Agaël
Je dors juste à côté de Madeleine.
Sa petite bouteille d’eau est tombée de notre table commune cette nuit et a suspendu mon semi-sommeil jusqu’à ce matin, où la directrice en personne est venue nous réveiller.
– C’était comment de vivre au Cardinal ? me demande-t-elle.
– Et bien…
J’observe les parois que nous traversons, chaque parcelle de l’ASE est construite de la même pierre. La pierre ocre clair typique de Cardinance, de laquelle est également bâti le palais.
Ce n’est pas trop dépaysant, mais plus… rempli.
Les étudiants affluent dans les minces passages que nous empruntons, certains paniqués, d’autres plus confiants. Aucun ne respecte un sens de marche, je n’entends plus mes pensées ni les pas fantômes de Terance, et je dois fixer les boucles brunes de Madeleine pour être sûr de ne pas la perdre de vue dans ce tumulte.
– Les couloirs sont plus étroits, plaisantai-je.
– Tu m’étonnes ! À Farandolis, j’habitais presque sur l’eau. Elle presse son pas. Dépêche-toi, on va perdre les autres !
Personne ne sait où se trouve la salle de classe, alors toute notre section se suit comme des moutons. Il me semble qu’Elias est en tête de file, mais nous sommes tout derrière et je manque de me faire marcher dessus.
– Je voulais te dire, me confie-t-elle devant la porte, ça ne me dérange pas que tu sois… Tu sais, elle m’offre un grand sourire, la PRINCESSE !
- Shhh ! M’exclamai-je, j’aimerais que le moins de personnes possible soit au courant, s’il te plait ?
– Oui, oui. Mais fais attention, si Elias l’apprend, il le répétera à toute la promo. Mes parents connaissent ce type, il est… spécial.
– Comment spécial ?
– Bah, il pourrait te raser la tête dans ton sommeil juste pour protester contre le gouvernement, rit-elle.
– Hahaha, de toute façon il n’a rien à craindre de moi. Je ne veux même pas la première place.
Je lui mens.
Je ne veux pas lui mentir, mais le choix ne m’est pas accordé. Personne, même la première fille à qui j’accorde ma confiance ici, ne doit connaitre ma volonté. Madeleine plaisantait, mais Terance m’a mise en garde. La plupart des gens disparus dans cette bâtisse sont morts pour la première place. Les gens ici s’entretuent pour la gloire de terminer major. Si quelqu’un parvenait à l’apprendre, peut-être pas Elias, mais des gens pourraient s’en prendre à moi, surtout avec ma couronne de fer plantée dans le crâne. Je dois me montrer la plus détachée possible.
– Pourquoi tu es là, alors ?
– Mon père m’a inscrit de force ! Il veut que j’aie des connaissances militaires, blablabla…
– Je vois, rit-elle, moi je veux rentrer dans l’armée, aider ce continent déchu. Mais je tiens à garder mes cheveux, pas besoin de première place pour ça !
Peut-être qu’elle me ment à son tour, qu’elle veut devenir commandante en chef ou quelque chose comme ça. Si c’est le cas, je ne lui en veux pas, elle serait assez maligne pour ne pas trop en dire.
– Merde, sursaute-t-elle, ils sont rentrés.
Je pénètre dans une salle bondée, tout en longueur, où les bureaux par paires semblent se superposer tant l’espace est restreint. Ce n’est pourtant pas angoissant, de fines lames de soleil réchauffent les dalles par les lucarnes, et la professeure, malgré notre retard, m'accueille d’un geste. Ce qui est angoissant, cependant, c’est la seule chaise disponible qui m’attend.
Quatrième rangée à droite, contre le mur, à côté d’un certain marin.
Madeleine s’est précipitée sur le premier bureau qu’elle a trouvé libre, à côté d’un grand blond à la peau presque translucide.
