouleversant.
J'avais envie de fuir. De rire. De paniquer très vite et très fort.
Mais aussi de poser mes mains sur les siennes pour l'apaiser.
Lui dire que c'était ok, que oui le timing était un peu nul, mais qu'il n'y avait rien de grave.
Et surtout, je voulais que cette expression de panique et de peur qu'iel avait déserte son visage.
- Montre-moi ta main.
Docile, iel leva la main entre nous, m'offrant ses doigts comme an enfant les tendrait vers un oiseau.
Sans gestes brusques, j'entrepris de dénouer les cheveux emmêlés, essayant au maximum d'éviter le contact entre nos peaux. Le concentration nécessaire à cette activité clarifia mes idées, et lorsque j'eus finis de libérer le dernier nœuds de cheveux, je me permis de fixer Lassa'h dans les yeux.
Et de lui offrir un sourire.
- Le timing était archi nul.
Son son visage à ellui, un sourire incertain se mis à vaciller.
- Et c'était gênant.
Le sourire disparut.
- C'est toujours un moment gênant, quand on avoue ses sentiments à quelqu'an. Mais c'est pas grave. Vraiment. Regarde, mon timing pour me déclarer à Arën la semaine dernière était tout aussi moisi, pas vrai ?
Est-ce que ce fut de la colère qui passa à cet instant sur ses traits ? L'expression ne s'attarda pas assez pour que j'en sois sûre. Iel ramena ses mains dans son giron, et recommença à entortiller ses cheveux autours. J'avançais les miennes pour l'interrompre avec douceur.
- Lassa'h. Est-ce que tu peux me regarder ?
Ses joues rougirent.
- Non.
- D'acc. Dans ce cas, tu veux bien être gentil.le avec toi-même et arrêter de te faire mal ?...
Il y eu un blanc, puis une inspiration profonde, une autre, et encore une autre. Et enfin, les mains s'immobilisèrent, s'arrachèrent aux cheveux, s'étalèrent lentement sur ses genoux, bien ouvertes, comme pour lutter contre l'envie qu'iel devait avoir de les ligaturer de nouveau.
J'attendis un peu avant de demander :
- Est-ce que ça va ?...
Nouvelle inspiration profonde, puis iel leva les yeux sur moi.
- Oui.
Je tendis les mains.
- Met les tiennes au-dessus s'il te plaît, paumes vers le bas. Je ne vais pas te toucher, juste m'assurer que tu n'as pas de blessures...
Iel hésita, puis positionna tout doucement ses paumes à l'aplomb des miennes. Pour la première fois, je constatais à quel point ses doigts étaient longs, mais larges, aussi. Mes mains à moi paraissaient petites en comparaison.
Me recentrant sur ma tâche, j'expirais lentement sur nos membres, mêlant à mon souffle un peu de l'énergie que la terre m'avait donné plus tôt. Dans l'idée un peu bête de faire plaisir à Lassa'h, j'insufflais du pouvoir supplémentaire dans mon acte, afin que la magie soit visible dans notre réalité. Elle prit corps sous forme de petites paillettes d'un vert tendre, qui brillèrent en se déposant sur la peau brune de Lassa'h. En l'espace de quelques battements de cœurs, les marques laissées par les cheveux avaient disparues, remplacées par une peau saine et en pleine santé. Je relâchais alors mon attention pour revenir au moment présent.
Mais laissais mes mains levée, sous celles de man camarade.
C'était comme se tenir la main, sans se toucher.
- Pardon, murmura Lassa'h (qui n'avait pas déplacé ses mains non plus) J'ai parfois du mal à gérer les émotions fortes. Ou les montées d'angoisse.
J'émis un petit rire.
- Je comprends. Je fuis ou suis de mauvaise humeur quand je suis embarrassée, tu te souviens ?
Les mains au-dessus des miennes tremblèrent.
- Est-ce que tu vas fuir ?
Je quittais nos mains des yeux pour lea regarder ellui.
- Non. Je ne vais pas fuir. Ni te frapper. Ni te crier dessus. En fait je ne sais pas trop quoi faire. C'est la première fois qu'on me dit qu'on m'aime.
- Est-ce que tu peux faire comme si je n'avais rien dit ?
