Chapitre 7 : Au beau milieu de la nuit

ROYAUME D'INDEYA

De nombreuses heures après le crépuscule, la princesse arpentait les étagères de l'immense bibliothèque du Palais des Lumières. Dans cette pièce, le surnom du château lui apparut encore une fois comme une évidence. La grande pièce au haut plafond et aux larges fenêtres vitrées était baignée dans la lueur blafarde de la lune, si bien qu'en son centre, où trônait une table, elle pouvait y voir presque comme en plein jour. Elle imaginait que dès que le soleil se levait, cet endroit devait être un véritable puits de rayons dorés, tout le contraire de la petite bibliothèque où elle avait suivi les cours de son précepteur dans le palais des Ospales. Cette petite salle sombre et lugubre dans laquelle elle avait pourtant passé de nombreuses nuits semblait crier à tous de s’enfuir à toutes jambes. À l’inverse, la grandiose bibliothèque du Palais des Lumières incitait quiconque à y passer des années entières, véritable ode au savoir et à la connaissance.

Elle ne tarda pas à trouver une étagère remplie de grimoires qui traitaient de l'Histoire des Sept Royaumes. Elle se concentra sur ceux abordant l'épineuse question du Royaume de Percée, pays le plus fermé et le plus secret de tout le Continent. Elle n'avait jamais connu le roi Richard qui y avait régné en dictateur sanglant pendant plus de trente ans. Il était pourtant son oncle, frère du roi Léon. Jusqu’à présent, les légendes et rumeurs lui avaient paru suffisantes, si bien qu'elle n'avait jamais ressenti l'envie de les vérifier.

« Les Malédictions de la Magicienne Sans Coeur »

Lut-elle sur la tranche d'un épais manuscrit recouvert de cuir bleu. Curieuse, elle extirpa le livre d'entre ses pairs et soupira en découvrant le nom de son auteur : le Dévoué Valmec. Jamais auparavant elle ne s'était permis de juger les hommes qui vouaient leur vie au culte du Dieu de l'Amour Devon, mais celui-ci était différent. Le Dévoué Valmec était précédé par une réputation peu recommandable ; tantôt appelé la Plume du Roi, tantôt le Chien de Percée, il était connu avant tout pour écrire ce que le roi Richard lui ordonnait d’écrire. Ni plus, ni moins. Mais la curiosité étant plus puissante encore que le pragmatisme, la princesse Jade s'autorisa à feuilleter le livre qui était censé recenser les méfaits de la légendaire Magicienne Sans Coeur. Elle recherchait la mention des Années Sombres. Il relevait de l'évidence que les Années Sombres, narrées par le sous-fifre du roi de Percée, aurait une bien différente définition que celle que lui donnaient les libres penseurs, mais le mensonge en disait souvent autant que la vérité.

« Au terme d'une collaboration équitable à l'initiative de Sa Majesté, la vile Magicienne oublia l'accueil que lui avait offert si généreusement le roi pendant toutes ces années et commit la pire des trahisons. Le jour du baptême de la princesse Juliette, la Magicienne Sans Coeur condamna l’enfant au trépas, le jour de ses dix-huit ans. Alors débuta le combat de la famille royale contre Crudelis, la Magicienne Sans Coeur, pour sauver la princesse Juliette. Ce combat dura dix-huit années et ces années furent si noires, si dures qu'elles devinrent aux yeux de tous les Années Sombres. »

Jade fronça les sourcils. l'Intendante du Palais lui avait tenu un tout autre discours quelques heures plus tôt, décrivant les Années Sombres comme la période ayant précédé la naissance de la princesse Juliette, et non pas les années suivant son baptême. À sa connaissance, la princesse Juliette n'était d'ailleurs pas plus décédée qu’elle-même. Cette « condamnation au trépas » ne paraissait que peu crédible. Sceptique, elle se saisit d'un second ouvrage, cette fois-ci rédigé par un historien bien connu, originaire du Royaume de Crystallide, qui avait été quant à lui Penseur des dieux de la Sagesse. Elle fut tout de suite rassurée par la croyance de cet auteur, car elle vénérait elle aussi une divinité de la Force de la Sagesse : Augusta, Déesse de l’Intelligence. Pour achever de la convaincre, le titre de ce livre respirait l’objectivité. Alors elle se lança dans la lecture de « Les Années Sombres du Royaume de Percée : mythes et vérités ».