Ça ne m’étonne pas qu’elle ait sauté sur l’occasion. Erdwina nous a dit qu’elle était assise à côté de lui au petit déjeuner et qu’il s’était montré, disons… peu chaleureux, voire affable.
Une réputation tant méritée.
Il me fait un grand signe de la main affecté, accompagné d’un petit sourire mielleux.
Je ravale mon rire et m’assois sur le bord de ma chaise.
– Arrête de me suivre, me chuchote-t-il pendant que la professeur se présente.
– Ce n’est pas ma faute si personne ne peut te supporter.
– Aïe, tu vas me vexer, princesse.
Il fait claquer ses stylos contre la table, l’agacement pique mes veines.
– Félix… siffle-je.
– Donc, comme je le disais, la femme hausse le ton à notre attention, je serais votre professeur d’histoire du continent. Je m’appelle Almah Rausbarh. Cette matière n’est pas prérequise pour votre type d’orientation ; cependant, pour gouverner et protéger ce pays, il faut mieux le connaitre. Ainsi, nous aurons classe une fois par semaine dans cette même salle.
– Ne m’appelle pas comme ça, je t’en prie. me supplie-t-il plus bas.
– Comment je t’appelle alors, le marin ?
– Ne m’appelle pas, il ponctue sa phrase d’un sourire théâtral.
– Charmant.
– Si tu veux bien te taire. Je sais que tu n’avais personne avec qui te chamailler dans ton petit palais, mais ne me prends pas pour ta nouvelle femme de chambre.
– Mon petit palais fait 137 fois la taille de ton bateau. Et je n’ai pas de femme de chambre.
– Merde alors, mais qui t'a lacé ton corset, princesse ?
Je sens la chaleur de mes joues quand son regard de pitié condescendante me brûle jusque dans mes côtes.
– Arrête de m’appeler princesse. Et, non pas que cela te regarde, mais j’ai un valet, et je lasse mon corset SEULE.
– Ravie. Peut-être ton valet aurait pu plonger dans l’eau glacée à ma place pour te repêcher. À cause de tes conneries, j’ai attrapé un rhume.
– Navré. Peut-être que tu ne serais pas enrhumé si tu ne m’avais pas poussé à l’eau, espèce d’abruti !
– S’il vous plaît, intervient Rausbarh.
– Je ne t’ai pas poussé à l’eau ! Il rit jaune et fait tomber son stylo.
– Quoi qu’il en soit, si ton bateau n’était pas si petit, aucune secousse imaginaire ne m’aurait poussé par-dessus bord !
Il se relève d’un coup.
– Si on écoutait ce cours si intéressant au lieu de débattre de qui a la plus grosse !
Un gloussement monte dans ma gorge, je le retiens à temps en couvrant ma bouche et tente de fixer le tableau.
– Très bonne idée, conclus-je.
Je m’endors sur l’horloge à présent, même l’aiguille des secondes semble peiner à avancer, et la professeure nous conte la création de notre système, comme si personne dans cette salle ne le connaissait déjà par cœur.
Elle trace des schémas insignificatifs sur le tableau à craies et dépeint comment, à l’an 0 avant la Séparation des Pouvoirs, écrite “S°R”, toutes les îles ne formaient qu’une, baignant dans un seul océan et que les pôles n’existaient pas.
Elle nous rappelle que les jumelles héritières du pouvoir, Solène et Meguara, se sont battues jusqu’à la mort pour cette satanée couronne. Comment leur père, le roi Cardan, a séparé le monde en deux et a aboli toute forme de dynastie.
Du côté Ouest : le pôle et l’océan Solinéen, où s’entendent les îles Farandolis et Mansolin, des îles ensoleillées et heureuses où les mèches dorées et l’incroyable bonté de Solène semblent y avoir piégé la lumière du soleil.
Du côté Est : le pôle et l’océan Meguaréen, hôte des îles Vorlomae, Torlomae et Desparath. Les ravages du ciel ont fait sombrer dans ces eaux plus d’un navire. Bien que, pour y avoir voyagé, les îles de la connaissance restent agréables.