Je lea dévisageais, incapable de savoir quoi répondre à sa question.
- Je ne crois pas... mais... je ne pense pas non plus que ça changera beaucoup mon attitude vis à vis de toi. Je veux dire (je séparais nos mains pour me frotter la nuque) on se connaît pas bien, non ?
Lassa'h laissa ses mains en suspend un moment avant de les poser de nouveau sur ses cuisses. Comme sa posture restait détendue, je ne m'en inquiétais pas.
- Non. On ne se connaît pas bien.
Et pourtant, iel m'aimait. J'avais envie de lui demander pourquoi. De lui demander comment, et depuis quand. Mais j'avais aussi le sentiment que ce n'était pas du tout le moment de le faire.
- Alors... tu seras d'accord avec moi, si je dis que notre relation est encore à construire ?
- Oui.
- Amicale, déjà ?
- Oui.
- Et que tes sentiments ne devraient pas changer qui je suis ? Sauf... sauf si tu attendais une réponse immédiate ?
- Non. Pas de réponse immédiate.
Iel ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, puis la referma. Je laissais passer un silence, pour lui donner l'opportunité de continuer, en vain. Je demandais alors :
- Ok. Tout vas bien alors ?
- Je... crois.
Je souris.
- Tant mieux.
Iel me fixa un instant, laissant de nouveau filtrer une émotion que je ne parvint pas à identifier.
- Je... ne t'ai pas gâché ton week-end ?
- Je crois pas non (je pouffais) il en faut plus que ça. Genre insulter ma famille.
- … Tu es bizarre. C'est ça que j'aime bien chez toi. Enfin (iel fourragea dans ses cheveux) je veux dire que tu ne réagis pas comme on peut s'y attendre des gens. Arën disait que tu allais mal le prendre, que tu serais furieuse, me détesterai probablement, et que je gâcherais ton week-end. Surtout après hier. J'ai eu peur qu'il ai eu raison, et que j'aurais mieux fait de me taire.
Alors là !
L'indignation manqua de m'étouffer : je n'en revenais pas qu'Arën ai pu sortir un truc comme ça ! Non seulement il piétinait mon cœur en public, mais en plus, il se permettait de dire des trucs pareil sur les autres ? Juste pour garder son crush pour lui ? Je veux bien que parfois, en amour, ce soit la guerre et que tous les coups soient permis, mais mentir sur ce sujet à quelqu'an d'aussi premier degré que Lassa'h, c'était tout simplement criminel !
Et complètement cron.
Parce que personne ne remettait en doute la parole de Lassa'h : cexte derniè.re ne savait pas mentir. Ou du moins, pas sur les questions concernant les relations humaines. Donc s'iel me disait qu'Arën avait dit ça, c'est que c'était vrai.
Mais quel...
- Eden ?
La pointe d'inquiétude dans la voix de Lassa'h me sorti de mes pensées. Autour de moi, la mousse avait un mi-flétrit, mi-fleurit. J'avais envie de pleurer, de me mettre en colère, de casser la gueule à Arën et de me baffer. Parce que malgré la sincérité chronique de Lassa'h, j'avais envie de croire que c'était un malentendu : le Arën que j'aimais ne pouvais pas avoir dit une chose aussi volontairement malfaisante.
- Je ne te déteste pas. Et je ne suis pas furieuse (pas contre ellui en tous cas) juste un peu prise au dépourvu. (je forçais un sourire). Puis maintenant que le lièvre est sorti, on va pouvoir le prendre en compte.
Le flou dans le regard de man camarade m'amena à préciser :
- C'est une expression. Ça veut dire que maintenant que je suis au courant... tu n'as plus à te cacher ? Et moi, si je n'ai pas à te répondre, je peux continuer d'envisager notre binôme de travail ?
- Oh.Oui.
L'idée me vint que cette histoire de binôme allait peut-être être plus compliquée encore que prévu, vu les derniers rebondissements. Mais une petite voix dans ma tête murmura aussi son contentement : on allait passer du temps ensemble, Lassa'h et moi. Ça me donnerait l'opportunité de mieux lea connaître, de l'observer, et de me faire une idée...
