Chapitre 6

Jules

Chloé, d’un pied sur l’autre, frôlait la nervosité tandis qu’elle me fixait. Ses yeux irradiaient cette foi aveugle que l’on réservait aux grandes chimères. L’amour, ce mensonge universel, celui qui insufflait la conviction qu’une relation pouvait sauver, réparer et transcender. L’archétype même du fantasme romantique, une illusion que j’avais apprise à détester.

Je l’observais, avachi sur le banc glacé de la cour, blasé d'avance, le portail du lycée, grand ouvert, juste en face de nous.

Chloé… Toujours Chloé. Le genre de fille qui possédait cette manie d’adhérer à un scénario préétabli, où les personnages, défiant toute absurdité, persistaient à lutter pour un amour qui n’existait que dans les pages d'un roman à l'eau de rose. C'était vrai, elle était canon, toujours tirée à quatre épingles, même dans le froid : un long manteau en laine, bien ajusté, ses cheveux bruns et soyeux retombant sur ses épaules. En revanche, parfois, elle était beaucoup trop naïve, comme si tout était une comédie romantique.

Le grand amour ? Une hallucination collective. J’étais à l’abri de cette folie.

« Il faut porter en soi un chaos pour accoucher d’une étoile dansante. »

Pour ma part, je n’avais aucune étoile dansante à accoucher. Aucun idéal à poursuivre. Aucune illusion. J’étais libre. Libre de tout. Libre d’aimer comme on aimait un mirage, ou de ne rien aimer du tout.

Nul besoin de partenaire ; l’amour n’était pas mon affaire. Mon esprit était aussi libre que l’air.

Cependant, elle persistait, obsédée par son scénario de mes deux.

— Je t’aime, souffla-t-elle, sa voix fragile, empreinte d’une dernière lueur d’espoir.

Putain. Combien de fois avons-nous déjà eu cette conversation ? C'est une farce répétée, elle est complètement déconnectée de la réalité.

Ses pupilles fouillaient les miennes, avides d’une réponse. Elle ne percevait pas, ne comprenait pas. Elle désirait croire à un dénouement heureux, mais je n’étais pas celui qu’elle attendait. Je n’étais pas son sauveur. Dans sa tête, je représentais ce cliché ambulant : le mec distant qui, en dépit des apparences et à force de persévérance, succombait à la fin de la romance.

Quelle idiotie !

Non, je n’étais pas un de ces personnages. Moi, j’étais immunisé. Zéro risque de basculer dans cet univers cucul, rempli d'amoureux transis. Elle pouvait toujours rêver ! J'étais hors d'atteinte.

Je pris une grande inspiration.

— Merci, murmurai-je, le regard détourné.

Ouais, ce fut froid. Mais elle n’entendait pas ce que je lui disais. Elle voulait une vérité qui correspondait à son récit. Elle évoluait dans un monde imaginaire. Je n’en pouvais plus.

Besoin d’une clope. De me tirer de là. Et vite !

Alors, je pris la tangente, direction la sortie, cigarette coincée entre les doigts, l’envie de nicotine tapie en embuscade.

Elle me suivait, nerveuse. Elle n’avait pas saisi que l’amour était un acte de soumission, que c’était la liberté qui m’animait. Chloé n’était qu’un mirage parmi d’autres. Une illusion parmi mille.

« La plus grande des folies, c’est de sacrifier sa santé, son bien-être et sa liberté pour une illusion. »

Et je n’étais pas prêt à payer le prix.

Cigarette clouée au buc, je sortis le briquet pour l’allumer. Elle se rapprocha, une fois encore.

— On se retrouve après les cours, hein ? lança-t-elle, pleine de cette attente naïve qui me dérangeait.

— Je dois aller voir ma grand-mère.

— Après ? insista-t-elle. Tu pourrais venir chez moi… plus tard ?

Inspire. Expire. Inspire. Expire.

Je me forçai à demeurer calme. Elle commençait à me gonfler. Je passai une main dans mes cheveux.

— Chloé, on est bien comme ça, non ? l’attaquai-je, d’une voix glaciale, mais c’était la seule vérité valable.

Je ne comptais pas m’enchaîner à des normes ou à des fantasmes. L’amour n’était qu’une faiblesse qu’il fallait fuir.

— Mais… tu m’as dit que… balbutia-t-elle.

