Chapitre 7

Bad Blood.

La première note claqua dans la salle 114, une déflagration sonore qui fit vibrer les murs eux-mêmes. La voix de Taylor Swift, portée par une puissance inouïe, envahit l'espace. Des sourires illuminèrent les visages autour de moi, et Michel, le corps déjà en mouvement, se lança dans une danse improvisée.

Il projeta le clip sur YouTube, posa l'enceinte sur le bureau, et la musique s'éleva, le happant tout entier. D'abord timide, un léger balancement d'épaules, puis une énergie enfantine le submergea. Le balancement se mua en une tornade de tours sur lui-même, les bras levés, les doigts claquant au rythme d'une maladresse délibérée, celle de ceux qui dansent pour se souvenir. Et un sourire sur ses lèvres, celui qu'il arborait quand il croyait encore pouvoir nous libérer de nos chaînes invisibles.

Les lumières déclinaient, et le monde se réduisait à ce pur instant de bonheur.

— Qui veut danser le chachacha avec moi ?

Un rire collectif éclata. Puis Emma se leva d’un bond. Elle ne doutait jamais. Ses Converses martelèrent le lino tandis qu'elle traversait la salle pour le rejoindre. Ils dansèrent. Mal. Magnifiquement mal. Hors technique, hors tempo, mais avec un élan vital, un mouvement pur. Autour d'eux, la classe riait, applaudissait, les soucis s'évanouissant. On oubliait.

Mais moi, je regardais ce cirque autrement.

Michel ne faisait jamais rien sans dessein. Il disait que la philosophie, c'était apprendre à voir au-delà des apparences, à transcender les ombres de notre caverne. Chaque cours était une secousse, un tremblement de terre intellectuel. Et ce matin-là, sa secousse portait le nom de Bad Blood. La chanson pop du moment, celle que tout le monde adorait chanter à tue-tête. Les filles surtout. Fort, faux, joyeusement. Moi aussi, je l’adorais, mais en cachette.

Il voulait que nous l’entendions, que nous la ressentions, que nous la comprenions. Cette musique était aussi une parabole, une mise en garde. Elle sous-entendait que les humains pouvaient être des voleurs, des menteurs, des destructeurs. L’univers regorgeait d’illusions, comme ces prisonniers enchaînés dans une caverne. Ils prenaient les ombres pour la réalité, jusqu’au jour où l’un d’eux brisa ses liens, s’aventura hors de l’obscurité, et fut frappé par une lumière éblouissante, défiant toute esquive.

Je croisai le regard de Jules. Il me fixait, moi. Pas la danse. Et dans ses yeux, il y avait une invitation. Une main tendue. Une possibilité. Je pouvais sortir de ma caserne si je le souhaitais.

Je l’imaginai. Une seconde. J’imaginai aussi nos corps proches. Le rythme. Le souffle. Puis je soupirai. Et je laissai l’instant passer.

Michel continuait de danser pour nous réveiller. Pour nous faire rire. Pour nous faire penser. Peu importait que nous sachions danser. Ce qu’il voulait, c’était que nous comprenions les paroles. Et, accessoirement, que nous révisions notre anglais.

Did you have to do this?

I was thinking that you could be trusted

Did you have to ruin

What was shiny? Now it’s all rusted

Did you have to hit me

Where I’m weak? Baby, I couldn’t breathe

And rub it in so deep

Salt in the wound like you’re laughing right at me

La porte s’ouvrit avec fracas, interrompant notre petit monde. Une fille entra, précédée de Clément, un surveillant à l’air las. Elle semblait flotter plus qu’elle ne marchait. Une nouvelle. Sa tenue, sobre, la mettait en valeur. Chaque pli semblait pensé, chaque couleur choisie. Une élégance sans effort, presque aristocratique, qui tranchait avec notre chaos dansant.

— Tout se passe bien ici ? demanda Clément, d’un ton qui trahissait son habituelle désapprobation.

Michel, fidèle à lui-même, ne perdit pas une once de légèreté.

