Une poigne brutale me happa en arrière, brisant mon élan vers les flots glacés. Mon corps bascula et s’écrasa sur les planches du pont, le souffle coupé. Dans ma chute, j’avais entraîné avec moi celui qui avait contrarié mon projet. Nous roulâmes ensemble, et je me retrouvai sur le dos, écrasé par sa présence. Son visage était suspendu si près du mien que nos souffles se mêlèrent.
Ce que je vis d’abord furent ses yeux : un gris si clair qu’il semblait vouloir se dissoudre dans la sclère. Puis vinrent ses cheveux, noirs et indociles, qui retombaient en mèches désordonnées, masquant par instants le ciel chargé de nuages au-dessus de nous.
— Qui es-tu ? murmurai-je.
Le jeune homme fronça les sourcils et approcha encore son visage du mien. À cette proximité, je remarquai la subtile contraction de ses pupilles, un regard concentré et froid qui me scrutait sans concession.
— « Qui je suis ? » répéta-t-il avec une ironie douce. Charmant. Certainement pas ton fossoyeur, puisque tu respires encore. Je t’arrache à la noyade et voilà que tu réclames une présentation comme à un bal.
Je tentai de le repousser, mais il était trop lourd ; la vigueur des travaux de la campagne ne suffisait pas face à sa masse.
— Ôte-toi de là, ordonnai-je.
— Si je me relève, tu promets de ne pas replonger dans le fleuve ? me demanda-t-il d’un ton presque contrit. Je te préviens, je ne sais pas nager.
— Je n’ai rien à promettre à un inconnu, crachai-je.
Il écarquilla les yeux un instant, puis un sourire éclatant fendit son visage.
— Morgrave Crownfall, dit-il en se redressant lentement. Je ne suis plus un inconnu pour toi. Tu promets donc de—
— Assez ! l’interrompis-je, toussotant.
La cicatrice sur mon ventre me lança une vive brûlure ; je me raidis et me mis à gigoter.
— Dégage, bon sang ! m’énervai-je, sans masque ni détour.
Morgrave fit mine d’être offensé, mais se leva aussitôt. Je me redressai maladroitement, grelottant sous le froid qui mordait. Il fit un geste pour épousseter ses vêtements, puis ramassa ma redingote et me la tendit.
— Tu devrais prendre un bon thé chaud, dit-il simplement.
J’empoignai mon manteau sans cérémonie, frottant mes mains gelées contre le tissu.
— Je ne veux pas de ton thé, grognai-je.
— Je ne te laisserai pas seul après ce que tu as failli faire, répondit-il.
Je levai les yeux, la colère prête à jaillir.— Je ne t’ai jamais demandé de me sauver ! m’exclamai-je. J’avais un plan, et tu l’as tout bêtement ruiné !
Il fit un pas vers moi ; sa carrure me parut alors presque menaçante. Je reculai d’un pas, ce qu’il remarqua aussitôt. Il s’immobilisa et leva les mains, geste désarmant.
— Je ne te ferai pas de mal, dit-il doucement. Viens boire un thé dans mes appartements. Une heure, pas plus. Si, après, tu veux encore te jeter, je ne t’en empêcherai plus.
Son offre, étrangement, avait quelque chose d’apaisant. La dernière fois que j’avais daigné entrer chez quelqu’un, cela m’avait coûté cher — trop cher. Mon hésitation dut se lire sur mon visage, car sa voix s’adoucit encore :
— Allez… s’il te plaît. Un thé, une heure. C’est tout ce que je demande.
Je soupirai, puis inclinai la tête, lentement.
— Soit, dis-je. Je te suis. Montre-moi le chemin.