— Je ne t’ai rien dit du tout ! Alors arrête de te faire des films ! C’est toi qui as imaginé je ne sais quoi ; nous ne sommes pas dans l’une de tes séries états-uniennes.

Son monde imaginaire allait finir par la tuer.

Je la vis pâlir, se décomposer sous l’impact de mes propos. Sa vision du monde, aussi fragile que du verre, s’effritait. Elle éclata en sanglots. Bon débarras. Je n’éprouvai aucun remords. Peut-être était-ce cruel, mais dans un monde où tout n’était que phénomènes et illusions, je ne pouvais pas feindre.

L’illusion brisée, elle s’éloigna, dévastée, les joues ravagées. Elle devait se confronter à la réalité, telle qu’elle était.

J’étais libre, affranchi des chaînes des idéaux et des faux-semblants. Pourtant, en cet instant de solitude, je me demandais si je n’étais pas, en fin de compte, aussi un salaud. Peut-être. Mais un salaud honnête, un mec qui ne souhaitait que s’amuser, sans attaches, sans amour.

Je pris une dernière bouffée de cigarette, le regard dans le vide, un peu vidé ; l’instant avait englouti toute la force que je croyais posséder. Fin de l’histoire ? Pas vraiment, elle n’avait jamais commencé. Et c’était indiscutable : le générique était tombé. Elle avait cru à cette romance qu’elle s’était inventée. Et elle s’était plantée.

Or, une histoire ne mourait jamais vraiment sans point final. Le mien jaillit en plein exposé d’éducation morale. Chloé fut la dernière à se lever, étrangement muette depuis le début, elle qui d’ordinaire bavardait sans répit. Elle traîna ses pas jusqu’au tableau, l’hésitation visible dans chaque mouvement, son visage figé par une froideur inattendue. Un regard, bref comme un éclair, se posa sur moi, puis s’en détourna. Et c’était lorsqu’elle attaqua son exposé que j’aurais vraiment dû le pressentir.

— J’ai choisi de traiter de la manipulation affective dans les relations amoureuses pour clore le thème des relations sociales.

Intéressant ! Mais quel sujet, pour terminer le thème, c'est déprimant ! Comme si les relations entre humains étaient une chose néfaste.

Parlait-elle en connaissance de cause ? Cela en avait tout l’air, à voir comment elle parcourut la salle d’un regard furtif, évitant les visages, comme si la confrontation directe risquait de trahir une vulnérabilité notoire. Ses pieds, ancrés au sol, semblaient puiser une force ancestrale. D’un mouvement discret, elle ajusta la manche de son pull, révélant une détermination silencieuse qui contrastait étrangement avec sa nervosité.

— D’un point de vue psychologique, cette manipulation peut entraîner des conséquences profondes sur la santé mentale de la victime. Elle est souvent subtile, invisible au début, mais ses effets sont durables. Elle se manifeste par une série de comportements ignobles, tels que la dévalorisation constante, l'isolement de l'entourage ou encore l'alternance de marques d'affection et de phases de rejet, créant une confusion et une dépendance émotionnelle.

J’étais complètement absorbé, mon attention fixée sur ses dires. Pour cet exercice, chacun de nous avait choisi un thème qui nous touchait, de près ou de loin. Par exemple, Emma avait choisi d’explorer comment les premières relations amoureuses chez les adolescents se construisaient et évoluaient, en abordant la complexité de l’idéalisation des sentiments face à la réalité, tout en insistant sur l’importance du consentement et du respect mutuel. Théo s’était penché sur les liens familiaux, scrutant la dynamique des fratries et des relations intergénérationnelles avec les grands-parents. Moi, j'avais plongé dans la complication de l’amitié. J’avais mis à nu comment confiance et loyauté érigeaient la coopération, des amis qui étaient devenus des frères, aux simples connaissances. J’avais exploré les asymétries de perception, les décalages où les estimations mutuelles divergeaient, étendant mon délire aux inconnus, cherchant le secret de la cohésion sociale.

En conclusion, nous avions tous possédé nos sujets, nous les avions animés par l’envie de transcender. C'était une note facile. Mais Chloé ? Avait-elle, elle aussi, choisi un thème qui lui était personnel ? Pour mieux le maîtriser ? Si tel était le cas, alors pourquoi ce thème-là ? Son regard se posa de nouveau sur moi un instant, puis s’en détourna, comme si elle s’assurait que j’écoutais avant d’enchaîner. Ce regard, si fugace, suffit à semer le doute en moi.

Elle me cherche ou quoi ?

