Raclements de chaises, conversations hurlées, choc de plats contre les tables, le brouillard auditif assurait à chacun son intimité.
« Je n’ai plus droit de visiter les archives de la police. Sans cet accès, les analyses de cas seront impossibles. Je ne peux pas décemment demander à quelqu’un de retranscrire des dossiers entiers et je ne saurais à qui de toute façon. Je ne suis pas très populaire à l’académie. »
Devant le festin de Médée, Murielle préféra laisser son croûton au fond de son sac. L’odeur de l’argent répandue sur une tranche de pain frais du jour. Pâté de canard, crudités, jambon, un délice pour ses narines qui ne connaissaient que le sec et le flétri.
« Personne n’aime être confronté à sa médiocrité. Chaque fois que tu ouvres la bouche, tu leur rappelles la leur. »
Murielle détacha résolument son regard du pâté de canard que Médée étalait sur la mie moelleuse.
Non, ses mâchoires n’étaient pas crispées. Certainement pas. Ses dents ne grinçaient pas non plus.
« Ça ne les dérange pas quand c’est toi. Pourtant, tu vis sur la septième plate-forme, tu es douée pour les études et cultivée. »
Médée émit un son inélégant.
« Je viens d’une famille très riche. Par caprice, je peux les condamner à vivre dans les faubourgs. Je ne suis pas soumise aux mêmes règles que toi. » Elle marqua une pause, sourit comme si une idée géniale traversait soudain son esprit. « Je pourrais faire révoquer ta sanction avant qu’elle n’entre en vigueur. »
Murielle ramena toute son attention sur son interlocutrice. Médée Montemayor, fille de l’actuel comte de Beaurivage. Si la révolution avait rendu leurs titres caducs, les anciennes familles nobles restaient fortunées. Au cœur d’un ovale ouvert trônaient deux yeux calculateurs et un sourire charmeur encadrés de cheveux longs à la raideur suspecte. Ongles impeccables, calme improbable, le mouvement incessant de ses mains suggérait un besoin de parler et un talent pour communiquer. Ses manières trahissaient sa nature joueuse et son désir de contrôle. Maigre récolte, mais le sang de Murielle était trop riche en aga. Plus grand le manque, plus grande sa facilité à lire l’âme des gens.
Motivations suspectes.
« Est-ce moi ou tu ne t’embarrasses pas de transitions ? »
Médée haussa les épaules en contemplant son repas.
« Ça dépend de la personne et des circonstances. Aurais-tu préféré que je tourne autour du pot une demi-heure ? »
Murielle arracha douloureusement son regard du pâté de canard.
Une autre aurait décidé dans l’insouciance la plus complète.. Elle… Murielle agonisait dans un océan d’indécision.
Trop de conséquences possibles.
Elle serait redevable à Médée. Le mot se répandrait qu’on la protégeait. On la haïrait encore plus pour l’aide qu’elle recevrait.
La corde qu’on lui lançait la sauverait-elle ou la pendrait-elle ? En route pour le fond du gouffre, elle n’avait pas le loisir de vérifier.
« Quel est ton prix ? » demanda-t-elle enfin.
Le visage de Médée pétilla d’amusement.
« Je n’ai rien en tête. Toi et moi voguons sur des océans très éloignés des autres élèves officiers et j’en ai marre d’être seule à bord de mon navire. Je ne désire pas cultiver leur compagnie, ils n’en valent pas la peine. Toi, c’est autre chose. Ton potentiel est bien réel. Je me contenterai donc de ton âme, » conclut-elle en croisant les mains sur la table.
Calme comme l’eau qui dort. Les faveurs des riches n’étaient jamais exemptes de prix ?
On a toujours le choix. Cliché éculé. Elle pouvait accepter ou dire adieu à ses études. Les autres alternatives n’étaient pas légales.
Remonter vers la lumière ou pendre au bout d’une corde.
Les poils se dressèrent sur sa nuque. Sa main se crispa sur la table.
Une seule décision possible. Un service en échange de son âme.
« Si tu peux le faire, je t’en serai reconnaissante. »
Les mots franchirent ses lèvres comme une rivière à travers la digue d’un castor. La bouche de Médée s’incurva en un lent sourire, témoin muet de son triomphe inéluctable. Murielle exécrait demander de l’aide. Elle inspira profondément pour retrouver son calme élusif.
« Tu ne manges pas ? » lui demanda la jeune noble.
Les arômes du pain et du pâté se fondaient dans les effluves de friture en un magma écœurant. Murielle sortit son quignon et y planta les dents. La croûte craqua, un fragment de schiste qui répandit dans sa gorge une poussière asphyxiante d’un genre que Médée n’avait jamais dû approcher. Les secondes s’étirèrent, mais le brouhaha resta insuffisant pour couvrir le silence qui s’était glissé entre elles.
« Tu ne seras jamais policière, Médée, que fais-tu ici ? »
Le visage de Médée se ferma et elle réalisa qu’elle avait utilisé le même langage que Léonard. Belle façon de chasser un moment oppressant. Murielle plongea brièvement la tête dans sa main.
« Tu viens d’une famille fortunée et tu n’auras jamais besoin de travailler. Si une noble rejoint la police, les tabloïds jaseront. Tes parents ne seront pas d’accord. »
« Mon père paie. Sers-toi de ta tête. Tu connais la réponse. »
Gifle verbale bien méritée.
Calme comme l’eau qui dort.
Elle ne s’était jamais posé la question. Elle aurait dû le faire avant.