Et peut-être passer du club des 10% au club des 90%.
Ou plutôt du club des 0%. Celui des amoureu.ses réciproque de Lassa'h.
Oula.
Trop tôt là.
On se calme Eden.
- On devrait rentrer. Tes parentes vont commencer à nous attendre.
Merci Douce Magie pour la capacité de Lassa'h à changer brutalement de sujet.
J’acquiesçais rapidement et nous quittâmes le bord de l'eau pour rebrousser chemin dans un silence pensif. En tous cas, pour moi. De nouveau, trop de choses se télescopaient dans ma tête, et je me surpris à regretter de ne pas avoir emporté la gomme avec moi : sa fraîcheur aurait été plus que bienvenue.
Mes parentes nous attendaient dans le jardin arrière, assises sur la terrasse, une couverture étalée sur le bois entre elles, sur laquelle reposait une théière, des tasses, ainsi qu'une montagne de pancakes.
Je ne sais pas vous, mais moi, les émotions m'ont toujours donné faim. Alors autant vous dire que je ne me fit pas prier pour m'asseoir à côté de Mams qui me tendait une assiette.
Revenu dans son rôle d'invité.e poli.e, Lassa'h s'installa avec plus de manière, complimenta mes parentes sur le service à thé, et accepta la tasse qu'on lui offrait avec un sourire affable. A l'odeur, Moune devait avoir préparé un Lapsang Souchong très infusé comme je les aimes. J'évitais de regarder man camarade porter sa tasse, au contenu couleur mazout, à ses lèvres, histoire de rester fermement campé dans mon club des 10%1, et portait mon attention sur mes parentes. Moune se servit une tasse en demandant :
- Vous vous êtes bien promené.es ?
- Mh (j'avalais ma bouchée) jusqu'au ruisseau.
- L'endroit t'as plu Lassa'h ?
- Oui Madame Er... Madame Maé.
Je vis ma mère sourire, mais elle s'abstint de lea reprendre sur le madame.
- A vrai dire (iel posa sa tasse sur la nappe devant ellui) la forêt et le village me plaisent beaucoup. C'est très différent de ce dont j'ai l'habitude.
- Je croyais qu'il y avait une forêt au sein de l'école ?
- Oui, mais j'y vais rarement. Je n'ai pas beaucoup de temps de loisirs.
Petit silence.
Je jetais un coup d'oeil à mes parentes dont l'attention était braquée sur Lassa'h. Comme déjà mentionné, mon établissement scolaire était un sujet de tension entre elles et moi, ce qui fait qu'on en parlait rarement. Elles savaient que je suivais des cours, que le programme était particulier, mais guère plus. Je réalisais à ce moment là que je m'étais peut-être bien faite avoir par Monestre Thaïs : en envoyant Lassa'h chez nous, iel s'assurait que mes parentes pourraient obtenir des informations sur l'école de la part de quelqu'an franchement acquis à la cause de cette dernière... et qui ne faisait absolument pas partie du corps enseignant.
Mams me jeta un coup d'oeil avant d'enchaîner :
- Vous avez beaucoup de cours ?
- Je crois qu'Eden en a un peu moins que moi, mais en général, oui.
- Oh vraiment ? (elle me jeta un coup d'oeil) Vous êtes du même âge pourtant il me semble... et l'école veut que vous travailliez sur un sujet commun. Comment ça se fait que vous n'ayez pas le même nombre de cours ?
- Mams... je te l'ai déjà expliqué...
- Eden. Laisse Lassa'h répondre s'il te plaît.
Lassa'h eu brièvement l'air perplexe, et je lea vit froisser une mèche de cheveux entre ses doigts.
- Il y a un tronc commun, en effet. Mais ensuite les enseignements dépendent à la fois de nos spécificités magiques, des points obtenus lors des examens, et de nos explorations. Actuellement, j'ai plus de cours qu'Eden parce que mes résultats aux examens sont meilleurs,
Outch. Ça avait beau être vrai, l'entendre énoncé avec autant de calme et de naturel blessait un peu.