— Attention, je ne parle pas de simples malentendus. Je parle de ceux qui séduisent, manipulent et laissent derrière eux de faux espoirs. Ceux qui orchestrent minutieusement une façade de charme et de prévenance, avant de révéler une indifférence brutale, sapant ainsi la confiance et la dignité de sa proie.

Je commençai à flipper.

Elle parle de moi, non ? Elle m'a dit qu'elle m'aimait, et après, elle s'est tirée. Elle croit que je l'ai manipulée ?

Putain Jules, arrête de psychoter, tu n’es pas le centre du monde, bordel !

Quand je revoyais la scène de l’autre jour ou que je remarquais son incapacité à me regarder, je ne pouvais pas m’en empêcher, surtout quand ses doigts s’agitaient nerveusement avec ses fiches. Après, elle avait peut-être l’habitude de dévoiler ses sentiments au premier venu. N'empêche que j'avais la boule au ventre.

Elle avait tout de même parlé de séduction et j’aimais plaire.

Oui enfin ce n'est pas ma faute si je suis un aimant à... enfin si je plais à tout le monde.

— Ils créent des liens pour mieux les briser. L’amour devient alors une arme. Dans Les Liaisons Dangereuses, la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont incarnent parfaitement cette dynamique. Des personnages qui utilisent l'attachement émotionnel comme un levier pour exercer leur pouvoir, dénués de toute empathie véritable.

Les Liaisons dangereuses ? Valmont ? À mon avis, il n'y avait plus de place au doute, Chloé me visa, elle traça mon portrait : manipulateur élégant, salaud poli, … Le cliché parfait et incarné. La Marquise de Merteuil me drapait déjà dans le costume funeste du Vicomte de Valmont. Je pouvais en mettre ma main à couper. 

Oui, avec une vengeance pareille, elle ne peut pas être Madame de Tourvel, elle est aussi manipulatrice et calculatrice que La Marquise de Merteuil.

J’étais désigné du doigt sans être nommé, rangé dans un rôle que je n’avais jamais réclamé. Son discours, tressé de gestes fébriles et de phrases trop fines, brouilla chaque piste. Car oui, Chloé n’avait partagé que sa version, celle qu’elle avait arrangée et désormais, elle en faisait un exposé. J’avais toujours été franc, mais cela ne comptait plus. Dans sa voix, chaque nuance s’était déformée, chaque intention retournée contre moi. Aimer plaire ? Oui. Mais cela ne faisait pas de moi un bourreau, je ne manipulais personne.

Autour de moi, l’air frémissait. Mes amis commençaient à saisir l’ampleur du drame. Théo, à mes côtés, avait compris. Il était le seul à connaître l’histoire complète. Les autres ne semblaient pas encore tout saisir mais au vu du froncement de sourcils de Lucas et de l’expression sur le visage d’Emma, ce serait sûrement pour bientôt.

Je sentis le basculement. L’intuition tenace : tout était déjà joué. Le sort scellé. Le récit était trop bien construit, et moi, trop parfaitement moulé dans le rôle qu’elle avait écrit. Je n’étais plus qu’une ombre, celle du Vicomte dans son drame, à la merci totale de sa Marquise. Un sentiment d’impuissance m’envahit. D’injustice aussi.

— La manipulation affective est un mécanisme de contrôle, d’abord difficile à percevoir, mais qui devient de plus en plus évident. Elle s'immisce dans l'esprit de la victime, la poussant à douter de sa propre perception, de sa valeur, et à tolérer l'intolérable. Elle érode progressivement l'estime de soi, transformant la personne en une marionnette obéissante.

Je la scrutai, traquant le moindre signe, le plus infime frémissement d’hésitation. Jamais je n’aurais imaginé qu’elle irait aussi loin. Il fallait être stupide pour ne pas comprendre qu’elle s’adressait à moi. Stupide ou ignorant. J’aurais préféré être les deux en même temps cela dit plutôt que d'avoir cette étiquette collée devant eux tous. Pourquoi me crucifiait-elle ?

Putain, on est ados, t’en verras d’autres ! Tourne la page bon sang !

Son orgueil de femme blessée était visible à des kilomètres. Elle ne supportait juste pas qu'un mec l'ait envoyée balader. 