« Quelques vingt-cinq années avant l'apparition de celle que l'on nomma la Magicienne Sans Coeur au baptême de la princesse Juliette, le Royaume de Percée connut une ère de sécheresse et de tempête sans précédent, engendrant famine et maladies. Elle était si puissante qu’elle sembla se propager au-delà des frontières ; d'Est en Ouest et du Sud au Nord, sans épargner un seul village. Les forces de la Nature apparaissaient avoir totalement abandonné le Continent ; des tornades et vagues monstrueuses furent observées jusqu'au Royaume de Galvin, et ce sans que jamais personne ne fût capable d'en expliquer l'origine. Théories et légendes se répandirent comme une pandémie incontrôlable dans tout le Continent, mais nul ne semblait détenir la Vérité absolue, si bien que ni la cause ni la conséquence de telles catastrophes furent jamais élucidées. La seule chose qui est à ce jour avérée est la dénomination de cette période délaissée des dieux : les Années Sombres.

Loin de nous la prétention de détenir la vérité concernant cet épisode, nous nous contenterons donc d'esquisser une temporalité des évènements et d'énoncer les arguments avancés par les différents historiens au soutien de leurs théories. Nous commencerons par la plus plausible et répandue des théories : celle de la disparition de la Magicienne Sans Coeur. »

Jade approcha un peu plus la bougie qu'elle tenait dans sa main gauche pour relire une dernière fois cette ligne. Voilà une chose dont elle n'avait que peu entendu parler pendant son instruction. Elle connaissait évidemment la légende de la Magicienne Sans Coeur, femme aux pouvoirs incommensurables, qui punissait les hommes de toute offense commise contre une femme en se glissant dans leur lit pour chuchoter des mots maudits à leur oreille. Après la publication de ces contes horrifiques, le rire glacial de la Magicienne Sans Coeur hantait les rêves de tous les petits garçons. Elle avait été transformée en l’argument parfait prouvant incontestablement qu’une femme ne devait pas détenir de pouvoir. Pour le bien de tous.

Les Années Sombres correspondaient donc à cette période d'absence suspecte de la Magicienne. Le Dévoué Valmec parlait d'« accueil chaleureux » du roi Richard « offert » à la Magicienne. Mais si ce roi n'avait, comme le disait la rumeur, réellement rien à envier à la mère de Jade, accueil chaleureux était probablement synonyme de séjour dans les geôles. Partant de ce postulat, nul besoin d’un génie pour comprendre que la Magicienne avait probablement été retenue prisonnière pendant tout ce temps. Ainsi donc, selon la doctrine savante la plus répandue, les Années Sombres avaient débuté par l'enlèvement et la séquestration de la Magicienne Sans Coeur par le roi Richard, et s'étaient terminées par l'apparition et la fuite de celle-ci lors du baptême de la princesse Juliette. Et si ces Années Sombres avaient duré quelques vingt-cinq années, et que Gina en avait bel et bien vingt-huit, alors elle devait être née exactement au commencement des Années Sombres, pendant la période la plus instable et chaotique. Sans doute était-elle née d'une famille d'artisans ou de paysans, dans la campagne de Percée, près des Montagnes du Chagrin peut-être, dans la Forêt Infinie, ou…

— On peut savoir ce que vous faites là au beau milieu de la nuit ?