— On célèbre la vie, répondit-il avec un sourire. Tu sais, l’éducation, c’est pas que des manuels. C’est aussi le mouvement, le souffle, la joie…

La nouvelle sourit doucement, ses yeux pétillants d’une chaleur réconfortante. C’était comme si elle comprenait ce que Michel essayait de réaliser. Elle s’avança légèrement, son regard passant de Michel à Emma, avant de se poser sur nous tous.

— Je suis Lyra, annonça-t-elle, sa voix douce mais pleine de confiance. C’est mon premier jour ici et c’est sympa que ce lycée soit aussi… vivant.

Sur ces paroles, Clément referma la porte, de la même manière qu’il l’avait ouverte, désespéré. Et Lyra, belle et élégante, dégageait une maturité rare. Rousse flamboyante, teint laiteux, yeux bleus, elle semblait sortie d’une fiction écossaise. Rien qu’en la voyant, Daël resta bouche bée. Une raison de plus, de croire au bonheur avec un grand B.

Daël était un être d’excès. Quand tout allait mal, il parlait de fin du monde, de tout plaquer, de se suicider. Mais lorsque la lumière perçait les nuages, il devenait l’homme le plus heureux de la planète. Il ne connaissait pas les nuances. Pourtant, la présence de Michel l’aidait à tenir le cap, à croire, encore un peu, aux jours radieux.

La musique continua, en fond sonore, refusant de donner sa place à la banalité.

Did you think we’d be fine?

Still got scars on my back from your knife

So don’t think it’s in the past

These kind of wounds, they last and they last

Now did you think it all through?

All these things will catch up to you

And time can heal, but this won’t

— Vous comptez philosopher en dansant ? lança une voix au fond, avec ce ton mi-blasé, mi-provocateur.

C’était Bastien. Autoproclamé souverain de l’absurde, il portait le regard narquois de ceux qui firent du désenchantement une posture. D’un haussement d’épaules, il balaya l’instant, comme on repoussait une idée trop sincère. Son ton ? Celui de ceux qui ne doutaient jamais, même en ayant tort.

— Sérieusement, qui fait ça ? Personne. Mais bon, après vaut mieux danser que philosopher sur des types morts depuis deux mille ans.

Je ne pouvais pas le contredire. Mon père était tout sauf un professeur classique. Il bousculait les codes, nous emmenant parfois en pleine nature pour une marche philosophique, se glissant dans la peau d’Aristote pendant que nous, ses élèves, devenions ses péripatéticiens d’un jour. Un autre cours, il nous faisait danser sur du Taylor Swift, arguant que le rythme et la liberté de mouvement pouvaient aussi ouvrir l'esprit. Et je savais qu'il nous réservait encore bien d'autres surprises. Sans compter qu'il était devenu le professeur particulier d'Aylan, et je n'avais toujours pas compris comment il avait réussi ce coup de maître.

— Pardon ? demanda Michel, imperturbable.

— Bah oui, reprit ce dernier, un peu moins assuré. Pourquoi elle est obligatoire seulement en terminale, à votre avis ?

Le sourcil de mon père s’arqua, un signe infaillible que la patience commençait à s’effilocher.

— Si tu m’avais écouté au premier cours, tu saurais que la philosophie dérange, parce qu’elle fait réfléchir. Mais bon, j’ai l’impression que tu ne portes pas trop attention... Alors pourquoi avoir pris l’option ?

— C’est moins pénible que l’éco ou les maths renforcées avec Varnelot… répondit Bastien en haussant les épaules.

— Un jour, tu comprendras que la philosophie est l’une des matières les plus importantes à l’école, qu’elle devrait commencer dès la maternelle. Elle te sauvera du confort aveugle et de la bêtise tranquille. Mais pour l’instant, tu n’as pas encore l’âge de saisir la profondeur de cette matière.