Elle lisait désormais d’une voix glaciale parfaitement maîtrisée, creusant un sillon là où je croyais le terrain stable. Ses yeux rencontrèrent les miens : deux éclats d’acier et opaques. Mon rythme cardiaque s’accéléra, un écrasement rampant et familier s’insinua sous ma peau, colonisant mes muscles, prêt à exploser. J'étais à deux doigts de péter un câble.

Ouais, c’est moi dans son panier !

J’espérais au moins qu’elle aurait la moyenne ; se servir de moi lui serait au moins utile ainsi. Je me cramponnai à cette maigre pensée, une tentative désespérée de garder un semblant de dignité.

— Les psychologues évoquent souvent ces hommes comme étant des « pervers narcissique ». En bref, ils cherchent à dominer et à se valoriser aux dépens des autres. Par contre, ce terme n’est pas un diagnostic officiel. Cela signifie qu’un professionnel de la santé mentale ne posera jamais un diagnostic formel de « perversion narcissique » à un patient. Cependant, les traits et comportements associés à ce profil sont bien réels et dévastateurs. Nous observons un besoin excessif d'admiration, un manque d'empathie, et une tendance à exploiter autrui pour son propre bénéfice.

Ahahah pervers narcissique maintenant !

Je savais ce que cela impliquait. Elle mélangeait le faux avec le vrai. Une carapace, oui, une forteresse, aussi. Mais pas par force, plutôt par une étrange maladresse à affronter ce qui me rongeait : mes propres souffrances, mes angoisses qui parfois me vrillaient l’estomac, ces conflits internes qui tourbillonnaient et me laissaient perplexe. Chloé disait que les pervers narcissiques expulsaient, projetaient leur noirceur. Pourtant, je ne cherchais pas à la vider sur elle. J’essayais, tant bien que mal, de la comprendre, de la contenir, même si mes tentatives étaient parfois désastreuses. Je me sentais incompris, trahi par une image qu’elle dépeignait de moi.

— On attribue ce profil à Paul-Claude Racamier qui le définit comme une personnalité qui exploite les émotions des autres. Il aurait un besoin constant d’admiration et se nourrirait de la dépendance émotionnelle de ses victimes, poursuivit-elle, repoussant une mèche rebelle derrière son oreille, avant de poursuivre son massacre avec la même intention. Les manipulateurs narcissiques excellent dans l'art de capter l'attention, de se présenter sous leur meilleur jour, avant d'asservir ceux qui tombent sous leur charme, les vidant de leur substance émotionnelle. Ils tissent une toile d'araignée dont il est difficile de s'échapper.

Elle insinuait que je me mettais en avant, de façon grandiose, écrasant les autres pour me sentir au centre du monde. C’était vrai, j’étais populaire et j’aimais me montrer. Mais cette visibilité n’était pas une mise en scène écrasante. C’était plus une soif de prouver ma valeur, sans doute lié à de vieilles blessures, une fragilité que je masquais du mieux que je pouvais. Sa description me blessait, car elle ignorait la complexité de mes propres batailles.

— C’est un cercle vicieux où la personne manipulée finit par sombrer, croyant être aimée, alors qu’elle n’était qu’un pion sur l’échiquier d’une jouissance malsaine. Une forme de vampirisme émotionnel où l'autre n'est qu'un objet, un moyen, jamais une fin en soi. Les conséquences vont de l'anxiété chronique à la dépression, en passant par une perte totale de l'identité.

Je priai pour qu'elle ne pense pas à moi parce que la seule « jouissance » que je connaissais était un bref moment de soulagement, une trêve quand l’anxiété me lâchait un peu, ou le bonheur simple de partager un instant.

— Cette manipulation affective ne laisse pas que des cicatrices psychologiques. Elle imprime des marques profondes sur la santé mentale des victimes. Un phénomène que les psychologues nomment le « syndrome de Stockholm ». La victime, après une période de souffrance, développe une forme d'attachement paradoxal à son bourreau, confondant la survie avec l'amour, l'emprise avec la sécurité. Elle finit par idéaliser celui qui la malmène, incapable de rompre le lien toxique.

Si elle ne voulait pas me tuer, avec ses iris, peut-être que je ne me sentirais pas si blessé face à sa comparaison.

Ici, elle était grotesque. Je sentis mes poings se refermer sous la table. Mon regard brûla, rivé sur elle. Théo, sans un mot, glissa sa main contre la mienne, un contact discret mais ferme. Je n’avais aucun moyen de me défendre, ni de me venger. Pas ici. Pas maintenant. Je ne comptais même jamais le faire. Pourquoi ? Parce que c'était le meilleur moyen de lui donner raison.