- Mais aussi parce que mes affinités vont vers la haute magie, et ensuite la magie intermédiaire. Il y a beaucoup plus de professeurosses dans ces domaines que dans ceux intuitifs pour Eden. S'il y avait des cours approfondis sur la petite magie, je ne doute pas qu'elle aurait autant, si ce n'est plus, de cours que moi.
Je retint mon souffle : mes parentes pouvaient bien prendre cette dernière phrase, comme en prendre ombrage. Nerveuse, je reposais mon assiette.
- Il n'y a pas de cours de petite magie ?
La voix de Mams était froide, emprunte d'une colère que je savais dirigée vers moi : je lui avait assuré le contraire.
- Pas d'approfondis. Mais notre travail avec la professoresse Huamaní pourrait changer les choses (Lassa'h repris sa tasse) son projet d'apparier des élèves avec des affinités opposées et complémentaire vise à développer un programme scolaire plus équilibré... la participation d'une pure mage de petite magie aidera sûrement beaucoup à l'étude de cette dernière, et à la mise en place de cours approfondis.
Il y eu un silence.
L'argument semblait avoir pris mes parentes au dépourvu. Les connaissant, elles avaient dû prévoir de d'amener plus tard le sujet pour lequel nous avions eu le droit de venir à La Rochette. Probablement une fois qu'on aurait eu le ventre plein. Histoire d'à la fois respecter les bonnes manières, et de pouvoir nous tirer facilement les vers du nez en profitant de la latence cérébrale provoquée par la digestion. Le fait que Lassa'h ai sauté l'étape des discussions superficielles leur avait coupé l'herbe sous le pied.
Le regard que Moune me lança me fut indéchiffrable :
- Vraiment, Eden ?
- Je... pense ? Nous n'avons pas encore les détails du projet, je crois que ça fait partie des documents qu'on doit lire ensemble. Mais oui, ça pourrait. Surtout que, de ce que laissait entendre Monestre Thaïs, le fait que Lassa'h et moi soyons les premiè.res à travailler en tandem pour un examen les ravissaient, ellui et la professoresse.
Nouveau silence. J'en profitais pour me servir du thé pendant que mes parentes communiquaient entre elles à leur façon. Personne dans mon adelphie n'avait jamais compris comment elles faisaient exactement. Il y a avait des regards, d'infimes signes de têtes, et puis soudain, l'une d'elle prenait la parole au nom des deux. Comme si tout avait été dit.
- … s'il s'agit uniquement d'étude de comportements et d’appareillage de magie, pourquoi faire travailler spécifiquement des élèves en tandem ? Ou demander une décharge ? Vos professeurosses pourraient simplement étudier les comportements en classe.
Je secouais la tête.
- Non Moune. Passé la première année, la plupart des élèves sont trop... spécialisé.es déjà. Dans mon année, on est que cinq sur deux cents à avoir conservé un équilibre entre les trois magies.
- Et Eden est la seule à avoir un équilibre presque parfait. Justement parce qu'elle travaille dur pour entretenir sa magie de cuisine.
Déjà en temps normal, l'intervention de Lassa'h m'aurait fait rougir, et embarrassée, mais à la lumière de ce qui avait été dit près du ruisseau, je me senti prête à devenir rouge tomate. Non seulement parce que ça me faisait plaisir, que quelqu'an d'autre qu'Amari ai remarqué à quel point je me donnais du mal à étudier toute seule dans mon domaine ; mais aussi parce que ça soulignait le fait qu'iel s'intéressait vraiment à ma personne.
Douce magie, heureusement que mes parentes avaient le regard braqué sur ellui et pas sur moi !
Je plaquais vivement mes mains froide sur mes joues, dans l'espoir d'en faire disparaître la rougeur, et poussait un petit cri lorsque le thé brûlant m'aspergea les doigts, le cou, avant de se faufiler dans mon col : j'avais oublié que je tenais encore ma tasse !
Sans réfléchir, je lâchais cette dernière et me débarrassait vivement de mon pull dans l'espoir de m'épargner une brûlure. Manque de bol, le liquide chaud avait déjà atteins ma peau au niveau du col de mon t-shirt, que j'entrepris d'enlever aussi... avant de me souvenir de la présence de Lassa'h. J'interrompis mon geste juste à temps, et rabaissait le vêtement sur mon ventre découvert, alors même que Mams posait une main inquiète sur moi.