Cardinance demeure neutre à ces extrêmes, et la statue des Liens, au centre de l’île, représente les deux sœurs dites maudites si elles avaient su trouver un moyen de s’entendre ou de se partager le trône.
Je ne savais pas marcher qu’on me lisait déjà les centaines de variétés de contes sur ces évènements qui forgent aujourd’hui Sorgay.
– On l’a appris bien avant l’apprentissage, pourquoi elle nous endort avec ça ! me plaignais à mon voisin de table.
– Tout le monde ne dispose pas d’une grande bibliothèque et d’un valet personnel pour lui donner des cours d’histoire.
– Tu ne connaissais pas la légende ?
– Si, mais peut-être que d’autres, non. Montre-toi un peu compréhensive.
– Je n’en savais rien, inutile de me parler comme à une enfant.
– Et bien, tu devrais peut-être te préoccuper un peu plus de peuple, princesse.
Il a baissé le regard au dernier mot, pour cacher son abominable rictus derrière ses cheveux.
– Arrête… implorai-je en serrant mes dents de toutes mes forces. Et comment tu connais la légende alors ?
– J’ai peut-être reçu une éducation aussi réjouissante que la tienne.
– Quoi, tu n’es pas né dans les jolis champs fleuris et ensoleillés de Mansolin ? dis-je comme si je m’adressais à un enfant.
– Disons que mon père est… soucieux de mon épanouissement.
– Je croyais que vous étiez élevés pour devenir agriculteur, ou je sais pas, marin peut-être !
Il lève enfin les yeux et je découvre un nouvel aspect de son visage. C’est frappant comme il peut se révéler expressif. Pour quelqu’un de si réservé, qui refuse toutes discussions, je pourrais à présent lire ses pensées rien qu’à travers ses sourcils : quand il se retient de rire, le gauche semble vouloir toucher le plafond et sa bouche se tord sans pour autant révéler ses dents. Je peux voir pétiller dans ses yeux ses émotions, comme sur le bateau, où il n’a pas pris la peine de rester poli bien sûr, mais où chaque regard qu’il posait sur moi témoignait de son agacement.
– Je te trouve bien mal renseignée. En tant que future politicienne, tu devrais savoir que les enfants de Mansolin cherchent pour la plupart à devenir artistes. Longue vie aux champs fleuris, plaisante t-il.
– Oh, et bien tu t’es sûrement trompé d’Académie, je me ferais un plaisir de t’arranger ça. Et, non pas que cela t’intéresse, mais je ne veux rien avoir à faire avec la coure.
Je n’ai aucun scrupule à lui mentir.
– Merci. Je n’aurai pas besoin de tes services, je sais naviguer.
– Permets-moi d’en douter.
– Dois-je en déduire que tu ne convoites pas la première place ?
– Et toi ? Qu’est-ce que tu fous ici, en fait ?
Je le sens se rétracter, tenter de contrôler ses expressions et s’oublier derrière un visage qui ne laisse plus rien paraitre.
– Voilà une conversation bien inappropriée, Agaël.
Malgré son ton froid et sec, mon prénom sonne doux sous ses lèvres, comme la caresse du vent dans les jardins.
Je me suis cependant vite rendu compte que le sujet des aspirations de chacun, hors d’un domaine vaste comme simplement militaire ou juridique, était particulièrement délicat à aborder plus en détail. Personne ne serait assez stupide pour se dire convoiteur du titre de major. Le sujet de la première place est donc par conséquent indéniablement un thème de discussion sensible.
Je n’ose plus relancer la conversation, et de toute façon, le cours touche à sa fin. Dès que la sonnerie retentit, c’est comme si les sangles invisibles qui retenaient Félix sur sa chaise avaient disparu et il se lève si vite qu’il manque de faire basculer la table.