La remarque de Michel, frappa Bastien de plein fouet. Son sourire provocant se fissura, laissant place à une expression de gêne et de confusion. Ses joues rougirent, et il détourna le regard, incapable de soutenir celui du professeur. Le silence est écrasant, et Bastien, les épaules rentrées, semble vouloir disparaître sous sa table. Il n'est plus le provocateur, mais juste un élève se sentant complètement ridicule et un peu désorienté par tant de subtilité.

Il n’a pas l’âge ? PTDR on a tous le même âge.

La musique s’estompa, tandis que les applaudissements explosaient dans la salle. Emma, au centre de la scène, rayonnait d’une lumière intense, sa joie illuminant chaque recoin.

— Qu’est-ce qu’elle est ravissante, ma copine, s’exclama Lucas, le ton sincère, applaudissant plus fort que les autres.

Emma, submergée par cette vague d’affection, rougit jusqu’à la racine des cheveux, et cette pudeur ne faisait que renforcer son éclat.

Mais la danse se transforma peu à peu en une réflexion plus profonde.

— Comment les puissants ont-ils pris le dessus ? Sont-ils plus brillants ? Plus séduisants ? demanda-t-il. Non. Ils sont simplement plus méchants. Pour réussir, il faut écraser les autres. Vous triompherez sans gloire, mais vous triompherez.

— En d’autres termes, c’est pas tant une question de personnes, mais de méthodes, conclut Éloi.

Cette pensée me heurta. Et dans un éclair de révolte, je me surpris à rêver d’une manipulation machiavélique. L’idée d’un pacte, d’une seule nuit. Une nuit charnelle et sensuelle avec Jules. Mais ce rêve, je le savais, resterait lettre morte.

— Exactement. On peut donc se poser la question : La fin justifie-t-elle les moyens ?

Jules et Chloé appartenaient à un passé révolu. Leur histoire était marquée par un désir dénué de tendresse et d’égarements mal acceptés. C’était un récit d’orgueil et de blessures à peine cicatrisées. Je n’étais pas certain que leur fin justifiait les moyens, ni si Chloé avait eu raison de tourner Jules en bête de foire lors d’un exposé aussi brillant que cruel. Je ne savais pas non plus si Jules se protégeait en jouant avec les sentiments, prétendant ne jamais tomber amoureux, ou si derrière cela se cachait quelque chose de plus profond. Une chose était sûre, toutefois : cette relation sans attaches s’était muée en un véritable champ de ruines, et il valait mieux déposer les armes.

Le lycée, avec son paradoxe perpétuel, avait ce don étrange de provoquer des rapprochements inattendus. Il dispersait les âmes pour mieux les réassembler autrement. Par exemple, Daël, qui tombait amoureux tous les quatre matins, avait récemment développé une passion ardente pour Lyra, la nouvelle de la semaine. Un coup de foudre instantané. Et voilà qu’il se mettait, lui aussi, à philosopher.

— Le pouvoir est avant tout un jeu de force et de calcul, la violence un outil nécessaire, et les mensonges, un langage courant comme un autre. Inutile de les masquer derrière des principes moraux ou des idées trop belles pour être vraies, expliqua Michel.

— Mais alors, pourquoi défendre un État qui nuit à ceux qu’il est censé protéger ? Si nous tolérons tout pour parvenir à un objectif... comment savoir si cet objectif en vaut vraiment la peine ? Qui détermine ce qui est admissible ou non ? N’est-ce pas Camus qui a soulevé cette interrogation en disant : « La fin justifie les moyens. Mais qu’est-ce qui justifiera la fin ? » demanda Daël.

Michel sourit, imperceptiblement, et Lyra tourna la tête vers Daël avec un mélange de surprise et d’admiration. Elle qui croyait qu’il n’avait que des muscles et des blagues faciles, elle découvrait un garçon capable d’articuler un doute philosophique. Je la comprenais. Moi aussi, j’avais été surpris. Mais je soupçonnais mon père d’être derrière tout ça. Il avait glissé, quelques jours plus tôt, que ses élèves pouvaient venir le voir pour discuter, pour comprendre. Peut-être avait-il glissé une idée ou deux à Daël, histoire de lui donner un coup de pouce. Pour séduire. Pour plaire. Un professeur qui donnait des conseils de drague ? Ça semblait absurde. Mais avec Michel, plus rien n’avait d’étonnant.