- Tu t'es brûlée ?
- Oui. Un peu (je grimaçais) Le thé a giclé dans mon cou.
- Fais voir.
Docile, je me penchais vers elle pour la laisser inspecter ma peau, gardant mes yeux braqués sur le sol. Rapidement, une sensation de fraîcheur vint remplacer celle de brûlure, et je soupirais de soulagement.
- Merci...
- Est-ce que je peux vous être utile Madame Ava ?
La voix de Lassa'h raisonna beaucoup plus proche que ce à quoi je m'attendais, me faisant sursauter : dans l'agitation qui avait suivi mon glapissement (parce que oui, soyons franches, j'avais plus glapit que crié), iels s'était rapproché, visiblement dans l'intention d'aider.
Sauf que, je le réalisais à ce moment là, ça n'aidait pas.
Vraaaaaaaaaiment pas.
Parce que j'avais en tête ce qu'il s'était dit près du ruisseau.
Et que l'odeur flottant autour de moi n'était pas celle de mes parentes, ou des forsythia, mais la même que celle qui avait flotté dans la salle de classe lorsque j'étais tombée dans les bras de Lassa'h. Et maintenant que j'y pensais, la même que charriait la bise lorsque nous étions arrivé.es. Mais il y avait aussi l'odeur de vieux pin de la maison.
Douce Magie, à quel point était-elle à l’œuvre dans ce qui était en train de se passer ?!
On continuait de s'agiter autour de moi, comme si j'étais la seule à me rendre compte des influences en jeux, ce qui me rendit perplexe : en temps normal, Moune repérait immédiatement ce genre de choses.
Une main gantée surgit dans mon champ de vision, interrompant mes réflexions.
- Tiens. C'est le même sort que sur la gomme.
Dans la main, une serviette dont il émanait une agréable fraîcheur.
Je la pris sans me faire prier, et la glissait dans mon col, contre la brûlure causée par le thé.
- Merci.
Je jetais un coup d'oeil à Lassa'h, maintenant accroupit près de moi, puis à mes parentes, et me forçais à sourire :
- Je vais bien. Désolée pour le moment de panique.
Ma phrase sembla détendre suffisamment l'atmosphère pour que chacan regagne sa place, et que la conversation reprenne :
- J'admire ta rapidité de tissage de sort Lassa'h, reconnu Mams. Même avec mon expérience, je ne suis pas aussi rapide pour ensorceler un objet (elle montra sa main) j'arrive simplement à concentrer le froid dans l'air autour de ma paume.
- Est-ce que c'est un sort Sorbet ?, demanda Moune, ce qui me fit froncer le nez : plus personne n’appelait les sorts concentrant le froid dans un objet de cette façon depuis au moins vingts ans.
- Merci Madame Ava, et oui Madame Maé, c'est une variante du Sorbet n°10. Je crois que Eden a encore la gomme sur laquelle j'ai appliqué ce sort hier, vous pourrez l'observer si vous le voulez.
Uh. Grillée.
Oh bah. Iel n'avait pas demandé à récupérer sa gomme non ?
Mauvaise foi tout ça.
Bref.
Moune avait hoché la tête, tout en me glissant un regard signifiant « pourquoi as-tu eu besoin d'un sort Sorbet hier ? » auquel je répondis d'un discret haussement d'épaules qui pouvait tout et rien dire.
- Ce sera avec plaisir, ta façon de faire est très élégante.
- Merci. C'est ma grand-mère qui m'a enseigné. Elle est... Assez exigeante, mais ça porte ses fruits. Sans elle je pense que ma pratique serait beaucoup plus brouillonne.
- Tu as toujours eu des affinités avec l'Intermédiaire et les Majeures ?
Lassa'h hocha la tête.
- Depuis l'enfance (iel esquissa un sourire) imaginez an enfant de huit ans invoquant son premier démon, et vous aurez une bonne idée de la pagaille magique que j'ai créé.
Quooooooooooiiiiiiiiii ?
Mais QUI invoque un démon à huit ans ???
Et avec succès en plus !
Oui bon. On parle de Lassa'h Vati. D'accord. Mais quand même.