Autour de moi, mes amis avaient désormais tous bien saisi la situation. Leurs regards glissèrent vers moi, pleins d’inquiétude. Et la classe commençait seulement à prêter une oreille différente, à capter les nuances d’un récit qui dépassait le cadre d’un simple exposé. Tandis que Madame Blanchard, la professeure d'E.M.C., hypnotisée, ne perdait pas une miette du discours de Chloé.

— La victime atteinte du syndrome de Stockholm finit ensuite par croire que cet homme l’aime, alors qu’il s’agit d’un mirage, une illusion savamment orchestrée. La victime se sent redevable, culpabilise, et finit par défendre son propre bourreau, perdant toute notion de sa propre individualité. C'est une aliénation progressive, une perte de soi au profit de l'autre.

Elle marqua une pause, un sourire effronté ourlant le coin de ses lèvres pendant que les premiers signes d’une compréhension émergèrent : des bouches entrouvertes, des mains couvrant des lèvres sidérées, des yeux écarquillés par la stupéfaction, naviguant entre elle et moi, troublés, déconcertés. Peu à peu, chacun comprenait son petit manège.

Chloé venait de trop en dire. Ce n’était plus un simple devoir : c’était un règlement de comptes.

— Cela engendre une confusion profonde entre l’amour et la dépendance. La victime perd ses repères, son jugement vacille, et elle en vient à voir le manipulateur sous un jour favorable, alors qu’elle souffre en réalité. Ses pensées sont altérées, ses émotions détournées, et elle se retrouve prisonnière d'une toile tissée de mensonges et de promesses non tenues. Elle confond l'attention avec l'amour, la domination avec la passion, et se noie dans l'illusion.

Elle affirmait que ma séduction était une pièce que j’utilisais pour installer une emprise, assujettir. C’était vrai, je séduisais et je brouillais les limites pour obtenir ce que je voulais. Mais tout le monde savait comment j'étais. Je séduisais mais je ne souhaitais pas qu'elle ne pense plus par elle-même, bien au contraire. La seule chose que je refusais, catégoriquement, c’était de m’engager dans une relation sérieuse.

Elle veut quoi ? Se caser et avoir des gosses ? Bah ça ne risque pas d’arriver !

— Un autre aspect de la manipulation, c’est le « renforcement intermittent ». En psychologie comportementale, ça signifie que la personne manipulée reçoit par moments des gestes tendres, des miettes d'affection qui maintiennent l'espoir, comme une addiction. C'est une roulette russe émotionnelle, où chaque petite attention est une victoire, renforçant l'attachement à celui qui les distribue au compte-gouttes.

Des ricanements éclatèrent, étouffés mais vibrants, serpentant entre les rangées. Et Chloé venait d’offrir l’acte final, à découvert, sans filet.

Seule Madame Blanchard, imperturbable dans sa candeur, demeurait aveugle à l’évidence. Elle prenait encore ce théâtre pour un exercice pédagogique, un exemple brillant d’analyse critique. L’humiliation publique commençait à se dessiner.

— Sauf que ces instants sont irréguliers, imprévisibles. Cette instabilité, ce jeu de chaud et de froid, renforce la dépendance émotionnelle. C’est comme un pari : on croit que la récompense va tomber, mais on ignore quand. Alors on attend, on espère et on se fait des films, comme le disent certains. C'est le principe même de l'addiction : l'attente de la prochaine dose, peu importe la conséquence.

Les ricanements se transformèrent en éclats plus francs. J’étais devenu le bouffon. Le clou du spectacle. Observé, disséqué, avalé des yeux par une classe entière, ivre d’une curiosité malsaine. J'en étais à bout.

Qu’elle en finisse, qu’elle se taise !

— La liberté, c’est de ne pas se laisser enfermer dans les attentes des autres. Mais à force de rester là, dans sa routine, à attendre que tout vienne, on se prive de cette liberté. La véritable liberté réside dans la capacité à se définir soi-même, à ne pas se soumettre aux désirs ou aux caprices d'autrui. Se complaire dans l'attente, c'est choisir la soumission.

Une amère ironie me saisit. Elle parlait de liberté alors qu’elle m’enfermait dans un rôle qu’elle avait inventé.

Quelle belle vengeance ! T'es juste une putain de rageuse, t'as le seum d'avoir lu, ou regarder trop de contes de fées.