Je refermai la porte du casier d’un coup d’avant-bras. Le métal vibra dans le silence du hall déserté. Mon sac pendait sur mon l’épaule. Je sortais de la cantine, le goût fade du repas encore en bouche, et je m’apprêtais à franchir quitter le lycée. Le bitume, la rue, et enfin l’échappée : mon cours de danse au conservatoire.

Soudain, Emma surgit.

Débordante d’une énergie trop vive, elle s’imposa avant même que je puisse souffler. Elle voulait tout savoir Tout. Tout de suite. Qui ? Depuis quand ? Pourquoi ? Ses yeux me scannaient comme si la réponse était écrite sur mon visage.

Elle se mit à crier, là, dans le couloir, comme si hausser la voix pouvait forcer mes secrets à sortir. J’étais cerné : mon père qui foutait le bordel, voilà Emma qui m’assaillait d’un interrogatoire.

— Je veux pas en parler. De toute façon, le mec en a rien à faire, alors…

— Le mec ?

Quelle bourde ! Est-ce que je venais vraiment de dire ça ? À voix haute ? Oh mon dieu !

Je me taillai.

Oui, je pris mes jambes à mon cou. Comme un gosse. Mais j’étais trop trouillard. De ça. De sa réaction, de leurs réactions. De ce que ça signifiait.

Je fus à la danse. C’était mercredi. Et comme tous les mercredis après-midi, je m’évadais. Me perdre dans un autre corps que le mien. Un corps qui n’avait pas de père en prof de philo, pas de Jules en chute libre, pas d’Emma qui savait trop de choses. Juste le mouvement. Juste la musique. Juste moi.

Pantalon de survêtement noir, maillot gris, baskets souples. Mon armure de sport. Je me plaçai au fond de la salle, dos au miroir, comme si je pouvais me cacher dans ma propre ombre. Je fermai les yeux. J’attendis que la musique me prenne.

Et puis, ça commença.

Les premières notes s’élevèrent, graves et intimistes, comme des pas feutrés dans une ruelle déserte. Les percussions, franches et régulières, s’imposaient guidant le corps plutôt qu’elles ne l’ordonnaient. Alors, je commençai à bouger. D’abord les épaules, puis le dos, les bras.

Les pas s’enchainèrent, fusionnait au rythme pulsant de mon cœur. C’était une danse d’exutoire, un ballet de libération qui dissipait mes angoisses, dissolvait mes doutes, et éloignait les ombres qui s’accrochaient à moi. J’étais devenu le maître de mes émotions.

Parce que danser, ce n’était pas se montrer. C’était s’effacer, se fondre dans le mouvement, devenir autre, plus fluide, plus léger, sans nom, sans peur. Quand je dansais, je n’étais plus le fils de Michel. Je n’étais plus celui qui fuyait les mots, qui taisait ses désirs, qui craignait les regards. Je n’étais plus le garçon qui « aimait les garçons ».

J’étais le silence.

J’étais le battement.

J’étais le rythme.

J’étais libre.

Chaque mouvement, chaque tour ménageait une conversation muette avec mon partenaire imaginaire. Mon corps pliait et glissait avec la précision d’une valse bien exécutée. Je me tordais, m’échappais, revenais. Pendant quelques minutes, le monde se taisait. Plus de père, plus de Jules, plus d’Emma. Juste moi, face au vide. Et ce vide-là ne posait pas de questions.

À la fin, trempé de sueur, les muscles brûlants, j’étais vidé. Une fatigue dense, comme une purification intérieure, chaque fibre de mon être ayant été pressée jusqu’à l’oubli. Je me laissai glisser contre le mur, le dos en feu, mais le cœur apaisé.