« Intelligence et indépendance, » dit-elle.
Un sourire froid et forcé passa sur les lèvres de Médée.
« Deux qualités qu’on ne cultive pas chez les femelles reproductrices. On attend de nous l’idiotie décorative. Je serai un poids pour mon père jusqu’à ce qu’il renonce à me trouver un mari d’un rang social convenable. Je devrai travailler. J’ai choisi la police. Les pourboires y sont fameux, paraît-il. »
Un sourire terne se dessina sur ses lèvres trop rouges.
Les gens joignaient les forces de l’ordre pour les pots-de-vin, pas par passion du métier.
Mais une femme qui vivait sur la septième plate-forme ne descendait certainement pas sur la troisième pour s’enrichir.
-Le personnage de Médée est intéressant : on sent chez elle une attirance pour l’interdit et les zones grises de la loi. J’ai hâte de la voir fleurter avec l’interdit.
J’ai tout de même partagé la même interrogation que Cléo concernant ses motivations à rejoindre la police : est-ce une contrainte familiale, une façon de se trouver une occupation en attendant le mariage ? Ou bien une stratégie pour contribuer à l’enrichissement de son père ?
-À propos de la phrase « Mais une femme qui vivait sur la septième plate-forme ne descendait certainement pas sur la troisième pour s’enrichir. », je ne l’ai pas tout à fait comprise comme Cléo. Pour moi, cela signifiait plutôt que Médée choisirait la voie d’une policière corrompue, opérant dans les quartiers aisés, afin d’y accepter les pots-de-vin les plus avantageux.
-« Le visage de Médée se ferma et elle réalisa qu’elle avait utilisé le même langage que Léonard. » cette allusion ne m’a pas dérangé. Notamment car Léonard nous a été présenté comme un véritable connard, le ton employé par Murielle s’accorde donc bien à l’image du personnage telle que décrite sur ces derniers chapitres.
Sinon pas de problème de lecture, tout était parfaitement fluide et compréhensible.
A bientôt !
Merci de ton retour; content que tu apprécies le chapitre!
Je ne sais pas si tu t'es mise à hésiter à me challenger sur les passages qui te semblaient moins clairs ou réussis, mais ces challenges me forçaient à réfléchir pour être certain que mon choix était le bon. Ils étaient les bienvenus et le seraient toujours.
Cléooo et toi avez toutes deux des interrogations légitimes sur le personnage de Médée. Je suis content de ne pas y répondre aujourd'hui... Mouahaha :P
Je suis assez heureux que Cléooo et toi ayez deux lectures différentes du passage concernant la "descente" sur la troisième plateforme. Pour moi, l'important n'est pas que vous en fassiez la même lecture maintenant, mais que vous fassiez la même le jour où vous aurez toutes les informations en main. Ça laisse de l'espace pour théoriser jusque là et le lecteur actif est plus intéressé par la suite que le lecteur passif.
Concernant Médée qui se ferme, comme je disais à Cléooo, une phrase de Boucher (identique, même phrasé) est disparue et ce passage a moins de sens qu'avant. Je dois le changer légèrement.
Merci encore pour ta lecture et à bientôt!
Mais je voulais pas te presser xD
Bon, le personnage de Médée m'intéresse. Elle danse un peu sur la frontière du cliché à mon avis, mais j'aime un cliché quand il est utilisé à bon escient donc cette remarque n'est pas négative.
Ses aspirations capricieuses m'inspirent en tout cas, et son froid recul sur sa situation m'impressionne.
Du coup elle m'intéresse. Je me demande si elle s'intéresse sérieusement à Murielle parce qu'elle la trouve au-dessus du lot ou si elle y trouve un intérêt particulier. Sûrement un peu des deux, à voir vers quel côté le curseur sera poussé.
Quelque chose qui me semble un peu se contredire :
"Je serai un poids pour mon père jusqu’à ce qu’il renonce à me trouver un mari d’un rang social convenable. Je devrai travailler. J’ai choisi la police. Les pourboires y sont fameux, paraît-il." -> ici j'entends que son père pourrait lui couper les vivre si elle ne se plie pas au mari convenable.
"Mais une femme qui vivait sur la septième plate-forme ne descendait certainement pas sur la troisième pour s’enrichir." -> ici ça sous-entendrait que quoi qu'il arrive, elle n'aurait pas besoin de gagner sa vie.
Autres remarques :
- "Non, ses mâchoires n’étaient pas crispées. Certainement pas. Ses dents ne grinçaient pas non plus." -> yep :D
- "Le visage de Médée se ferma et elle réalisa qu’elle avait utilisé le même langage que Léonard." -> j'ai un peu buté sur cette phrase. Je pense que c'est un peu rapide pour qu'on ait une nette idée de ce qu'est le langage de Léonard. Peut-être mieux préciser ?
Je te dis à bientôt ! :)
En fait, tu viens d'attraper un effet pernicieux du processus de révision. Une phrase de Léonard Boucher, où il disait directement à Médée qu'elle ne serait jamais policière, a disparu. La phrase qui t'a fait butté n'a simplement plus de sens en l'état actuel du texte. Je devrai réparer ce passage, merci de l'avoir remarqué!
Le sous-entendu au sujet de Médée est volontaire, de même que la contradiction apparente. Médée et Murielle n'ont pas le même point de vue sur l'avenir de Médée. Merci de le souligner, je crois que je dois clarifier le passage.
Semaine chaotique ici aussi, j'avoue.
À bientôt aussi!