J'essayai comme je pouvais de relativiser. Elle aurait pu me faire croire qu'elle était en cloque ou me faire directement passer pour une merde, me faire vivre un cauchemar en ruinant tous mes coups. Alors si ce sketch était sa seule vengeance, je pouvais m'en contenter.

— Ce besoin de se protéger en refusant de s’engager, en se réfugiant dans une posture d’indifférence et en couchant avec la première venue fière d'être le Don Juan, ne devient qu'une illusion. En réalité, il n’y a pas de liberté dans cette passivité, seulement un renoncement à se confronter aux faiblesses et aux peurs. La vraie force réside dans la capacité à affronter l'inconnu, à accepter la vulnérabilité, plutôt que de se cacher derrière un masque d'invulnérabilité. C'est en osant que l'on se construit, pas en fuyant.

Et tu crois que c'est quoi le pire, à ton avis ? Refuser de s'engager ou avoir des illusions avec un type qui ne veut pas de toi ? C'est triste d'aimer quelqu'un qui ne t'aime pas en retour, non ?

Et puis de toute façon, elle parlait comme si nous avions trente-cinq ans et un parcours qui fallait tracer à tout prix, au risque de rater notre vie.

Du calme ! On a encore le temps !

— Ceux qui fuient, ceux qui ne se risquent pas, finissent par devenir les esclaves des autres. On croit se protéger, mais en se cachant derrière l’indifférence, on laisse les autres prendre le contrôle de l’histoire. C’est tellement plus facile de ne de se dissimuler derrière un masque de désintérêt, plutôt que d’oser s’engager. L'engagement, c'est aussi prendre le risque d'être blessé, une épreuve que les faibles évitent à tout prix, se condamnant à une existence stérile.

La rage brûla toujours en moi, mais elle perdit de sa densité, se dissolvait lentement, remplacée par un détachement, une fatigue. Je ne fus plus en colère, elle m’échappa désormais. Hors d’atteinte. Je ne ressentis plus rien, seulement du mépris.

Elle est pathétique.

— Voilà pourquoi, conclut-elle, empreinte d’une ferme conviction, il faut impérativement reconnaître les signes de manipulation. Comprendre notre propre valeur, connaître nos besoins émotionnels. L’amour ne doit jamais être une transaction, ni un moyen pour obtenir ce que l’on veut. Le véritable amour repose sur le respect, l’égalité, la compréhension. Une relation saine ne doit jamais nous réduire à l’état d’objet. L’amour est un échange authentique où chacun peut s’épanouir sans s’effondrer.

Elle regagna enfin sa place, sous les fous rires et le tonnerre d’applaudissements de la classe. Un frisson d’hostilité m’envahit. 

Si elle ne sait pas quoi faire de sa vie, elle peut être scénariste, elle en a à revendre. 

Je n’aurais pu que l’applaudir pour le choix du thème, pour la maîtrise du ton, pour l’audace de sa prestation. Mais son discours résonnait encore, comme l’écho du vent magistral que je lui avais mis.

Je ne réagis pas. Rien.

À la fois indigné et vidé, j’eus l’impression d’être un bouc émissaire, déshumanisé, rabaissé à une simple ordure.

Une seule certitude me hantait : ce qu’elle avait fait ne méritait aucun pardon. Certaines choses étaient irréversibles. Ce qu’elle avait osé… c’était au-delà de ce que je pouvais accepter. Rien ne justifiait son acte. Il n’y eut plus de place pour elle dans ma vie.

Plus de camarade. Plus de Chloé.

Elle pouvait rayer mon nom à jamais.

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Véritaserum
Posté le 14/07/2025
Je trouve que tu allée... Trop loin.

La vengeance de Chloé me semble trop poussée, trop superficielle pour une personne qui a quand même l'air un minimum mature. Tu la présente vraiment comme quelqu'un d'ultracrépidarianiste, qui parle trop pour ne rien dire.

Quand à Jules, je trouve qu'il surréagit vraiment trop à sa provocation.

Bref en résumé un bon chapitre, mais où d'après moi, tu as trop poussé le bouchon.
Sarabistouille
Posté le 20/07/2025
Bonjour,

Merci pour ton retour. J'ai hésité avant de poster ce chapitre car contrairement aux précédents, celui-ci est à faire entièrement et de fond en comble. Je le sais mais il est beaucoup plus dur à écrire.

Merci pour ta franchise en tout cas.
Vous lisez