***

Depuis une heure, j’essayais de m’en sortir avec ces formules, ces identités remarquables, ces putains de théorèmes qui semblaient n’avoir aucune utilité dans ma vie. Mes yeux glissaient sur les lignes du cahier, mais rien ne s’imprégnait dans ma tête. Mon cerveau avait pris l'avion. À bout de nerfs, j’envoyai le cahier valser, le faisant choir lourdement sur le bois du bureau, signe éclatant de ma frustration.

À côté de moi, Jules tentait de m’expliquer. Et à l’écouter, tout avait l’air si simple, si évident. Mais moi, je n’avais qu’une seule sensation : celle d’être complètement débile.

— Il veut juste faire chier ton père, hein, souffla-t-il. Tu n'es pas plu nul qu'avant. Moi aussi, il me saquent sans raison. Il est pas objectif, ce mec.

Ce prof de maths ne m'avait jamais vraiment apprécié, mais l'arrivée de mon père avait transformé leur animosité en un véritable acharnement sur moi. Je révisais donc à m'en rendre malade, juste pour éviter la chute libre.

Je tournai la tête vers Jules, cherchant du réconfort dans son regard. Sans vraiment choisir mes mots, je laissai échapper ce qui me tourmentait.

— Je le sais, mais c’est dégueulasse. En plus, mon père s’en bat les reins. Tu sais qu’il n’est toujours pas allé voir Alix ni Camille ? Ça me rend malade qu’il dise vouloir rabibocher les choses mais qu’il ne bouge pas. Camille se dit qu’il n’a pas de père, tu vois ?

— Ouais… Mais pour Alix, c’est différent. Elle est tellement furax contre lui que je sais pas si ce serait une bonne idée qu’il vienne lui parler. Peut-être qu’il évite le clash.

Je me redressai sur un coude, agité.

— Mais au moins, il montrerait sa motivation ! Là, on dirait qu’il s’en fout complètement. Il est là, à faire son cinéma au lycée, avec ses cours de philo qui illuminent les élèves, à donner des conseils de drague aux autres… mais il ne vient pas voir ses propres gosses. Il a un fils de huit ans qui ne le connaît ni d’Adam ni d’Ève, et ça lui fait ni chaud ni froid.

Un nœud dur se forma dans ma gorge, un cri rentré que je dus ravaler. C’était comme si chaque mot que je prononçais pesait une tonne.

Jules ferma son cahier de mathématiques, abandonnant cette leçon sur les identités remarquables. Il se rapprocha, et son regard, plein d’intensité, semblait chercher à m’atteindre d’une manière qu’aucune formule ne pourrait jamais expliquer. Il avait ce don de repérer ce qu’on taisait depuis trop longtemps, de percevoir mes silences mieux que quiconque.

Je détournai les yeux, à la limite de craquer. Je voulais m’accrocher à cette colère, mais la tristesse menaçait de tout emporter.

Sans réfléchir, je fis valser mon cahier à l’autre bout de la chambre. Il vola, effectuant une pirouette désordonnée avant de s’écraser au sol, les pages éparpillées.

À ce stade, nous entendîmes la porte d’entrée se fermer avec force, un bruit familier qui me tira immédiatement de ma colère. J’eus un battement de cœur loupé. Nous n’attendions personne. Des pas résonnaient dans l’entrée, dans les escaliers.

Elle s’arrêta dans l’embrasure de la porte de la chambre, les traits tirés, le manteau encore sur le dos, n’ayant pas pris le temps de le déposer dans l’entrée. Elle était sûrement pressée de monter ici. Cela faisait plusieurs semaines que je ne l’avais pas vue. Pas un week-end, pas une escale, juste des appels banals où sa voix se noyait dans les bruits d’aéroport ou les annonces d’embarquement. Le temps avait filé. Elle volait d’un continent à l’autre, de nuit en nuit, entre les fuseaux horaires et les retards imprévus. Et nous, on restait là, sur le quai des jours, à l’attendre sans trop y croire.

— Maman ? Je croyais que tu ne revenais que vendredi.

— J’ai eu ta grand-mère au téléphone, répondit-elle. Et j’ai réussi à me faire remplacer sur le vol retour de Malaga. J’ai pris le taxi depuis Charleroi. Elle m’a parlé. De lui. De ton père.