La princesse Jade fut secouée par un sursaut si violent qu'elle en laissa tomber le manuscrit, mais par chance, la bougie ne lui échappa pas des mains. Dans un geste furtif qu'elle espéra invisible dans la pénombre, elle s'empressa de dissimuler la lettre qui lui servait de marque-page en la fourrant à l'intérieur de sa manche. Lentement, elle se tourna vers la voix, toute proche, qui lui avait caressé l'oreille. Elle reconnut instantanément la propriétaire de cette voix rauque lorsque la faible flamme de la bougie se refléta dans des yeux couleur d'orage.

— Je n'ai pas moins de raison que vous de me trouver ici à cette heure.

— Je ne dois pas préserver ma forme et ma santé pour un mariage dans moins de sept jours, moi, grommela Gina.

— Je suis touchée par votre inquiétude, répliqua Jade dans un sourire narquois. Mais je peux vous assurer que le jour de mes noces se déroulera à la perfection.

— Vous lisiez quoi ? demanda Gina, cachant son intérêt derrière un ton cassant, les yeux fixés sur le manuscrit.

— Vous êtes bien curieuse, railla la princesse, se penchant pour recueillir le livre.

Alors qu’elle s’apprêtait à le remettre à sa juste place, elle fut interrompue par la main agile de Gina qui lui déroba le manuscrit.

— Je ne pensais pas que vous prêtiez autant d'égard à mes occupations.

— Je n'ai aucun égard pour vous.

Gina lui parlait comme si elle aurait souhaité être partout sauf ici, dans la bibliothèque, devant elle, sous la lumière froide de la lune. Ses sourcils noirs formaient une courbe irrégulière sur son front alors qu'elle tentait de déchiffrer les pages à l'aide de la lueur trop lointaine et vacillante de la bougie.

— Hmm.

— Ça veut dire quoi « hmm » ? cracha Gina, agressive et défensive à la fois.

— Absolument rien. Asseyez-vous donc, l'invita-t-elle, désignant la grande table de bois d'un geste gracieux de la main. Vous serez plus aise pour lire le livre que vous m'avez si poliment arraché des mains.

Gina demeura silencieuse mais ne manqua pas de lui asséner un regard scintillant de haine, qui ressemblait à s'y méprendre aux regards tout aussi hostiles du Premier Ministre. À la différence que celui-ci avait des yeux naturellement plus chaleureux que ceux de Gina, qui semblaient être faits de foudre. Pourtant, cette dernière estima le conseil judicieux car elle se dirigea sur la pointe des pieds, sans jamais quitter des yeux la princesse, vers la longue table rectangulaire. Jade prit place en face de la femme aux cheveux ébouriffés, qui tentait de se replonger dans sa lecture. La future reine avait généreusement déposé sa bougie au centre de la table, se réfugiant ainsi dans une obscurité rassurante qui lui laissait tout le loisir d'observer la décoratrice du palais.

— Pourquoi vous lisez ça ? demanda cette dernière au bout de quelques minutes, oubliant presque de prendre un ton désagréable.

— Pour parfaire ma connaissance de l'Histoire. Nous allons accueillir dans moins de deux mois les souverains de Percée, et je ne connais rien de l'histoire de leur royaume. C'est fâcheux. Je me devais d'y remédier.

— Y remédier ? En plein milieu de la nuit ?

— Il n'y a point d'heure pour apprendre.

— Si vous ne passiez pas vos journées à m'espionner, vous auriez plus de temps pour apprendre sans avoir besoin d'aller à la bibliothèque au beau milieu de la nuit.

— Mais vous qui n'espionnez pas le jour, que faites-vous donc dans la bibliothèque au beau milieu de la nuit ?

— Vous sous-entendez que je vous espionnais ?

— Absolument pas, se défendit Jade, écartant les bras en signe d'abandon. Peut-être faisiez-vous également des recherches sur le roi qui a fait de vous une moins que rien.

