Le vent fait tourbillonner quelques flocons épars, qui se désintègrent avant même de toucher le sol. Les cheveux et la robe de Lucine sont couverts de petites paillettes blanches. Elle n’a pas de manteau, pas d’écharpe. Et pourtant, elle ne frissonne pas.
Le soir est tombé depuis longtemps. Les réverbères disposés à intervalles réguliers démultiplient les ombres des deux marcheuses. Lucine n’essaie pas de se dégager. Elle laisse Gwen s’accrocher à elle et la guide. Elles parcourent les rues en silence.
Gwen est encore abasourdie. Le monde autour d’elle semble pâteux et angoissant, comme si elle pouvait se réveiller d’un instant à l’autre. Ce rêve n’a aucune saveur onirique. Il a juste cette boule anxieuse qui grandit dans la poitrine et finit par réveiller en sursaut le dormeur. Et pourtant, Gwen aimerait qu’il dure toujours. Elle a tant voulu que Lucine vienne la voir ainsi. Ce malaise et cette confusion sont de toute façon préférables à son quotidien. Elle veut rester avec Lucine.
Elle connaît par cœur le chemin qui mène à sa belle maison. Et pourtant, son esprit se perd entre les confettis blancs, les ombres mouvantes, la morsure du froid et l’odeur de Lucine. La route est bien trop courte. Elles y sont déjà.
Lucine tend la main pour ouvrir le portail, et Gwen lâche à regret son poignet. La grille métallique grince doucement, et ce son discordant vient se heurter contre l’esprit de Gwen. Le silence est rompu. La magie également. Ne reste que le malaise de suivre Lucine jusqu’à chez elle sans comprendre ce qu’elle peut bien vouloir. Était-ce vraiment une bonne idée ?
Elles parcourent les graviers dans un crissement régulier. Elles gravissent ensemble les quelques marchent du perrons. Les fenêtres dégagent une lumière chaleureuse et accueillante, qui contraste étrangement avec le gris et le froid dans lequel est plongé le jardin. Lucine trouve ses clés dans la poche de sa robe d’un mouvement souple. Elle ouvre la porte d’entrée avec un cliquetis.
« Maman ! Je suis rentrée ! Je ramène Gwen ! »
Gwen est brièvement étourdie par la bouffée de chaleur qui s’échappe du hall d’entrée. La lumière vive, les odeurs de cuisine… tout l’agresse, et elle se retient d’une main contre le mur tandis que Lucine ferme la porte derrière elle. Le tapis de fourrure bleue est doux et caressant. La maison est propre, rangée, parfaitement à sa place.
Lucine se dirige vers la table de la salle à manger, et Gwen la suit. Tout est exactement comme dans son souvenir. Les meubles n’ont pas changé. Il n’y a aucune nouvelle photographie, aucune nouvelle décoration, pas la moindre trace d’usure sur le papier peint.
La mère de Lucine paraît, souriante dans son tablier beige. Elle tient une spatule à la main et dégage une forte odeur de crêpes.
« Salut les filles ! Je suis heureuse de te revoir, Gwen ! J’ai presque fini la cuisson, vous pouvez mettre la table. »
Lucine s’affaire, fait des aller-retours entre la cuisine à la salle à manger. Gwen l’imite systématiquement. Elle ne parvient pas à parler ni à réfléchir. De temps à autre, une crêpe saute dans la poêle. Elles finissent par s’asseoir à table et attendre. La voix de la mère de Lucine leur parvient nettement.
« Au fait, Lucine. Ton père a appelé. Il voudrait t’emmener au ski la deuxième semaine de février. »
« Non. »
Lucine parle sans animosité, sans colère, sans rancœur. Comme si c’était simplement une évidence.
« Je m’en doutais. Tu le rappelleras quand même demain ? »
Lucine ne répond pas. Gwen est ébahie. Elle a déjà vu cette même scène se dérouler devant ses yeux de nombreuses fois. Alors, rien n’a changé ?
Pourtant, elle ne parvient pas à se sentir à l’aise. Elle n’a plus son sourire d’enfant. Elle n’ose plus blaguer pour détendre l’atmosphère. Elle n’ose même plus parler, de peur que ce moment surréel s’efface aussi vite qu’il est apparu.
Une grande assiette blanche recouverte d’une montagne de crêpes paraît.
« Et voilà ! »
La mère de Lucine semble ravie. Elle pose son assiette sur la table et reprend.
« Je sais qu’il y en a beaucoup trop, mais on en mangera aussi au petit-déjeuner ! »
« Merci, maman. »
Lucine prend une crêpe et commence à la recouvrir de confiture de mirabelle. Sa confiture préférée. Gwen ne l’a pas oublié. Elle prend une crêpe à son tour, et, d’un geste presque automatique, y verse du sucre. Elle s’apprête à la manger, mais Lucine l’interrompt joyeusement.
« Attends ! Maman, tu veux bien nous prendre en photo ? »
« Bien sûr ma chérie ! »
Gwen n’a pas le temps de réagir. Lucine tend son téléphone à sa mère, se rapproche et passe une main autour de son épaule. Gwen parvient à sourire sincèrement avant que le flash ne clignote brièvement. Lucine récupère son téléphone et observe le résultat.
« Oh, elle est géniale cette photo. »
Gwen se penche pour regarder à son tour. Les cheveux de Lucine lui caressent légèrement l’épaule. L’odeur vanillée de son shampoing lui fait tourner la tête. Il lui faut quelques secondes pour parvenir enfin à se concentrer sur l’écran.
Lucine est souriante, enjouée et charismatique. Elle sait poser, et son corps est entièrement tendu vers l’appareil. Elle a l’air sincèrement heureuse de cette soirée crêpes. Gwen, quant à elle, affiche un petit sourire timide. Son regard légèrement étonné est tourné vers Lucine. Cette photo respire étonnamment l’affection et la tendresse. Pourtant Gwen est mal à l’aise dans ce salon, assise à cette table sans bien comprendre ce qui lui arrive. Et Lucine, après ce bref instant d’amitié, a retrouvé son attitude froide et distante. D’où vient cette chaleur que l’appareil a capturé ?
« Gwen, ça te dérange si je la poste ? »
Lucine la regarde d’un air assuré. Gwen cligne des yeux quelques secondes sans comprendre. La poster ? Pourquoi Lucine voudrait-elle montrer à tous ses amis qu’elle passe du temps avec une personne comme elle… ?
« Je… Non, ça ne me dérange pas. »
Lucine pianote sur son écran. Une petite sonnerie retentit, et Gwen sort son téléphone de sa poche. La photo est là, légèrement retouchée. Les couleurs sont plus vibrantes, l’ambiance encore plus chaleureuse. Lucine a commenté « Rien de mieux que de renouer avec une amie d’enfance ! ». En quelques secondes, un nombre impressionnant de personnes réagissent à cette publication.
Gwen range son téléphone et mange sa crêpe en silence pendant que Lucine et sa mère discutent de leur prochaine sortie shopping. Elle n’a jamais compris quel métier pouvait bien faire cette femme. Elle gagne beaucoup d’argent.
Gwen essaie de rassembler ses esprits pour analyser la situation. Mais son cœur bat à tout rompre, l’empêchant d’aligner plus de deux pensées cohérentes. Ce soir, à cette table, Lucine n’accorde pas plus d’attention à Gwen que durant les mois précédents.
Après seulement deux crêpes, Lucine propose de monter. Gwen a le ventre noué. Impossible de manger dans cet état. Elle accepte. Lucine embrasse sa mère et entraîne son amie dans l’escalier étroit de cette maison trop lumineuse.