Je devais tirer une sacrée tronche, parce qu'iel a rit en me regardant.
- J'ai été bébé aussi, tu sais ? Tu n'as pas l’apanage des manifestations magiques improbables.
- Mouais. Moi j'ai transformé des choux de Bruxelles en glace à la fraise. C'est pas vraiment le même degré de préparation qu'un cercle d'invocation démoniaque !
Iel haussa les épaules, l'air toujours amusé.
- J'avais beaucoup de temps pour lire. Et j'apprends vite.
- Mais tu n'as jamais eu d'affinité avec les petites magie., coupa Mams, ramenant le sujet vers ce qui l'intéressait.
Lassa'h entortilla une mèche de cheveux autour de son pouce, soudain mal à l'aise.
- Non (iel inspira profondément) vous connaissez certainement ma famille de réputation Madame Ava. Les Vati ont longtemps été réfractaires à la magie, essentiellement parce qu'iels pensaient que c'était l'apanage d'une certaine... catégorie de caste. Mais lorsque certans membres de la famille ont commencé.es à manifester de forts talents dans le domaine, ça a été s'adapter ou s'éteindre. Cependant... aujourd'hui encore, et même si l'Inde a beaucoup évoluée sur le sujet, la petite magie est... traquée et soigneusement éradiquée au sein de certaines strates de la société. Mon statut d'Hijra2 est déjà assez difficile à encaisser pour ma famille, sans qu'en plus elle ne s'inflige la honte de me voir maîtriser une magie aussi méprisable que la magie de cuisine. Même si c'est censé aller de paire avec mon statut, et qu'iels en tirent un certain prestige au sein de notre société..
Moune et moi avions tressaillit de concert au mot « méprisable ». Mams eu un léger geste en direction de Moune, et la brève odeur des roses me chatouilla les narines. A mes côtes, Moune se détendit.
- Et toi. Qu'en penses-tu ?, murmura-t-elle.
A ma grande surprise, le visage souvent si neutre de Lassa'h s'anima de ferveur et de colère.
- Que c'est idiot. La magie a toujours été un grand tout, la scinder en plusieurs parts, dont certaines auraient plus de valeur que d'autres, est contre nature. Pour moi, considérer que la petite magie, parce qu'elle est non théorisée et « sauvage », moins importante ou valable que les magies rendues conventionnelles et sage, revient à se couper d'une racine importante. (iel secoua la tête avec colère) On réinstaure un système de classe dans quelque chose qui devait nous en libérer.
Il y eu un silence. Je crois que mes parentes étaient agréablement surprises par ce qu'elles venaient d'entendre.
Moi, je m'étouffais sous le poids des questions dont j'avais envie de lea bombarder.
- Est-ce pour ça que tu tiens autant à travailler avec Eden ? Pour pouvoir maîtriser cette racine dont on t'as privé.e ?
L'attitude de Lassa'h s'adoucit, passant de la tension à une forme de vulnérabilité tout aussi déstabilisante.
- Pas la maîtriser non3. Mais au moins la découvrir un peu ? Essayer d'appréhender ce qu'elle représente ? J'ai déjà vu Eden la pratiquer, et j'ai vraiment envie d'en apprendre plus. Bien sûr, en échange, si Eden le veut bien, je lui apprendrais tout ce qu'elle souhaite en matière d'Intermédiaire et de Majeures. Et j'espère sincèrement que le projet de la professoresse Huamaní conduira une meilleure considération des petites magies.
A ma grande surprise, Mams croisa les bras et claqua de la langue, chose qu'elle ne faisait que lorsqu'elle désapprouvait profondément quelque chose mais s'abstenait de le verbaliser tout de suite.
- Ava, murmura Moune.
Mams agita la tête, faisant danser ses tresses.
- Rien. C'est juste que Xinjian n'est pas du genre à... travailler dans ce sens.
- Elle a pu changer depuis le temps tu sais... ?, argua Moune. Vous ne vous êtes pas vues depuis des années, et ses dernières publications étaient plutôt orientée vers la recherche mixte.
- Parce que tu lis encore ses publications ?!
Oula.
Vu l'intonation de Mams, ça allait partir en bagarre.
Verbale, la bagarre. Mais en bagarre quand même.