C’était un dangereux pari qu’avait fait Jade à cet instant précis. Elle n’avait en réalité aucune idée si le roi Richard avait eu un contact assez rapproché avec Gina pour influer sur sa vie. La jeune femme avait très bien pu grandir dans les campagnes, loin de la capitale. Mais Jade connaissait les chiffres : plus de la moitié de la population d’un royaume vivait à la capitale et était au service direct de la famille royale. La rage et la hargne de Gina indiquaient un passé troublé, empli d’une souffrance et d’une frustration que même les taches de peinture ne pouvaient cacher. Un passé qui aurait très bien pu se dérouler à la Bastille Noire. Les cicatrices sur ses bras et à la base de sa nuque n’étaient pas le fruit d’un labeur de paysanne. Alors Jade avait tenté le tout pour le tout ; elle avait une chance sur deux. Si Gina n’avait jamais mis les pieds à la capitale, si elle n’avait jamais rencontré le roi Richard, elle lui rirait au nez. Jade serait certes humiliée, mais soulagée. Cependant, la réponse ne tarda pas à venir, et comme Jade le craignait, elle fut tout autre.

Un éclair transperça les prunelles grises de Gina, puis tout se passa très vite, si vite que le temps lui-même peina à suivre son cours. D'un revers de la main, la jeune femme envoya valser la bougie qui atterrit à plusieurs mètres de la table, flamme éteinte. Puis, elle se jeta en avant tel un fauve enragé fondant sur sa proie, volant presque au dessus de la table. Elle percuta de plein fouet la princesse, dont la chaise bascula en derrière. Le tout heurta le sol dans un fracas monumental. Jade reprit sa respiration avec difficulté et retint un gémissement lorsqu'elle sentit une douleur aiguë lui traverser le dos de bas en haut, mais elle fut vite absorbée par autre chose que sa peine. Sur sa poitrine, bloquant l'arrivée de l'air, était perchée Gina, ses cuisses enfermant sa taille et ses mains enroulées autour de sa gorge, lui rappelant une situation dangereusement similaire.

— Je sais pas pour qui vous vous prenez, ni ce que vous voulez, gronda-t-elle, son haleine chaude s’écrasant sur le visage de Jade. Mais vous êtes pas aussi innocente que vous le paraissez. Je le vois dans vos yeux de serpent, siffla-t-elle alors qu'une de ses mains venait encadrer la mâchoire de la princesse. Vous avez peut-être réussi à berner tout le château avec vos grands airs et vos sourires, mais pas moi. Vous êtes aussi fourbe qu'une vipère. Vous voulez le pouvoir, comme les autres. Mais si vous tentez la moindre chose contre le roi, vous aurez affaire à moi.

— Ne vous en faites pas, murmura Jade dans un demi-sourire. Le Premier Ministre veille le roi comme un chien de garde. Même si j'en avais l'intention, je n'aurais aucun moyen de l'atteindre. Et sachez aussi que je n'en ai aucunement l'intention. J'ai un grand respect pour le roi Christian, comme j'en avais pour la reine Katherine. Jamais je ne…

— Taisez-vous, vipère, la coupa Gina, sa voix chargée d'une colère sourde, plaquant une main moite sur la bouche de la princesse. Ne prononcez pas le nom de la reine, vous en êtes pas digne. Le Premier Ministre se méfie de vous comme de la déesse du Néant. Et moi, j’crois qu’il a raison.

Jade voulut se défendre, plaider encore son absence de mauvaise intention, mais elle ne réussit qu'à produire de misérables bafouillages étouffés par la main de Gina, qui intensifia un peu plus la pression sur ses lèvres. Elle fut définitivement forcée au silence lorsque la jeune femme se pencha sur elle, et colla son front contre le sien. Elle murmura son ultime menace à travers ses doigts, chaque mot s'engouffrant dans la bouche de Jade dans un souffle brûlant.

— Mais vous… Sachez que personne ne vous hait autant que moi.