Je hochai la tête, tandis que Jules observa la scène, silencieux. Il n’y avait rien à dire de plus.

— Allez, viens me faire un gros gâté ! dit ma mère avec un sourire chaleureux.

Je me levai, un peu gêné. Son étreinte sentait l’air conditionné, le café en gobelet, et cette fatigue que les avions déposent dans les os.

— Comment vous gérez… son retour ? demanda-t-elle quand je relâchai ses bras.

Elle en fit de même avec Jules, le serrant dans ses bras comme un troisième fils.

— Alix refuse de le voir. Et Camille… ne sait pas encore qui il est.

— Et toi ? me demanda-t-elle, plus bas.

— C’est mon prof, réponds-je, les mots coincés.

— Je sais ça mais…, hésita-t-elle.

— Rien de plus, la coupai-je, un peu plus sec que je ne l’aurais voulu. Il ne fait rien pour que ce soit plus que mon prof.

Ce n’était pas contre elle. Je respectais ma mère plus que tout, mais cette histoire de père me mettait dans tous mes états.

— Il n’a pas changé, quoi. Je parie même qu’il doit se taper toutes vos enseignantes au lycée !

Elina, ma mère, lança cette phrase avec un sourire malicieux. Elle pouvait être très sournoise quand il s’agissait de lui. Bien qu’elle ait tourné la page depuis longtemps, elle ne se gênait jamais pour le tacler. En même temps, avec tout ce qu’elle avait enduré, elle avait raison. Il était comme ça, un électron libre, à s’entrelacer avec les femmes de son entourage, toujours à la recherche de nouvelles connexions, mais jamais stable.

— En parlant de ça, je crois qu’il couche avec notre C.P.E., dit Jules, le ton léger.

Je me figeai.

— Quoi ?

Il adorait les femmes, alors même s’il couchait avec la C.P.E., je pouvais parier que ça ne durerait pas. Il était comme ça, tellement instable et compliqué que je ne pouvais pas le comprendre. Il avait cette capacité à rendre même les choses les plus absurdes possibles. Il n’était pas fait pour se poser, il se contentait d’une aventure de passage, d’une distraction. C’était une forme de chaos chez lui.

— Je les ai surpris dans les toilettes du bâtiment E.

J’eus un haut-le-cœur.

— Putain c’est pas possible mais il cherche quoi ? À me foutre la honte ?

Ce qui m’emmerdait, c’était que c’était mon père. Alors même s’il s’en foutait, si quelqu’un de l’équipe de l’école le surprenait à faire je ne sais quoi à je ne sais qui... Il pouvait bien s’envoyer en l’air avec la CPE ou n’importe qui d’autre, mais qu’il le fasse discrètement. Ce n’était pas difficile, bordel. Personne n’était obligé de connaître ses ébats. Nous n’étions pas dans une putain de téléréalité. Sa vie privée, il pouvait la garder privée. Ne pas la faire éclabousser sur mes pompes.

— Enfin c’est ton père quoi ! S’il vous plaît mes chéris. Ne devenez jamais comme lui !

— Ça ne risque pas, rétorquai-je dégouté.

Jules eut un rictus car il commençait à lui ressembler un peu. L’aisance, le rire facile, le regard qui accrochait. Sauf que Jules avait quinze ans, pas quarante-cinq, et qu’il avait encore le temps de comprendre qu’on pouvait aimer autrement, être libre autrement.

— Il doit sûrement avoir Tinder, rigola Jules. Et Facebook !

— Comment veux-tu qu’il ait Facebook s’il n’a pas d’amis ?

J’avais lancé ça sans réfléchir, mais c’était une telle évidence. Mon père n’avait besoin de personne. Il préférait la solitude, à toute forme de compagnie. L’idée même d’avoir un fil d’actualité à consulter lui semblait absurde. Lui, c’était la philosophie, la solitude… et les femmes. Sa sainte trinité.

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