Piquant un pancake, je fis discrètement signe à Lassa'h de se lever, tandis que mes parentes se penchaient l'une vers l'autre, des étincelles dans le regard.
Man camarade fronça les sourcils, un peu perplexe, mais finit par obtempérer, me rejoignant dans l'indifférence la plus totale des deux adultes. Mams et Moune avaient changé de langue, comme souvent lorsqu'elles se disputaient, et de ce que j'entendais, elles étaient carrément passées au sarphatique4. Signe que la situation était sérieuse. Voire explosive.
Nous nous esquivâmes dans la maison, où flottaient encore les odeurs du brunch et des pancakes. Debout dans la cuisine, un verre à la main, Ilan observait la terrasse, un air grave sur le visage.
- Qu'est ce que vous avez fait pour les démarrer ?
- Rien..., répondis-je. On a parlé de nos cours, et d'une prof avec qui on va travailler.
Iel fronça les sourcils.
- Tu sais que je t'aime Eden, mais vraiment... t'es obligée de continuer là bas ? A chaque fois que tu rentres, ça nous fout en l'air les daronnes, et on passe toustes un mauvais week-end après.
J'encaissais la remarque sans broncher, malgré la douleur.
Nous étions déjà passé.es par là.
Ça faisait bientôt deux ans que nous avions ce genre d'échanges, et que c'était stérile : je savais qu'Ilan ne pensait pas à mal, qu'iel avait à cœur que mes parentes aillent bien, que la famille aille bien, et que l'harmonie qui avait bercé notre famille jusqu'à mon admission à l'école revienne ; iel savait que je ne reviendrais pas sur mes choix. Fin du débat.
Mais bon sang. Aïe quoi.
Pour évacuer ma colère montante, je poussais un profond soupir, avant de répondre :
- Oui. Surtout maintenant (j'eus un sourire sans joie) mais t'inquiète, je vais pas rentrer beaucoup au cours des prochains mois. Donc ça devrait être calme ici. Maintenant si tu veux bien nous excuser ? On a des documents à lire.
Et je lea plantais là pour grimper au deuxième étage, certaine que Lassa'h m'emboîterai le pas.
Lorsque je me laissais tomber à plat ventre sur mon couchage, man condisciple resta planté.e aux pieds de ce dernier.
- … est-ce que ça va ?...
- Ouais. Déso pour tout ça (je me redressais sur les coudes) j'avais le vague espoir qu'on nous épargnerai ce genre de scènes (avec un soupir, je basculais carrément en position assise) mes excuses si ça t'as mis.e mal à l'aise.
Iel laissa passer un silence, avant de s'asseoir lentement sur son propre couchage, en face de moi. Ses doigts jouaient distraitement avec une de ses mèches de cheveux.
- Ça va. C'est... déstabilisant, mais ça va.
Je hochais la tête, soulagée. Lassa'h se pencha vers son sac, en extrayant le dossier du projet que Monestre Thaïs nous avait remis le matin même, et l'ouvrit sur ses genoux.
- On s'y met ?
Je me penchais en avant pour attraper mon sac et prendre mon propre dossier.
- On s'y met.
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1Et non, je vous vois venir : savoir que Lassa'h à une belle bouche ne fais pas de moi an membre du club des 90% en crush. Même si cette bouche a dit qu'iel pensait m'aimer.
2C'est le mot indien pour désigner le 3e genre en Inde. Malgré sa reconnaissance par le gouvernement indien il y a déjà des années de ça, le fait d'avoir des hijras dans sa lignée est encore mal vécu par certans familles en Inde. Et par certans personnes en général. Et par la société tout court, même si ça s'améliore.
3Vous allez trouver que je chipote, mais personne ne peut maîtriser la petite magie de toutes façons.
Mais quelque chose me dit que la formulation de Mams n'était pas accidentelle.
4Mes parentes se parlent toujours en sarphatique quand elles ne veulent pas qu'on les comprennent. Le fait que ce langage ai censé avoir disparu aide... Mais comme beaucoup de dialecte, il a survécu au sein de certaines familles et de certains groupes d'initié.es. Il fait partie des laaz (langue judéo-romanes) occidentales.